Car Mehrez n’est pas seulement du côté de ceux qui regardent ; personnage, il est aussi du côté de ceux qui sont regardés. Les enjeux de la représentation sont dès lors posés. C’est le jeu qui donne la note : parce qu’ils font du théâtre à leurs heures perdues, ces jeunes déplacent le regard sur une scène des marges qui ne se soucie pas de clamer son nom. La séquence d’ouverture, tournée en 2005, où Mehrez parodie un entraîneur commentant la qualification de son équipe de football, rend compte d’une distance teintée d’autodérision qui ouvre les sujets filmés à un champ de représentation qui leur est dénié. Cette mise en scène, où Ouni n’a pas barre sur ses images, allège certes le poids envahissant de son contexte politique. Mais elle démontre que ce portrait n’est pas accessoirement politique. Ce qui est demandé à la représentation, c’est de démarquer cet écart qui colle à la peau de Mehrez: autour de lui, on traîne une marginalité sous des ciels bas. Performée, improvisée, la représentation apparaît conquise sur la fatalité sociale, tout comme la parole, dite ou rappée, remonte à la surface en fragilisant la pression ambiante. Là où le geste parodique renverse l’ordre des visibilités, la marge devient une scène égalitaire où le point de vue se procure les avantages d’un mode de représentation décalée.
C’est cette dimension que Le disqualifié adopte, en partie, dans un tramage intime entre la vocation de Mehrez et les préoccupations personnelles qui viennent lui faire écho. À côté des représentations sur scène, répétitions et coulisses occupent une place importante dans le film, parce que l’immersion nous dévoile certes une part de l’expérience sensible des acteurs, mais aussi parce qu’elle participe d’une dramaturgie d’unisson et de relais d’énergies qui éclosent ça et là. Ici encore, les formes de théâtralité, spontanées ou réfléchies, sont autant de manières de déplacer la rampe, d’exhiber le contrechamp. Face au pouvoir qui voudrait les voir éteints, ces formes intègrent plusieurs échelles de distanciation. Ouni porte ainsi l’attention là où des corps se comportent autrement, à l’image de cette scène où la caméra piste en profondeur de champ les copains de Mehrez entrain de lézarder les digues jusqu’ici étanches d’un portrait de Ben Ali, collé à un mur de la maison de la culture. Si la distanciation opère nettement ici, au niveau de la représentation, c’est à la fois comme une mise à distance de l’ordre dominant, et comme une prise de distance par rapport au plancher social. Ouni fait de la distanciation sa focale variable qui lui permet de glisser entre la scène et le hors-scène, entre les personnages et le décor, les corps et le lieu. En cela, elle est bien plus qu’un prétexte, dès lors qu’elle sert à inscrire, dans le geste documentaire lui-même, la fiction d’un état de fait contre les faits d’une fiction d’État.