En Tunisie, 4 femmes sur 5 ont été la cible de violences en ligne, 7 sur 10 ont été traitées de « putes » et 51% d’entre elles ont subi des insultes sur Facebook selon une étude réalisée par le Centre de recherches, d’études, de documentation et d’information sur la femme (Crédif).
En guise de riposte, et dans le cadre du Programme de Promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes en Tunisie «Moussawat», le Crédif a lancé le 19 octobre, en partenariat avec le Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA) en Tunisie, une campagne de sensibilisation sur la violence digitale à l’égard des femmes, qui s’est poursuivie jusqu’au 2 novembre.
Initiée sous le slogan “La violence digitale est un crime #Même_ici_il_sera_poursuivi” (Traduction littréale depuis l’arabe dialectal), la campagne se base sur les résultats de l’étude effectuée en 2019 par le Crédif. Intitulée «La violence contre les femmes dans l’espace digital : Facebook comme exemple», cette étude a été réalisée en se basant sur un sondage et une analyse des pages Facebook les plus populaires en Tunisie, affirme à Nawaat, Najla Allani, la directrice du Crédif.
Dans la continuité de nos travaux sur les violences faites aux femmes, nous nous sommes attelés à la violence cybernétique parce que nous considérons l’espace virtuel comme faisant partie de l’espace public. D’ailleurs la violence cybernétique peut débuter dans la sphère virtuelle et basculer dans l’espace réel comme l’inverse
explique Najla Allani.
La violence cybernétique, pain quotidien des femmes
Répandue, la violence en ligne est devenue pour certaines une fatalité inhérente à leur présence sur les réseaux sociaux. « Toutes les filles ayant un compte Facebook ont vécu une forme de violence cybernétique. Il n’y a qu’à voir leur messagerie « autres » inondée par des suggestions plus ou moins salaces. Il y a aussi des inconnus ajoutés sur sa liste d’« amis ». Avec eux, ça commence par des «Salut, ça va » répétitifs, des « tu es belle, est ce qu’on peut faire connaissance ? » qui si on les ignore ou les rejette vire à des insultes grossières », nous raconte Roua, 23 ans.
Si certaines ont affaire à des inconnus ajoutés sur leurs réseaux sociaux, d’autres sont confrontées à des connaissances et la gêne qui en découle est encore plus scabreuse.
Tu réponds poliment à ses salutations, puis il t’invite à sortir avec lui, tu déclines gentiment mais il revient vers toi plusieurs fois, tu ignores ses messages mais rien n’y fait. Tu as l’impression qu’il te guette. Il y a d’autres avec qui tu parles normalement de tout et de rien et soudain ça bascule dans des insinuations à caractère sexuel. Les inconnus, tu les bloques sans hésitations. Avec les connaissances, c’est plus embarrassant, tu te dis qu’il va se calmer, qu’il finira par comprendre mais en vain,
nous confie Mariem, 32 ans.
« Rayer les femmes de l’espace public »
Le fait de s’exprimer librement sur les réseaux sociaux sur des questions relatives à la chose publique fait aussi de certaines la cible d’attaques personnelles. C’est le cas de Sonya, 42 ans. Politiquement active sur Facebook, elle dit recevoir parfois des intimidations. « Sonya, tu es une pute, je te violerai un jour », lui lance un internaute en réaction à son commentaire dénonçant le harcèlement sexuel sur une publication Facebook. Pour la présidente de l’Association tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD), Yosra Frawes, si le ciblage des femmes actives sur les réseaux sociaux est monnaie courante, il n’est pas pour autant fortuit.
« Le lynchage des femmes qui s’expriment librement sur les réseaux sociaux, des militantes ou des femmes politiques a pour but de rayer les femmes de l’espace public,
affirme Frawes à Nawaat.
