On le savait déjà, mais on en a eu la confirmation mardi 4 octobre 2022 : être lanceur d’alerte en Tunisie, le pays d’où est partie l’étincelle du «Printemps arabe», supposé être un modèle en matière de fonctionnement démocratique et de respect des droits de l’homme et des libertés, est une fonction à haut risque. Comme le démontre les mésaventures de six d’entre eux présentés ce jour-là à la presse par la Ligue Tunisienne de Défense des Droits de l’homme et le Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT), cet engagement expose ceux qui le prennent –et leurs proches- à diverses formes de pressions et de sanctions.
L’illusion d’une volonté politique
D’après les statistiques de l’Instance Nationale de Lutte Contre la Corruption (INLUCC), on compte plus de 800 lanceurs d’alerte qui ont cru que leur pays s’était engagé sérieusement dans ce combat.
En dépit du manque de collaboration des gouvernements successifs avec l’INLUCC dès sa création en 2011, certaines initiatives pouvaient en effet faire illusion et faire croire que la Tunisie nouvelle est déterminée à traquer toutes les formes de malversation et à protéger ceux qui contribuaient à cette lutte.
Il y a d’abord, outre le discours tenu par les gouvernements successifs depuis 2011 sur ce thème, la création d’un ministère de la Bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption –qui a depuis disparu de la circulation-, l’organisation d’évènements sur cette thématique, à savoir la journée du lanceur d’alerte –célébrée le 6 mars, et qui ne l’a pas été cette année- et d’un Congrès national de la lutte contre la corruption –annuel, mais qui ne s’est pas tenu depuis deux ans.
Ensuite, la promulgation en décembre 2019 de deux décrets renforçant le dispositif juridique de la lutte contre la corruption. Le premier entre dans le cadre de l’application des dispositions de l’article 3 de la loi organique n°2017-10 du 7 mars 2017, relative au signalement des faits de corruption et à la protection des lanceurs d’alerte. Il fixe les conditions et les modalités d’attribution des avantages aux structures publiques et privées adoptant les meilleures pratiques reconnues à l’échelle nationale et internationale dans le domaine de la prévention et de la lutte contre la corruption.
Le second (n° 2019-1124 du 9 décembre 2019) porte sur la «fixation des mécanismes, des modalités et des critères d’attribution d’une récompense pécuniaire aux lanceurs d’alerte». Penser à gratifier quelqu’un, suppose non seulement qu’on accepte mais qu’on apprécie ce qu’il fait, du moins en théorie.
Enfin, l’annonce en mars 2020 par l’INLUCC du lancement de l’application «IN’Ballagh» et la création d’un Centre d’assistance d’écoute et d’assistance psychologique et juridique aux lanceurs d’alerte.
Mais force est de constater aujourd’hui qu’au fil des ans, le fossé entre le discours et l’action en matière de lutte contre la corruption n’a cessé de se creuser. A ce jour, peu de corrompus ont été jugés et condamnés. Et lorsque cela s’est produit, c’est très souvent parce qu’ils sont politiquement dans le mauvais camp.
Double peine
En ce qui concerne les lanceurs d’alerte, l’attitude de l’Etat à leur égard va de l’indifférence à la connivence avec les personnes et organismes suspectés de malversations. C’est ce à quoi les six lanceurs d’alerte présentés mardi 4 octobre ont été confrontés. Bien que venant de différents organismes, ces lanceurs d’alerte ont en commun le fait de subir une double peine. Punis par leurs employeurs, ils sont au mieux ignorés par l’Etat censé les protéger.
Hela Bachtobji, Achraf Ben Aïcha, Hana Ayed, Daoud Khadhraoui, Haithem Beltaief et Hatem Ressaïssi travaillaient respectivement pour la Fédération tunisienne des sports aéronautiques et les activités associées, sous tutelle, du ministère de la Jeunesse et des Sports, la Société Nationale des Chemins de Fer de Tunisie (SNCFT), la Société de recherches et d’exploitation des pétroles en Tunisie (Serept), la Société Nationale de Cellulose et de papier Alfa (SNCPA), le ministère des Affaires étrangères et la Cour des comptes.
Chacun d’entre eux a pointé du doigt des soupçons de malversations et de corruption et en a informé qui de droit. Après avoir été confrontés au refus de cette dernière de les écouter, voire à son hostilité, la plupart des lanceurs d’alerte sont allés frapper à d’autres portes, à commencer par les ministères de tutelle.
C’est ce qu’ont fait Hala Bachtobji, Charfeddine Ben Aïcha, Hana Ayed, Daoud Khadhraoui, et Haithem Ben Letaïef. Mais cela n’a servi à rien. Même quand la tutelle prend une mesure en leur faveur, elle n’est pas appliquée. Et il arrive même que leur démarche se retourne contre eux.
