Il y aurait dans le nouveau film de Hamza Ouni l’exigence d’une démarche documentaire qui ne transige avec rien, ou presque. Mis en chantier dès 2005, Le disqualifié est le fruit d’un accompagnement moulé dans une longueur de vue. C’est du côté de Mohamedia, à une vingtaine de kilomètres de Tunis, qu’Ouni récidive avec son bâton de pèlerin dévoué. Au bout du compte, quinze ans de tournage en totale complicité avec le protagoniste, Mehrez Tahar, qui tente de tirer son épingle du jeu social. Derrière la façade digne de celui qui se surpasse, le jeune homme épris de théâtre ne se berce pas d’illusions. Les premiers plans donnent le ton : le dos mordoré par le soleil du couchant, les mains ciselant l’espace ; puis les yeux droits dans l’œil de la caméra, quelque chose de rebelle résiste en lui, n’était ce crachat qui nous balance dans les gencives ce qui lui ronge le cœur. Nous, spectateurs, le recevons en pleine poire telle une caution du réel qui nous met face à une violence invisible, rejetée en périphérie. S’il répond à l’effort de recentrer une figure de la même marge qu’El Gort, ce film signe toutefois une passation de regard.

La représentation en jeu

Sans doute pertinente dans l’intention, cette passation n’en reste pas moins l’expression d’un regard qui ne se dérobe pas à son devoir : documenter les siens, ses amis. Face à l’adversité, le compagnonnage de Mehrez domine ici : au café, avec les copains accros aux matchs et à la course hippique ; à la maison de la culture  où, avec d’autres jeunes de sa troupe de théâtre amateur, ils répètent leur pièce ; ou encore sur les hauteurs environnantes de la ville, pendant les soirées d’ivresse qui troquent leur lot de violence pour une rage vengeresse. Peut-être que, entre d’autres mains, le film en resterait au ras d’une sociologie surveillant ce qui transpire du réel cabossé. Mais la logique qui lui préside n’est pas celle du constat, ou si peu. En effet, dans cette géographie des marges urbaines, Ouni s’intéresse beaucoup moins à ces vies que le sort trimballe entre plages de glandouille et spleen tenace, qu’à la topographie d’une trajectoire individuelle et à ce qui, en elle, tente d’échapper au fatum. Pourvu d’une épaisseur stylistique absente d’El Gort, qui suivait sur six ans les travaux et les jours chez deux jeunes de la paille et des camions, Le disqualifié déplace bien la rampe quand il s’agit d’accentuer une visée de regard plus intime.

Car Mehrez n’est pas seulement du côté de ceux qui regardent ; personnage, il est aussi du côté de ceux qui sont regardés. Les enjeux de la représentation sont dès lors posés. C’est le jeu qui donne la note : parce qu’ils font du théâtre à leurs heures perdues, ces jeunes déplacent le regard sur une scène des marges qui ne se soucie pas de clamer son nom. La séquence d’ouverture, tournée en 2005, où Mehrez parodie un entraîneur commentant la qualification de son équipe de football, rend compte d’une distance teintée d’autodérision qui ouvre les sujets filmés à un champ de représentation qui leur est dénié. Cette mise en scène, où Ouni n’a pas barre sur ses images, allège certes le poids envahissant de son contexte politique. Mais elle démontre que ce portrait n’est pas accessoirement politique. Ce qui est demandé à la représentation, c’est de démarquer cet écart qui colle à la peau de Mehrez: autour de lui, on traîne une marginalité sous des ciels bas. Performée, improvisée, la représentation apparaît conquise sur la fatalité sociale, tout comme la parole, dite ou rappée, remonte à la surface en fragilisant la pression ambiante. Là où le geste parodique renverse l’ordre des visibilités, la marge devient une scène égalitaire où le point de vue se procure les avantages d’un mode de représentation décalée.