Le harcèlement sur les réseaux sociaux peut revêtir une forme plus pernicieuse à travers les menaces à caractère sexuel. Mayssa, 26 ans, ne s’est pas encore remise d’un incident survenu sur Facebook. «Un soir, je reçois un appel tardif d’une amie sur Messenger. Je réponds naturellement en croyant que c’était bien elle mais il s’est avéré que c’était un homme. Il m’a ordonné de me dévêtir et d’ouvrir la caméra sous peine de diffuser des photos de moi nue sur Facebook. J’étais sûre que je n’avais pas de telles photos mais il était tellement menaçant et avait l’air de me connaitre très bien. J’avais peur qu’il balance des photos photoshopées. J’ai raccroché mais il n’a cessé de rappeler. C’était épouvantable. J’étais en sanglots. J’avais un fiancé. J’ai craint le pire. Le lendemain, mon amie m’a informé que son compte a été piraté », se souvient-elle.
Elles sont de plus en plus nombreuses à être victimes de tels agissements, nous affirme Sarra Ben Said, directrice exécutive d’Aswat Nissa. Son association a lancé un appel à témoignage pour les victimes de violences cybernétiques. « Souvent les problèmes proviennent d’un ex copain ou fiancé qui menace de diffuser des photos compromettantes de la victime. Désemparées et ayant peur de leurs familles, ces femmes viennent solliciter l’aide d’Aswat Nissa», renchérit-elle. Appelé revenge porn, cette menace de rendre publique des photos érotiques d’une personne sans son consentement est très courante, souligne également Yosra Frawes dont l’organisation prend en charge les victimes de telles formes de violence sur internet.
Ines Trabelsi, psychiatre, psychothérapeute et sexologue dresse le profil de la proie idéale pour les auteurs de la violence cybernétique :
Nous avons affaire à des victimes ayant un caractère assez passif. Elles sont inexpérimentées, immatures et n’ayant pas suffisamment confiance en elles. Beaucoup d’entre elles sont des adolescentes.
Quant à l’agresseur, elle le décrit comme un « pervers, qui pour gagner la confiance de sa victime, se montre intéressé par sa personne avant de commencer à lui demander des photos de plus en plus intimes. Certaines victimes cèdent. Mais le chantage continue en demandant toujours plus. En bloquant son compte pour arrêter ce cercle vicieux, il la pourchasse avec d’autres faux comptes ».
Pour mettre fin à une violence cybernétique, les victimes bloquent généralement leurs agresseurs. « Or elles doivent faire une capture d’écran de la discussion, la faire notifier chez un notaire et porter plainte », plaide Sarra Ben Said.
Que dit la loi ?
La loi 58 datant de 2017 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes n’évoque pas explicitement la violence cybernétique, ce que regrette la directrice générale du Crédif. Elle souligne que d’après leur étude, 95% de victimes de violences cybernétiques ne portent pas plainte. Elle avance que la lenteur des procédures judiciaires dissuade certaines de recourir à la justice.
Ayant participé à l’élaboration de la loi 58, la présidente de l’ATFD raconte les circonstances de la non inclusion de la violence cybernétique dans ladite loi.
En relevant l’omission de la violence cybernétique, on nous a rétorqué qu’une loi sur la cybercriminalité en général va être adoptée prochainement suivant une approche genre. A l’époque, cette réponse nous a rassurées. Comme toujours, rien n’a été fait depuis et c’est fort regrettable,
s’indigne Yosra Frawes.
Et elle poursuit en condamnant « des lois archaïques régissant cette question à l’instar du Code pénal et du Code de la communication, devenus anachroniques ». « La violence cybernétique nécessite un cadre juridique qui la définit, détaille ses formes, ses effets et place surtout la victime au centre de la procédure judiciaire. Malheureusement, actuellement les victimes ne peuvent pas en vertu de la loi 58 obtenir une ordonnance d’un juge d’instruction pour arrêter une campagne de lynchage sur Facebook ou pour supprimer au plus vite une vidéo. La justice tunisienne n’est pas mise à jour pour traiter ce type de dossier très particulier qui requiert une certaine technicité», déplore Frawes.
En l’absence d’une mention claire de la violence cybernétique, les faits sont qualifiés selon le pourvoir discrétionnaire des juges, note la présidente de l’ATFD. Pour accompagner les victimes de violence cybernétique, l’ATFD met à leur disposition une avocate de l’association si elles souhaitent porter plainte. Quant à l’association Aswat Nissa, elle leur fournit, en partenariat avec Avocats sans Frontières (ASF), des conseils juridiques.