Daoud Khadhraoui, qui affirme avoir sollicité «tous les ministres» qui se sont succédé, est le seul parmi les six lanceurs d’alerte dont le ministère de tutelle a reconnu qu’il est victime d’une injustice. Mais on lui a dit «qu’on n’a pas de solution pour vous».
Hana Ayed affirme avoir été confrontée à des manœuvres dilatoires. Alors qu’elle a demandé à rencontrer le ministre de l’Industrie, des Mines et de l’Energie, on lui propose dans un premier temps son directeur de cabinet. «Finalement, c’est avec le responsable du bureau des relations avec le citoyen que le contact a eu lieu». Après de multiples courriers, «la ministre de l’Industrie a décidé ma réintégration et de m’accorder des dédommagements». Deux décisions qui n’ont pas été appliquées à ce jour, selon elle.
Recours à la présidence
En désespoir de cause, les lanceurs d’alerte finissent parfois par se tourner vers le président Kais Saied. Ils sont d’autant plus convaincus qu’il va leur rendre justice, que le locataire du Palais de Carthage a fait de la lutte contre la corruption sa priorité absolue, du moins dans ses discours. Hana Ayed, Daoud Khadhraoui et Haithem Beltaïef ont emprunté cette voie.
A la première on a dit : «le président a visé votre dossier, prenez contact avec la présidence du gouvernement». Celle-ci l’oriente vers son antenne au centre urbain nord, où elle est renvoyée vers La Kasbah. «Je leur ai dit que c’est La Kasbah qui m’a orientée vers vous. Ils m’ont alors répondu que mes dossiers ne leur sont pas parvenus», affirme Hana Ayed.
Daoud Khadhraoui a lui aussi envoyé un courrier à la présidence de la République. Une première réponse lui est venue du ministère de l’Industrie, des mines et de l’énergie : «Le PDG a le droit de vous licencier». Et ce dernier lui aurait jeté à la figure : «le président de la république n’est pas mon patron».
Haithem Beltaïef s’est lui aussi tourné vers la présidence de la République. Il lui a adressé «tout le dossier» concernant les différents cas de malversations qu’il avait dénoncés. Mais l’ancien fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères ne semble pas se faire beaucoup d’illusions quant au résultat de sa démarche. Car, il est convaincu que «le premier ennemi que le lanceur d’alerte croise, c’est l’Etat. Et le premier obstacle, c’est la justice».
Donc visiblement, la Tunisie est loin d’être devenue un enfer pour les corrompus et un paradis pour les lanceurs d’alerte. Un point de vue que Béchir Labidi et Lassaad Dhaouadi, respectivement secrétaire général de la Ligue Tunisienne de Défense des droits de l’Homme (LTDH) et conseiller fiscal, partagent.
Béchir Labidi constate que les gouvernements successifs depuis 2011 ont brandi le slogan de la lutte contre la corruption mais que « les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes. La corruption n’a pas été traitée en profondeur. De ce fait, elle ne constitue plus un cas mais un système».
Le secrétaire général de la LTDH rappelle que «nous avons remis au président de la république les rapports de toutes les instances de contrôle qui n’ont pas été transmis à la justice et lui avons dit que la lutte contre la corruption commence par-là ».
Plus direct et radical, Lassaad Dhaouadi estime que «la corruption est devenue une industrie en Tunisie», que «l’Etat tunisien en est devenu un fabricant» et que, fléchette décochée en direction du président Saied, «la corruption ne se combat pas avec des discours populistes mais avec des réformes».
Enfin, le conseiller fiscal a une pensée pour les lanceurs d’alerte. Il leur conseille de porter plainte collectivement auprès de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (UNDOC) et du Conseil des droits de l’homme. Ce qui, le cas échéant risque de coûter très cher à la Tunisie –ne serait-ce qu’en termes d’images-, car «elle ne respecte pas la Convention des Nations unies contre la corruption[1], qui impose la protection des témoins, lanceurs d’alerte, experts, etc.».
Favorable à une solution tunisienne, Brahim Missaoui, président de l’Association Tunisienne de lutte contre la corruption, propose, lui, au président Kais Saied[2] de réactiver l’INLUCC qu’il avait fermée en août 2021, en y injectant du «sang neuf», en l’occurrence les représentants d’institutions «ayant de l’expérience en matière de protection de l’argent public ».
NOTES
[1] Que la Tunisie a ratifié en 2008.
[2] Déclaration au quotidien de langue arabe «Achourouk», en date du 10 octobre 2022.
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