C’est cette dimension que Le disqualifié adopte, en partie, dans un tramage intime entre la vocation de Mehrez et les préoccupations personnelles qui viennent lui faire écho. À côté des représentations sur scène, répétitions et coulisses occupent une place importante dans le film, parce que l’immersion nous dévoile certes une part de l’expérience sensible des acteurs, mais aussi parce qu’elle participe d’une dramaturgie d’unisson et de relais d’énergies qui éclosent ça et là. Ici encore, les formes de théâtralité, spontanées ou réfléchies, sont autant de manières de déplacer la rampe, d’exhiber le contrechamp. Face au pouvoir qui voudrait les voir éteints, ces formes intègrent plusieurs échelles de distanciation. Ouni porte ainsi l’attention là où des corps se comportent autrement, à l’image de cette scène où la caméra piste en profondeur de champ les copains de Mehrez entrain de lézarder les digues jusqu’ici étanches d’un portrait de Ben Ali, collé à un mur de la maison de la culture.  Si la distanciation opère nettement ici, au niveau de la représentation, c’est à la fois comme une mise à distance de l’ordre dominant, et comme une prise de distance par rapport au plancher social. Ouni fait de la distanciation sa focale variable qui lui permet de glisser entre la scène et le hors-scène, entre les personnages et le décor, les corps et le lieu. En cela, elle est bien plus qu’un prétexte, dès lors qu’elle sert à inscrire, dans le geste documentaire lui-même, la fiction d’un état de fait contre les faits d’une fiction d’État.

Mais il y a plus. Cette double distanciation ne largue presque jamais les amarres d’une caméra si chevillée au protagoniste qu’elle semble s’en rendre tributaire. En un sens, elle énonce la morale documentaire nécessaire et reconnue comme telle du film. Nécessaire, car la captation à vif s’installe dans un rythme du corps pour acquérir une proximité : la caméra filme dans les pas de Mehrez, et rarement dans son dos, quand il bouge ; au point fixe, elle se maintient à juste distance, avec une certaine frontalité. Reconnue comme telle, car ce qui se joue dans Le disqualifié, c’est aussi le lien que le sujet filmé entretient avec le filmeur. La place d’Ouni, parfois entrevue à l’image, rend compte de la sympathie qui a mis sa caméra en mouvement, non sans quelques grains de sable dans cette expérience au long cours. Et il faut sans doute mettre au crédit du réalisateur l’humilité de ne pas réduire Mehrez à une figure dont l’accompagnement aurait servi à valider une intention de départ. Le contraire aurait peut-être donné une démonstration si le film n’emportait dans ses soutes le refus de prendre l’ascendant sur son sujet filmé.

Une dramaturgie du vécu

Sur la base de ce principe d’écriture, Le disqualifié travaille dans sa durée à raccorder l’immédiateté d’un réel dégraissé et une complexité du vécu qui en rappelle la singularité par sa brèche. Certes, la nuit d’une jeunesse défaite creuse ici le versant intime du quotidien, entre le gros vide du temps qui passe et le grand plein des colères indomptables, où le ton monte parfois subitement et l’échange, en prenant un tour politique, vire en quelques secondes dans une bagarre quasi-mortelle. Mais entre ce temps qui prend à revers le réel, et le temps vidé, il y a déjà eu le temps qui relègue davantage à la marge. Sans distinction entre les grands et les petits événements, rien pour Mehrez ne doit être considéré comme gagné de tout ce qui est advenu – ainsi de la révolution de 2011 qui ne conjure pas la nuit des sans-parts. Car il y a eu encore l’autre temps, celui de l’absence, quand Mehrez disparaîtra à un moment du film après qu’une boulette de cannabis l’ait mené en prison. Cette absence déplace un temps son centre optique, bien que le nom du jeune homme soit convoqué dans les échanges de ses amis. Mais en voulant approfondir ce qui s’y joue, Ouni ne se planque pas dans la valeur refuge d’une affectation de neutralité. Ce qu’il y a de précieux, est qu’il ne se contente pas d’enregistrer ce qui se présente à lui. Et cela tient à une part de méthode : elle réside dans la manière dont Hamza Ouni, entre l’artiste et le tourmenté, prend un peu tout pour tirer là cette absence hors de sa factualité par une mise en situation qu’on croirait, peut-être à tort, plus adaptée au régime de la fiction.