Autre voie empruntée par l’ATFD : le contentieux stratégique. « Si la victime le demande, nous rendons publique l’affaire en mettant en place une compagne médiatique et un plaidoyer. Nous avons agi ainsi pour défendre Bochra Bel Haj Hmida, Leila Toubel ou encore la militante féministe Wafa Frawes contre les campagnes de lynchage et de dénigrement dont elles étaient victimes sur les réseaux sociaux », explique-t-elle.
Ena Zeda : un nouveau tournant
En optant ou pas pour la voie judiciaire, certaines qui se disent victimes de différentes formes de violences y compris la violence sur internet ont décidé de briser le mur du silence autour de cette question à travers la publication de leurs expériences sur le groupe et la page Ena Zeda. Lancés dans le sillage du mouvement mondial #MeToo, ces espaces dédiés aux violences faites aux femmes ont hébergé de nombreux témoignages. « Nous recevons une dizaine de témoignages par semaine », nous confie Sarra Ben Said dont l’association Aswat Nissa gère le groupe #EnaZeda regroupant 40 mille abonnés.
La page Ena Zeda est gérée par un collectif qui se présente comme « un groupe de citoyennes et activistes féministes tunisiennes indépendantes épuisées de se sentir discriminées, harcelées, constamment en danger dans les espaces publics comme privés », selon l’une de ses représentantes Najma Kousri Labidi.
En octobre 2019, la page a été lancée suite à l’affaire Zouhair Makhlouf, député accusé de harcèlement sexuel et d’atteinte à la pudeur preuves à l’appui. Le public avait besoin de preuves pour ouvrir les yeux sur la réalité de notre société. Et cette fois, il a été servi. Les témoignages se multiplient depuis,
déclare Kousri Laabidi.
Elle nous confie qu’en moins d’un an, la page regroupe plus de 60 mille abonnés dont 63% de femmes. Plus de 2500 témoignages qui ont été à ce jour lus près de 43 millions de fois. La militante féministe tient à préciser que la page Ena Zeda est totalement indépendante du groupe portant le même nom. « En ce qui nous concerne, c’est un espace safe et il y a des règles à suivre pour publier un témoignage et aussi pour commenter. Nous pensons que demander à une victime de partager son vécu, puis de la laisser se faire lyncher n’est pas un acte militant, mais amateur », fustige-t-elle.
La co-gestionnaire de cette page comme celle du groupe Ena Zeda insistent sur la libération de la parole des femmes et de certains hommes victimes de violences. La violence cybernétique est fortement présente dans ces espaces communautaires à travers les publications de témoignages appuyés par des captures d’écran des discussions sur Messenger. « Nous avons la conviction que le silence ne fait qu’amplifier la douleur. En partageant leurs souffrances et en les décrivant, les survivant.e.s ne se sentiront plus seul.e.s et le monde comprendra mieux l’horreur à laquelle nous sommes confronté.e.s », estime Najma Kousri Labidi.
Et la présomption d’innocence ?
Les réseaux sociaux véhiculant la violence cybernétique sont devenus ainsi des espaces de dénonciation publique. Mais étaler ce qui relève de la vie privée sur la sphère virtuelle est-il éthique ? Révéler publiquement l’identité du présumé agresseur bafoue-t-il la présomption d’innocence de ce dernier ? Sous d’autres cieux, certaines féministes, à l’instar de la philosophe féministe Elisabeth Badinter, mettent en garde contre cette éventuelle dérive. Aswat Nissa se défend en précisant que la révélation de l’identité du présumé agresseur se fait toujours à la demande du témoignant qui assume les éventuelles poursuites judiciaires. Pour Sarra Ben Said, le principal problème en Tunisie était la remise en cause systématique des récits des victimes. « En publiant les preuves, nous aidons à mieux reconnaitre leur souffrance », plaide-t-elle.
Quant au collectif de la page Ena Zeda, elles estiment que « les violences sexuelles que les femmes subissent au quotidien doivent être de l’ordre du public. Confiner ces violences à l’espace privé, c’est renforcer la culture du silence. Ena Zeda croit la parole des victimes. Elle est ouvertement du côté des victimes et non du côté des agresseurs. Par ailleurs, nous encourageons toujours les survivantes à porter plainte même si nous sommes pleinement conscientes que l’écrasante majorité d’entre elles ne le feront pas car elles ne font pas confiance au système judiciaire tunisien qui défend la domination masculine ».
