Il y a dans Amazon une double géolocalisation. Celle d’abord évidente de l’Amazonie. Celle aussi, quoique souterraine, de la zone. Double géolocalisation opérante sur le mode de la substitution négative. A la luxuriance, exubérance et explosion de biodiversité, son fondateur Bezos oppose une jungle cartonnée toute d’ordre, de surveillance et de contrôle vêtue. En anglais, Amazon désigne le fleuve qui traverse la forêt tropicale appelée de son côté Amazonia. L’association primaire voulue est donc celle de la liquidité couplée aux superlatifs de ce qui est sans doute le fleuve spectaculaire par excellence (volume de débit, longueur et largeur du bassin les plus importants sur terre).
La seconde substitution négative va droit là où elle doit aller : à la périphérie. Depuis la maison-mère implantée en plein cœur de l’hyper-ville-créative-et-connectée Seattle, s’éparpillent les warehouses un peu partout sur le globe. Occupant de vastes portions de zones, il s’agit d’apposer spatialement la prédominance de l’organisation centrale. L’espace urbain s’étale de tout son long sur l’espace naturel puis à l’intérieur de cette urbanité, l’espace central perfore l’espace périphérique, brise l’adjacent.
Schématiquement, la propagation spatiale d’Amazon ressemblerait comme deux gouttes d’eau à la forme visuelle d’un virus. Une sphère centrale (la maison-mère) à partir de laquelle des membranes satellites se polarisent dans l’environnant. L’on sait que les coronavirus tirent leur nom de la forme couronnée de leurs virions au microscope. Les warehouses seraient les couronnes interconnectées de l’entreprise. Il est question ici de la couronne solaire : l’atmosphère haloïque autour de l’astre, observable soit par le biais d’un coronographe soit à l’œil nu lors d’une éclipse totale. C’est-à-dire quand la centralité est obstruée de sorte que se révèle sa zone.
Sous Amazon, l’épiderme
De même, ce que nous voyons d’Amazon est aussi verglacé que la surface de l’écran sur lequel nous le voyons : épure du site, efficacité de la recherche, efficience suggestive de l’algorithme, facilité de la commande, rapidité de la livraison. Tenue, toute la promesse de son slogan silicon-vallyen à souhait. Or, cet écran ne tient pas plus tout seul qu’un autre. Il l’est en l’espèce grâce à une immense et invisibilisée force de labeur par des travailleurs assignés à robotisation. Sans compter les enfants des mines sans qui aucune vie électrique ne viendrait l’animer, car il n’y a aucun écran de fumée capitaliste sans le feu du bûcher sur lequel se consume l’effort des ouvriers et des esclaves du téralibéralisme.
Au coronographe, l’on se rendrait aisément compte que le modèle fiscal à la limite de la légalité n’est que la partie émergée de l’iceberg mafieux de l’entreprise : sécurité privée (et l’on peut penser par endroits armée), loi de l’omerta, surveillance constante des employés, etc. Toute une panoplie de dispositifs mise-en-place pour hermétiser, brouiller et empêcher de voir et de penser ce qui se joue à l’intérieur de l’espace substitué et son fonctionnement hégémonique et aliénant. Dans l’hyper-lieu Amazon, le robotisme est un prérequis. A l’inverse de l’univers sériel de Westworld, on n’y entre pas pour rencontrer l’altérité robotique. On y va à la rencontre du robotique en soi, au grand bonheur de l’hypermarché planétaire qui trouve là son ultime employé modèle.
De la disposition du parking à l’emplacement de la pointeuse, un agencement de l’hyper-lieu autour de robots, de machines, de logiciels (inertie du centre qui à terme, seront les seuls à y œuvrer) de sorte à ce que le cheminement soit le plus limpide, lisse et performant. Une fois le portique de sécurité dépassé, chacun doit parler la langue adéquate à cette liquidité aménagée. Toute une terminologie aseptisée qui lui sied, et qui plus précisément, participe à la liquéfaction et la liquidation de l’espace extérieur à la warehouse. L’organisation centrale a vocation à contaminer son autour.
Sis à l’angle des avenues John et Boren (Seattle, Washington), la maison-mère Amazon. A quelques encablures de là – pour être plus précis, selon Google Maps, une quinzaine de miles, une vingtaine de minutes en voiture, 4h30 à pieds et exactement 14,3 miles et 1H23 en vélo comme il est de bon ton là-bas (à noter que Google calcule en tout sauf en vol d’oiseau) – à quelques encablures de là donc, le Life Care Center de Kirkland, épicentre de l’épidémie de Covid-19 aux Etats-Unis.
