Le monde retient son souffle. A l’aube du 24 février 2022, les troupes russes ont déferlé sur les territoires ukrainiens, annonçant l’émergence d’une nouvelle donne internationale. Et les répercussions de l’invasion ne se limiteront pas au niveau politique. Les conséquences se font durement ressentir sur le plan économique, bouleversant les fragiles équilibres énergétiques et affectant la sécurité alimentaire de nombreux pays. Alors même que ces Etats s’apprêtaient à renouer avec la croissance, après deux ans et demi de stagnation causée par la pandémie du Covid-19.

Quand le président russe Vladimir Poutine a annoncé, mardi 20 février, son intention d’envahir l’Ukraine, les indicateurs économiques internationaux ont commencé à s’affoler. Les places boursières ont vacillé. A Hong-Kong, l’indice Hang Seng a reculé de 3,2%, tandis que le Dow Jones a chuté de 1,5% à New York, alors qu’à Paris, le CAC 40 a baissé de 3%. Et les bouleversements récents risquent également d’affecter la Tunisie. Pour ses approvisionnements en blé, notre pays est en effet fortement dépendant de l’Ukraine et de la Russie. Cependant, la crise ne concernera pas seulement notre sécurité alimentaire, mais touchera bien d’autres secteurs.

Relations tuniso-ukrainiennes : des débuts prometteurs

La Tunisie a établi des relations diplomatiques avec l’Ukraine en vertu d’un protocole signé le 24 juin 1992 à Kiev. Et ces dernières années, les relations entre les deux pays avaient commencé à connaître un développement et une diversification remarquables. Une commission mixte intergouvernementale sur la coopération économique commerciale, scientifique et technique a été instaurée en vertu d’un accord, signé le 7 décembre 1993 à Tunis. Et dès 2016, les deux pays ont conclu une série d’accords de coopération. Ainsi, une équivalence est automatiquement accordée aux diplômes ukrainiens dans les spécialités scientifiques, à l’exception de la médecine. Les procédures d’obtention d’un visa ukrainien depuis la Tunisie ont été simplifiées. Depuis le 26 avril 2016, un vol direct assure la liaison entre les deux capitales, histoire d’encourager notamment l’afflux des touristes. Ainsi, 11 mille touristes ukrainiens ont visité la Tunisie en 2016. Et ce chiffre a doublé l’année suivante, atteignant les 23 mille. Il était même question, en 2017, d’installer dans notre pays une usine d’Ukravauto, un constructeur automobile ukrainien.

En 2019, la coopération s’est élargie au secteur bancaire, à travers la signature d’un protocole d’accord entre la Banque centrale d’Ukraine et son homologue tunisienne. L’objectif étant de développer un cadre de coopération et d’échange de connaissances en matière de politique monétaire, de réglementation des changes, et de communication. L’accord a été signé le 5 septembre 2019 à Kiev, par le gouverneur de la Banque centrale tunisienne, Marouane El Abassi.

En février 2021, à l’issue d’une réunion entre l’ancien ministre tunisien de la Défense Ibrahim Bertagi et l’ambassadeur d’Ukraine à Tunis, il a été question de poser les jalons d’une coopération militaire dans les domaines du développement, et de la formation, en particulier en médecine. Par ailleurs, des efforts ont été déployés pour faire connaitre les produits tunisiens dans ce pays d’Europe de l’Est. Dans ce contexte, la Fédération tunisienne des artisans et des petites et moyennes entreprises a organisé à Kiev, du 26 octobre 2021 au 03 novembre 2021, un salon des produits tunisiens.

Sécurité alimentaire tributaire de la stabilité ukrainienne ?

La guerre lancée par Moscou aura des conséquences sur la coopération bilatérale tuniso-ukrainienne, et risque d’affecter l’approvisionnement tunisien en céréales. Car la Tunisie dépend à 80% des marchés russe et ukrainien en ce qui concerne ses importations de céréales. Notre pays importe à hauteur de 60% de sa consommation en blé auprès de ces deux pays, et en particulier de l’Ukraine. L’année écoulée, la Tunisie a importé 984 mille tonnes de blé ukrainien contre 111 mille tonnes de blé russe.

