Une épaisse fumée noire s’échappe d’une barricade en feu et s’élève dans le ciel de Zarzis. Dans cette rue du quartier de Souihel, de nombreux jeunes se sont réunis pour protester, suite à la disparition d’une embarcation et de ses occupants partis de la ville côtière à la fin du mois de septembre pour rejoindre l’Italie. “Plusieurs personnes originaires d’ici sont mortes”, explique Ahmed (prénom modifié), attristé, debout sur son vélo. “C’était nos amis”.

Crédit : Nissim Gasteli

Ailleurs dans Zarzis, plusieurs manifestations sporadiques ont lieu et les tensions sont fortes. Au centre-ville, d’autres rues sont bloquées par des jeunes avec des pneus brûlés. Devant la municipalité, les pêcheurs et les proches des disparus réclament des explications aux autorités sur les circonstances du naufrage et l’absence d’identification des corps. Les familles veulent savoir la vérité sur la disparition de leurs enfants. La majorité d’entre elles ne savent toujours pas ce qui est arrivé à leurs proches ni où se trouvent leurs corps.

Les pêcheurs en première ligne

Au matin du 21 septembre, l’embarcation avec 18 personnes à bord a quitté les côtes tunisiennes pour rejoindre l’Europe. Après plusieurs jours sans nouvelles, leurs familles, inquiètes, décident d’agir.  “Nous avons été contactés le 23 septembre par les familles”, relate Hela, membre du réseau Alarm Phone, une ligne téléphonique pour les personnes en détresse en mer, accessible 24h/7j.

Nous avons immédiatement contacté les garde-côtes tunisiens ainsi que le MRCC [NDLR: centre de coordination et de sauvetage] de Tunis et de Rome. Nous leur avons fourni toutes les informations que nous avions et nous leur avons demandé de mener une opération de recherche. Mais nous n’avons reçu aucune réponse,

témoigne-t-elle.

Après les alertes lancées par les familles, les pêcheurs ont été les premiers à réagir. En l’absence d’actions concrètes des autorités, ce sont eux qui sont sortis à la recherche des corps des disparus, mettant en pause leur activité économique.

C’est fort, c’est un vrai acte politique. C’est une forme d’autogestion, les citoyens s’organisent par eux-mêmes,

estime Walid, habitant de Zarzis.

Depuis 2011, les pêcheurs de la région se sont souvent retrouvés en première ligne pour sauver les personnes migrantes en situation de détresse en mer. Plusieurs d’entre eux ont reçu une formation spécifique prodiguée par Médecins sans Frontières et le Croissant-Rouge. En août 2018, six d’entre eux dont Chemsedine Bourassine, président de l’association des pêcheurs de Zarzis, ont été arrêtés à proximité de l’île italienne de Lampedusa après avoir remorqué un bateau de personnes migrantes en détresse.

Chemseddine Bourassine. Crédit : Hammadi Lassoued

”Nous sommes sortis vers Djerba et au-delà vers Kerkennah”, détaille Chemsedine Bourassine. Le 10 octobre, les pêcheurs ont retrouvé huit corps au large des côtes tunisiennes, sans pouvoir déterminer si ces personnes sont bien celles parties le 21 septembre. “Les corps ont passé au moins deux semaines en mer. Ils sont décomposés”, relate un témoin. Après plusieurs jours, les pêcheurs ont fini par abandonner les recherches. “On a ratissé partout, ça ne sert plus à rien”, souffle un pêcheur.

Outre les corps récupérés par les pêcheurs, trois autres sont retrouvés sur le littoral du sud tunisien. Celui d’une femme est retrouvé sur une plage de l’île de Djerba mercredi 5 octobre. Il est formellement identifié par ses proches comme appartenant à Malek grâce à son bracelet. Et sa présence confirme le naufrage.

Enterrements autorisés, sans tests ADN préalables

À Souihel, assis à la table d’un café à quelques dizaines de mètres des barricades, Karim allume une cigarette, le regard vide. Le zarzisois d’origine pleure sa femme et sa fille disparues dans le naufrage. Il réside en Italie où elles devaient le rejoindre. Lorsqu’il a appris la nouvelle, il est rentré pour les rechercher.

Rassemblement populaire devant le siège de la délégation de Zarzis. Crédit : Hammadi Lassoued

“Ils enterrent les personnes, sans même savoir qui elles sont”, s’exclame-t-il, révolté contre l’action des autorités. En effet, au moins quatre corps ont été inhumés dans le cimetière des Jardins d’Afrique, sans test ADN ni possibilité pour les familles de les identifier. L’information a été confirmée à Nawaat par le délégué de la ville de Zarzis, Ezzeddine Khelifi. “Les autorités n’ont pas procédé à des analyses pour identifier les corps car les familles des victimes pensaient que leurs enfants étaient encore vivants”, se défend le délégué de la ville, précisant que le procureur de la République a donné son autorisation.

Le cimetière où les corps ont été enterrés est généralement réservé aux inconnus et étrangers qui sont placés là sans identification. “C’est injuste de procéder ainsi, qu’ils soient Subsahariens, Tunisiens, Syriens”, déplore Karim. Le corps de sa femme a finalement été identifié à Gabès, mais il reste sans nouvelles de celui de sa fille. Pour les autres familles, l’attente et l’absence d’informations est insoutenable.

Ces dernières ont exigé que les corps soient exhumés et que des tests ADN soient réalisés. Face à la pression, les autorités ont fini par accepter. Des médecins légistes tentent actuellement d’identifier les corps. D’après les résultats des tests ADN effectués sur ces derniers ainsi que sur les familles des victimes, trois des quatre corps exhumés appartiennent à des disparus du naufrage du 21 septembre, a annoncé l’agence TAP, ce vendredi 14 octobre. Sept autres tests sont encore en cours.

Les autorités pointées du doigt

Les familles réclament des clarifications aux autorités, afin qu’elles puissent retrouver les corps de leurs proches et faire leur deuil. “Pourquoi ne sont-ils pas capables de faire un point de presse tous les jours à la même heure pour nous donner toutes les informations dont ils disposent ?”, s’interroge un proche d’une famille endeuillée devant la municipalité de Zarzis. “Ce contexte où les autorités ne donnent aucune information ne fait qu’empirer les choses et suscite la colère des familles, ce qui se comprend”, estime Hela d’Alarm Phone.

Crédit : Hammadi Lassoued

De plus, le manque d’information contribue à la propagation des rumeurs. À Zarzis et sur les réseaux sociaux, de nombreuses rumeurs circulent sur le nombre de corps retrouvés, l’état d’avancée des recherches ainsi que sur la responsabilité des autorités dans ce naufrage. L’incapacité des autorités à mener des missions de recherche des corps est aussi vivement critiquée.

C’est une prérogative de l’État, mais ce sont les citoyens, en l’occurrence les pêcheurs, qui se retrouvent à remplir cette mission. Ce n’est pas la première fois que les pêcheurs se retrouvent à faire ça. En décembre 2021, les pêcheurs étaient déjà sortis chercher des personnes disparues,

se souvient Hela.

Les jeunes sont aussi mobilisés. À proximité des lieux de pouvoir comme la municipalité ou les sièges de la garde nationale et de la police, des barricades sont érigées avec des feux de pneus et de débris, de jour comme de nuit.

Symbole de ce mécontentement général, malgré les annonces publiques faites par les autorités, le gouverneur de Médenine Saied Ben Zayed ainsi que le délégué de la ville de Zarzis, Ezzeddine Khelifi ont été chassé de la ville, vendredi 14 octobre, sous les insultes et les jets de pierre des habitants.