Digital vs digital
« Mais comment donc une ville à la pointe de la connectivité et de l’hypstérisme a-t-elle pu tomber aussi rapidement, aussi facilement dans les bras du SARS-CoV-2 ? » s’interrogèrent certains médias de masse. Circonspects qu’ils sont comme leurs aïeux devant le blitzkrieg en 40 ! Comme si un coronavirus allait s’arrêter rempli d’extase aux portes d’une ville autoproclamée intelligente. Sans doute s’était-il propagé dans la province chinoise de Wuhan car elle ne l’était pas assez, elle. Pas assez cool, pas assez See@L.
Contrairement à son aîné, il n’aura fallu au deuxième SARS-CoV que quelques semaines pour couvrir la planète d’un halo de détresse au meilleur des cas et de terreur au pire. Cela est spectaculaire mais cela était prévisible étant donné sa période d’incubation assez longue conjuguée à son R0 plutôt élevé ainsi que son asymptomatisme sournois. Maintenant multiplions ces paramètres à la puissance managériale de la gestion des hôpitaux de part le monde civilisé. Des décennies de privatisations, de réductions d’effectifs et de budgets au profit de leurs bras armés, de lits en flux tendus et autres joyeusetés du genre et on s’étonne qu’à la première occasion l’on soit à genoux ?!
Rarement dans l’histoire contemporaine un événement n’avait créé une telle hébétude globalisée. Sans doute nourris au biberon libéral que nous servent matin midi et soir les médias, l’école et l’intelligentsia. Sans doute nos existences virtualisées au point que le monde restait à la surface de nos écrans ont fini par nous faire oublier notre présence concrète, sensible, épidermique à ce monde dont on n’avait plus idée. Ce monde dont on a perdu l’habitude.
Nous sommes pourtant des organismes vivants susceptibles d’être touchés par des virus qui enlèvent le vivant de nos organismes, peut-être plus pour très longtemps mais nous le sommes encore. Pourtant, il y a bel et bien une forêt en nous. Une forêt si immense qu’en son sein, personne ne sait où, il y a un trou. Et à l’intérieur de ce trou un univers est contenu. A cette mirifique découverte voilà que vient s’y greffer son accroc : le corps menaçant de l’autre.
De cette forêt qu’il a en son sein vient le virus. Recyclage illico-presto des slogans d’extrême-droite. « Restez chez vous » s’écrit en lettres d’or sur les pages web blanches de l’époque. Les frontières n’attendaient que ça pour se fermer encore plus qu’elles ne l’étaient et les gestes se lèvent en barrières entre les êtres. Dans la dispute du digital contre le digital, le code a in fine raison du doigt qui le tape. Le clic est la dernière claque.
Expansion du virtuel à l’ombre du viral
Notre désormais corps androïde ne souffre ni virus ni stimulus et les images que nous sommes devenus habitent enfin leur demeure virtuelle. Ce qui reste de corps dans le corps se fige dans le live stream. Ainsi commence la Grande Mise à Disposition. Aux Everest de contenus on ajoute des Himalaya de données. Les GAFAM n’en auront jamais assez. L’artificiel n’en sera que plus intelligent.
Nous serions ainsi passés du « si c’est gratuit, c’est toi le produit ! » à « si c’est gratuit, c’est que tu y travailles ! ». Confusion des rôles, le consommateur se confond avec le travailleur et la sphère privée avec le monde des affaires. Antonio Cassilli. Travail, technologies et conflictualités, in Qu’est-ce que le Digital Labor ?
Ainsi, le figeage est l’attribut de la valeur data de l’humain. Il faut que le corps s’arrête afin de produire plus massivement encore ses données qu’il ne le ferait en mouvements. Contrairement à l’ère industrielle qui esquintait les corps et les faisait transpirer jusqu’à leur assèchement, l’ère actuelle du gel automatise l’humain. Les rares gestes auxquels il a désormais droit doivent être (algo)rythmés par la datation (le terme désigne ici la production de datas et non l’acte de déterminer dans le temps).
Il y a donc robotisation (des travailleurs), automation (des consommateurs) et enfin machination (à la fois des travailleurs et des consommateurs). Cette dernière étant l’assistanat des machines pendant la période intermédiaire avant leur autonomisation. Equation des équations : à chaque machine autonome, un homme ou une femme ou un enfant atone et atomisé-e ! Ainsi du Mechanical Turk d’Amazon. Le Turc mécanique (aussi appelé l’Automate joueur d’échec) est un subterfuge inventé au 18ème siècle par Johann Wolfgang von Kempelen. Napoléon et Edgar Poe parmi tant d’autres furent défaits par l’automate. Ou plutôt par le vrai joueur d’échec caché à l’intérieur de la structure.