Pour la féministe et juriste Monia Ben Jémia, « nommer l’agresseur permet de prévenir d’autres de ses potentielles victimes. Il est de bonne guerre de dire son nom mais il faut prévenir les victimes qu’elles peuvent être poursuivies pour diffamation », explique-t-elle à Nawaat. Elle appelle par ailleurs à créer des associations spécialisées pour chaque forme de violence :
Il est important de nommer le viol, l’inceste, le harcèlement, la violence cybernétique et que les associations se spécialisent dans la prise en charge de chaque forme de ces violences.
Si certaines femmes n’hésitent plus à parler de la violence cybernétique qu’elles subissent sur les réseaux sociaux, certains hommes se murent dans le silence. Pour Chawki, « parler du harcèlement de la part d’un autre homme demeure tabou. Si c’est une femme qui harcèle, je pense que ça touche à l’égo des hommes dans le sens où ils sont habitués à faire le premier pas ». Même son de cloche du côté d’Amine, 30 ans : « Se plaindre publiquement d’un harcèlement cybernétique venant d’un homme ou d’une femme n’est pas un trait très masculin. À l’avance provocatrice d’un internaute, je riposte par des propos insultants avant de le bloquer. Et ça s’arrête là », dit-il.
La nécessité d’une prise en charge adéquate
Choisir de parler publiquement de son agression n’est pas dénué de conséquences pour les victimes. Certaines peuvent subir de nouveau une forme de violence cybernétique à travers des commentaires culpabilisants ou des jugements déplacés, met en garde docteur Ines Trablesi. Elle souligne les vertus salvatrices de la libération de la parole de la victime mais qui doit se faire auprès d’un expert. Yosra Frawes abonde dans ce sens : « Quand on ouvre une plaie, il faut être outillé pour la soigner », lance-t-elle en insistant sur la nécessité d’une prise en charge adéquate des victimes.
En effet, la violence cybernétique a des effets nocifs sur les victimes. Selon l’étude du Crédif, 78% des victimes vivent dans un état d’anxiété, 94% ont des difficultés à communiquer avec leurs familles, 44% ont rompu leurs liens sociaux. D’après Docteur Ines Trablesi, « les victimes de violence cybernétique peuvent sombrer dans une anxiété inhibitrice. Elles culpabilisent, limitent leurs interactions sociales ou développent une stratégie d’évitement. Face aux chantages de leurs agresseurs, certaines deviennent dépressives. Et à long terme, cela peut influer sur leur vie relationnelle et affective. D’où la nécessité de prendre en charge au plus vite les victimes ».
A travers la campagne du Crédif, Najla Allani appelle à sensibiliser les éducateurs au fléau de la violence cybernétique auprès des plus jeunes. Dans ce cadre, la psychiatre met l’accent sur la nécessité de l’éducation sexuelle.
Dès 7 ans, l’enfant doit connaitre ses parties intimes et ne pas se laisser toucher ou les exposer à d’autres. Quant aux adolescents, les parents doivent les informer sur le phénomène de la violence cybernétique et contrôler leur usage des réseaux sociaux,
plaide Docteur Trabelsi.
La violence cybernétique entre les adultes est pour la spécialiste la séquelle d’une éducation sexuelle défaillante dès l’enfance, qui a engendré des frustrations et des images erronées sur la sexualité. La violence cybernétique questionne également l’usage des réseaux sociaux devenus des espaces de rencontres entre les hommes et les femmes. « On ne sait plus ce qui se dit et ce qui ne se dit pas. On ne tente plus de séduire de peur d’être accusé de harceleur et de voir sa vie privée étalée sur les réseaux sociaux. Il suffit qu’une femme te désigne comme un harceleur pour que ta réputation soit souillée à jamais », soupire Marwen, 27 ans.
Ce qui délimite la séduction du harcèlement est la présence du consentement, note Ines Trabelsi. « Si l’une des partie exprime clairement son refus des avances de l’autre partie et que ce dernier insiste malgré tout, on est face à un cas de harcèlement ». Et de poursuivre : « L’expression des désirs doit être le prolongement d’une relation qui évolue et non son prélude ».
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