La mise en situation, provoquant le film à sa part de fiction inhérente à toute représentation, ouvre d’une part le passage vers l’intériorité du personnage. C’est qu’une fois les portes de la tôle franchies, le montage règle ses pas sur deux allures : un retour sur l’épisode carcéral s’en trouve pétri par la voix off éraillée de Mehrez lisant une lettre qu’il avait adressée à son copain ; et une danse à laquelle le protagoniste se livre dans la nature. Certes, il n’est pas anodin que cette séquence prenne pour décor un terrain vide, dont les pentes que dévale Mehrez accentuent son mouvement contrarié. Là où la lettre prend en charge ce qui, dans l’épisode carcéral, ne pouvait s’estomper, la danse fait remonter à la surface une résilience, une ténacité qui fait que le corps se redresse face aux forces qui le ploient. Peut-être qu’il y aurait là quelque chose d’émouvant à entendre ce qui n’aurait pu se dire ailleurs, et à voir ce que le temps a pu malgré tout défaire. Mais une des conséquences de cette double distanciation est surtout de délier le geste documentaire d’Ouni de son obligation d’effacer tout ce qui pourrait être regard d’auteur.

Sous un autre aspect de la mise en situation, se joue encore un déplacement de la représentation. Bien que la subjectivité reste ici celle du personnage et non du cinéaste, celle-ci affecte en quelque sorte ses modes de signification. Et c’est en cela que Le disqualifié reprend de la distance à d’autres échelles, celle notamment de la photographie qui, dans cet ordre-là, a toute son importance. Il en va ainsi de la longue séquence dans laquelle Mehrez témoigne de son expérience d’incarcération, où la mise en scène des appels d’air amène à la libération d’un creux dans la parole comme dans l’espace. Entre les répétitions le plongeant dans une quasi-obscurité par la mise au noir de la scène, et ses retrouvailles avec le soleil une fois sorti de prison, la dramaturgie de cette séquence se bâtit sur des rapports de luminosité servant de levier pour rendre l’enchaînement des images favorable à l’articulation du vécu. Là où les plans larges et les découpes en contre-jour extérieur viennent offrir à la silhouette du danseur un mode d’inscription poétique qui tutoie l’adversité et donne corps à la résilience, avec l’usage de la courte focale tout se passe comme s’il s’agissait de restituer une aura à ce corps qui ailleurs en est privé, le nimbant sans le napper afin qu’il conserve cette fragilité qui en fait toute la force.

Néanmoins, si ce choix revient à privilégier une dimension plus plastique que théâtrale, son efficacité loge au moins spectaculaire de la mise en scène. Et c’est là un aspect que le montage prendra soin de travailler, à la fois discrètement et de façon plus ou moins emphatique. Entre les scènes de danse et le quotidien de Mehrez, Ouni retrouve certes une commune mesure entre les effets de mise en scène et l’adhérence presque immédiate d’une caméra reproduisant les symptômes du cinéma direct. Mais c’est grâce au raccord dans le mouvement que le montage aménage le rebond. Haut et bas ont ici quelque chose à voir, notamment dans les scènes où les chutes et les relèves des corps s’enlèvent sur la même gravité : ainsi, la grosse bagarre de nuit et les exercices du jour se prêtent-ils à un raccord dynamique entièrement dévolu aux états du corps. Mais non loin de l’emphase des ombres, l’horizon de mise en scène s’excèdera avec pour fil rouge le tracé de l’après : tandis que la caméra cadre serré Mehrez sur scène, balayant avec la main le temps tailladé sur son visage mutique, des images du 14 janvier à l’avenue Bourguiba viennent se surimprimer en noir et blanc à l’arrière-plan. Certes, le procédé permet de négocier une zone de contact mental entre deux espaces-temps dont le rapport se produit à distance. Mais le télescopage appuie le contraste en condensant le choc des temporalités auquel la représentation soumet le protagoniste. Le contrepoint qui investit celle-ci ne saurait l’établir avec davantage d’économie : et si ces échappées étaient  sans lendemain ?