Empruntant leur nom au subterfuge de von Kempelen, les tâches de micro-travail proposées via la plateforme dédiée d’Amazon sont équivalentes au spectacle-vivant qui fit le tour du monde à cheval entre le 18ème et le 19ème. A cette différence idéologique près que le subterfuge devient système : travail humain au service de l’intelligence artificielle (jusqu’à ce qu’elle soit assez intelligente et moins coûteuse).
Dès lors, l’intelligence artificielle ne remplacera pas l’humain mais l’asservira, outil d’une élite qui tend à pacifier le réel en le virtualisant dans le but de perpétuer ses privilèges. L’A.I. fief de la féodalité digitale en somme. Ironie de l’histoire, le dernier opérateur du Turc mécanique meurt de fièvre jaune à La Havane. Tombé en désuétude, un Turc moderne est fabriqué un siècle et demi plus tard. Mais au lieu d’un opérateur humain, l’automate est désormais relié à un ordinateur et fonctionne grâce à un logiciel d’échecs ancêtre de Deep Blue.
Substitution négative à l’intérieur d’une substitution négative, l’espace central maintenant glocalisé n’est pas la destinée de l’intelligence mais de son double. La pandémie nous donne un avant-goût de la règle en devenir. Dans le sensible déserté, les machines sont de sortie : reconnaissance faciale en Chine, traçage à Taïwan, robots à Tunis, drones à Paris et ainsi de suite. L’ordre des automates règne dans les rues. Le pouvoir coercitif use et abuse de ses nouveaux outils de contrôle de la population en temps de paix avec la même convulsivité du gamin terrorisant son jouet. L’Etat-nation se transforme en Etat-major perpétuellement en guerre contre sa population. Les quelques indisciplinés qui bravent le confinement se déguisent en dinosaures. Inconscient de l’extinction quand tu nous tiens !
Confiner pour mieux régner
A l’image de toutes les épidémies, celle du covid-19 additionne le ressenti corporel individuel à une problématique spatiale collective. De Santiago à Hong-Kong, en passant par le Liban, la France ou l’Algérie, il y avait comme un air d’insurrection dans l’air au moment de l’apparition de ce récent coronavirus. Son premier effet global fut l’assèchement de cette velléité contestataire car quelques exceptions confirment la même règle : confinement, états d’urgence, couvre-feux et tout l’arsenal répressif dont les puissants usent, a fortiori maintenant qu’ils le font en toute liberté. Parfois appelé du vœux-même de populations apeurées, soumises, rendues dociles et impuissantes par ceux-là qui les « gouvernent », comprenez qui les asservissent et les assujettissent à un mode unique de pensée, de productivité et de sensations en dehors duquel une prohibition la plus ferme qui soit s’abat, les possibles annihilés.
Pour rappel, l’O.M.S. n’a à aucun moment préconisé le confinement (les recommandations étant le dépistage généralisé et la mise en isolation totale des infectés uniquement). En réalité, les mesures de distanciations sociales ne sont pas des contraintes de santé publique mais des solutions oppressives de gestion de crise, seule manière que le pouvoir politico-financier conçoit. Afin de cacher tant bien que mal sa faillite, on élude totalement l’essentiel : l’écrasante majorité des morts ne le sont pas à cause du virus lui-même mais bel et bien à cause de l’infection de la santé publique par le capitalisme. Infection pensée, voulue et appliquée la plupart du temps par les soient-disant « gouvernants » à travers la force et la violence de leurs bras armés.
Aux seules mesures capables d’endiguer la pandémie que les Etats-majors du téralibéralisme ont détruit, on substitue des mécanismes qui ont un triple effet : éviter la responsabilisation du modèle capitaliste quant à la création-même du virus et son expansion, assécher la protestation globale et récurrente depuis la Révolution Tunisienne qui le frappait de plein-fouet mais encore et surtout préparer le monde post-capitaliste.
Par ailleurs, l’évitement de la rue et la réclusion chez soi permet, cerise sur le gâteau, de repérer et d’appliquer le pouvoir oppressif à toutes celles et tous ceux qui n’ont pas de chez soi. En France par exemple, des individus vivant dans la rue se font verbaliser et selon des témoignages militants, la police ordonne aux demandeurs d’asile d’Aubervilliers de
ne pas rester dans Paris, il faut passer le périph… En somme être invisible et « hors secteur » pour que la Ville de Paris puisse tranquillement se déresponsabiliser et les laisser mourir dehors Romane Elinau. Le « journal de confinement » des exilé.e.s du nord-est de Paris
Renvoyant aux léproseries situées aux rebords des anciennes cités, la ville des Lumières n’a qu’ombre à jeter aux plus démunis. Et puis faut pas que les machines trébuchent sur quoi que ce soit non plus ! Aménagement du territoire ils appellent ça. L’espace privé, intime, personnel étant conquis par le marché, que dis-je, étant transformé en dernier recoin de monétisation, il devient totalement caduc et superflu d’investir l’espace dit public. Le confinement est notre horizon.