Or en 2022, la Tunisie aura sans doute des besoins accrus en céréales, en raison de la sécheresse, des changements climatiques, et de l’aggravation des problèmes structurels du secteur agricole. A cet égard, le ministère du Commerce a assuré disposer d’un stock de blé tendre couvrant les besoins jusqu’à fin juin prochain, précisant que les provisions de blé dur et d’orge suffiront jusqu’à la fin mai. En outre, le ministère a déclaré qu’il s’adressera à l’Argentine, l’Uruguay, la Bulgarie et la Roumanie pour s’approvisionner en blé tendre, et à la France pour l’orge fourragère.

Cependant, l’attaque russe contre l’Ukraine remet en question la sécurité alimentaire tunisienne, alors que le cours mondial des céréales pourrait grimper de 50%. Le jeudi 24 février, les contrats à terme sur les cargaisons américaines de blé et de maïs ont enregistré leur niveau d’échange le plus élevé. Le prix du soja utilisé dans les huiles végétales a également enregistré son plus haut niveau depuis 2012. Et à quelques semaines à peine du mois de Ramadan, la pénurie commence déjà à se faire ressentir. Voici que les grandes surfaces restreignent les ventes de pâtes et de farine. Les clients ne sont autorisés à acheter qu’un nombre limité de paquets.

Envolée des cours de l’énergie

La question de l’énergie est également gravement affectée par la crise russo-ukrainienne. Le prix du baril de pétrole a franchi la barre symbolique des 100 dollars. Côté tunisien, cela entraînera une inflation encore plus rapide, surtout avec la décision du ministère tunisien de l’Energie de réduire progressivement les subventions sur le carburant. Les sanctions occidentales et notamment l’exclusion des banques russes de la plateforme interbancaire Swift pesaient déjà lourds sur les transactions énergétiques. Et voici que les mesures visant les exportations russes contribueront à tendre davantage le marché, en l’absence d’une alternative immédiate.

Certains acteurs du Golfe, notamment le Qatar, tentent actuellement d’exploiter la nouvelle donne énergétique pour répondre aux besoins européens, en coordination avec l’Algérie. A ce niveau, la situation n’est pas complètement dénuée d’avantages pour la Tunisie. Notre pays pourrait tirer profit de l’augmentation de sa part des flux de gaz algérien transitant par le gazoduc traversant le territoire tunisien. Les pertes engendrées par l’envolée des cours de l’énergie pourraient ainsi être en partie compensées.

Cependant, la crise énergétique qui se profile affectera significativement l’équilibre de nos finances publiques. L’Etat tunisien, dont le budget a été estimé sur la base d’un prix du baril à 75 dollars, devra refaire ses calculs. D’autant plus que d’importantes ressources en devises seront désormais consacrées aux importations d’énergie. Surtout quand on sait qu’une hausse d’un dollar du prix du baril de pétrole coûte à l’État environ 140 millions de dinars.

Par conséquent, le déficit énergétique et alimentaire entraînera au niveau tunisien une hausse des charges de la caisse de compensation et davantage d’inflation. Le secteur du tourisme déjà sérieusement malmené ne sera pas à l’abri. Avant la déferlante du Covid-19, quelque 633 mille touristes russes et 29 mille ukrainiens avaient visité la Tunisie en 2019, contre respectivement 2279 et 1299 en 2020. Difficile d’imaginer leur retour en 2022, alors que le monde se rétablit progressivement de la pandémie. La guerre russo-ukrainienne et les sanctions économiques risquent donc aussi d’ajourner encore une fois le retour à la normale du tourisme tunisien. Pas de quoi renforcer la position de la Tunisie dans ses négociations actuelles avec le Fonds monétaire international (FMI).