La distance, à petit feu

Néanmoins, l’erreur serait peut-être de voir dans cette double détente de la représentation autre chose qu’une parenthèse lestée d’une volonté allégorique vite refermée. La distanciation, par la mise en scène de la théâtralité, et la place de la musique ne se font certes pas d’ombre, mais participent d’une perception à la faveur de laquelle les séquences d’ivresse à la nuit tombée trouveront un autre rapport. Entre les moments d’une fête où Mehrez ne pouvait trouver sa place, et ceux qui brisent la chaîne de cruauté en compagnie de son ami handicapé, les éléments contraires de la personnalité de Mehrez se nourrissent sans s’affaiblir : un plan-séquence ouvre une longue parenthèse où l’aspect heurté et confus de la nuit laisse place aux premières lueurs vacillantes de l’aube, parant la ville au loin d’une sorte d’impermanence. À la bordure de cette séquence, où Mehrez lâche prise une bouteille à la main, le film retrouve la beauté d’un vécu dressé face au néant, et qui le paie bien en retour, dans la confusion du réel et des élans rêvés. Ellipse : toujours à l’aube, puis soudain sur scène, Ouni saisit en deux plans longs l’obstination de ce corps encore debout mais qui n’a plus de lieu que le mouvement même.

Filmées à l’état de blocs continus, sous le sceau de la déchéance psychique et physique, ces séquences permettent d’atténuer la rusticité documentaire sans se désinvestir de la captation directe. Sur ce mode composé, Le disqualifié s’attache à capter la tonalité d’une existence où l’exil participe à la fois de la possibilité d’un avenir et de l’incertitude d’un horizon non moins fragile. Car la sortie du territoire dans le cadre d’une tournée à Utrecht en 2015, ne viendra pas seule. Elle entraîne dans ses bagages une relative réparation des torts, dont la caméra d’Ouni est partie prenante: des aires de déréliction du bled aux scènes européennes, Mehrez passe d’une scène de visibilité à une autre, de l’amateurisme à une pratique professionnelle se refusant à ramasser le sens en bloc, et de la déconvenue à une reconnaissance sans écume. Mais si l’exil est cette distance voulue, appelée à effacer une distance imposée, ce ne sera que pour un temps seulement.

Là aussi, rien ne manifeste mieux ce jeu de distanciation que la manière dont la représentation dispose le sujet filmé à redéfinir sa possible place. L’exercice collectif où Mehrez lègue encore son corps au mouvement, le montre alterner les chutes pour ne se relever qu’accoudé sur une chaise à chaque fois remplacée par une autre. C’est peut-être cela l’enjeu que travaille Le disqualifié, en profondeur et en extension : une place dans le monde difficile à conquérir, dans une tension qui côtoie l’alanguissement et avec une énergie qui s’épuise à mesure qu’elle se crispe. Car la ténacité avec laquelle le danseur ne démord pas de sa vocation, n’en est pas moins une alternative qui n’a rien de simple. Le voilà déjà candidat à la dérive quand, de passage à Paris, il s’apprête à suivre son copain dealer. Mais le voilà aussi dépité, téléphone fiché à l’oreille sous la pluie, car, aux dernières nouvelles, son histoire d’amour avec sa copine est recalée à la porte. Si l’exil est cette lame qui aura doublé son destin calciné d’un geste qui vient en bout de parcours replier l’âme éreintée sur une rage rentrée, Le disqualifié rend sensible une distance devenue fracture, non plus entre la scène et son hors-champ social, mais à l’intérieur du protagoniste lui-même.

Le plus fort de ce film loge peut-être à cet endroit, dans une proximité distante qui fait de nécessité vertu, mais qui ne cherche pas à réhabiliter un zeste de gloire contestée, comme s’il s’agissait d’une faveur accordée d’en haut. Au contraire, la caméra capte une résilience au bord de l’abysse et promet d’en être témoin. C’est la maîtrise de ce geste que de laisser émerger une complexité particulièrement incarnée du sujet filmé, avec une certaine économie de moyens sans pour autant renoncer à interroger le pouvoir de la représentation. Nul doute que, de ce long accompagnement, Ouni nous a ramené un des meilleurs documentaires tunisiens depuis 2011.