Peau de bœuf en peau de chagrin
Les riches dans leurs bunkers, îles privés ou autres résidences secondaires ; les bourgeois chez eux ; les autres soit au service des deux précédents, soit dans la rue, soit dans des camps, soit en prison, etc. Pour faire fonctionner tout ça, les agents du pouvoir capitaliste eux continuent à circuler comme si de rien n’était (politiciens, bras armés, courtisans médiatiques). La population ainsi divisée, dispersée comme une foule de manifestants à coups de gaz-lacrymogène, de flash-balls ou de balles réelles, c’est selon, le Règne avance ses pions.
Tous avons assisté à la carte de la terre absorbée progressivement par une tâche rouge censée représenter les cas de covid-19. En réalité, il faudrait y voir le voile qui recouvre maintenant la planète, l’écran entre nous et les choses. Ecran éclaté en corps fragmentés, cloisonnés, clôturés chacun dans sa case, dans son pixel, le dernier foyer, la dernière demeure, la peau de bœuf numérique.
A l’inverse de son illustre ancêtre délimitant un territoire s’étalant au fil du temps sur une grande partie de Méditerranée occidentale, cette nouvelle peau de bœuf ne se découpe pas en fines lanières dont la concomitance fait espace. A contrario, elle ressemblerait aux pixels qui la composent et par là-même la décomposent. De plus en plus infimes afin d’en faire contenir le plus grand nombre sur une surface à dimension identique. Tant qu’aucune colonie spatiale n’aide à désengranger la démographie actuelle, va bien falloir se contenter d’un espace dont on a fait le tour et fini les détours !
Si l’on pose que le numérique est une colonisation, le SARS-CoV-2 serait la marque temporelle d’une fin de conquête. On sait maintenant qu’une assignation à résidence planétaire est manageable, reste plus qu’à trouver l’excuse qui transformera l’état d’exception en état de fait permanent !
L’ère et l’aire artificielles
Les conquistadors en arrivant dans le « Nouveau Monde » ont ramené leurs germes avant les fusils et le Messianisme. En un siècle, les maladies et les épidémies importées d’Europe contre lesquels les premiers habitants des Amériques n’étaient pas immunisés ont décimé une grande partie des peuples autochtones à pied d’égalité avec le génocide dont ils ont été victimes. Les virus jusqu’alors inexistants dans cette partie du monde ont largement contribué à l’épuration blanche du continent.
Les colons l’ignoraient, mais leurs maladies complétaient leur attirail de la colonisation : esclavagisme, évangélisme, servage, terreur, tueries, massacres, déplacements forcées de peuples entiers, corruption, assignations systémiques à la déculturation, batailles militairement disproportionnées, j’en passe et des pires. Contre les virus que les Européens leur transmettaient, les premiers habitants des Amériques furent acculés à la dispersion. Elle-même avantage stratégique primordial dans la conquête du continent par les assaillants blancs. Ça ne vous rappelle rien ?
Cet holocauste qui ne dit pas son nom, le premier sans doute de cette ampleur (rarement si ce n’est jamais atteinte depuis), fut aussi le début de la fin de l’espace naturel. Avec l’Australie (et quelques portions d’Afrique et d’Asie), les Amériques étaient à ce moment-là le seul continent non-urbanisé et de loin le territoire naturel intouché le plus étendu. En conséquence, les indigènes exterminés emportaient avec eux une manière aujourd’hui perdue d’habiter le monde. Cette normalisation urbaine a duré des siècles pour s’établir enfin en société du spectacle, de la consommation et du contrôle dans un monde industriel, technologique et impérialiste.
Quant à la pandémie actuelle, elle préfigure une société du code dans une ère artificielle, celle de l’homo-clicus. Ne vous y méprenez pas, le capitalisme n’est pas à l’arrêt par effet de propagation du SARS-CoV-2, les substitutions se suivent et se ressemblent. En cours, l’avènement précipité et accéléré du post-capitalisme (ici le terme indique une forme plus évoluée, non un dépassement) : après la généralisation de l’urbanité, généralisation de la virtualité ; annihilation du politique et de l’intime à la faveur du data et de l’algorithme ; remplacement du vivant par l’I.A., de l’énergie fossile par la nanotechnologie et de la colonisation de la terre par la conquête de l’espace.
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