Digital vs digital
« Mais comment donc une ville à la pointe de la connectivité et de l’hypstérisme a-t-elle pu tomber aussi rapidement, aussi facilement dans les bras du SARS-CoV-2 ? » s’interrogèrent certains médias de masse. Circonspects qu’ils sont comme leurs aïeux devant le blitzkrieg en 40 ! Comme si un coronavirus allait s’arrêter rempli d’extase aux portes d’une ville autoproclamée intelligente. Sans doute s’était-il propagé dans la province chinoise de Wuhan car elle ne l’était pas assez, elle. Pas assez cool, pas assez See@L.
Contrairement à son aîné, il n’aura fallu au deuxième SARS-CoV que quelques semaines pour couvrir la planète d’un halo de détresse au meilleur des cas et de terreur au pire. Cela est spectaculaire mais cela était prévisible étant donné sa période d’incubation assez longue conjuguée à son R0 plutôt élevé ainsi que son asymptomatisme sournois. Maintenant multiplions ces paramètres à la puissance managériale de la gestion des hôpitaux de part le monde civilisé. Des décennies de privatisations, de réductions d’effectifs et de budgets au profit de leurs bras armés, de lits en flux tendus et autres joyeusetés du genre et on s’étonne qu’à la première occasion l’on soit à genoux ?!
Rarement dans l’histoire contemporaine un événement n’avait créé une telle hébétude globalisée. Sans doute nourris au biberon libéral que nous servent matin midi et soir les médias, l’école et l’intelligentsia. Sans doute nos existences virtualisées au point que le monde restait à la surface de nos écrans ont fini par nous faire oublier notre présence concrète, sensible, épidermique à ce monde dont on n’avait plus idée. Ce monde dont on a perdu l’habitude.
Nous sommes pourtant des organismes vivants susceptibles d’être touchés par des virus qui enlèvent le vivant de nos organismes, peut-être plus pour très longtemps mais nous le sommes encore. Pourtant, il y a bel et bien une forêt en nous. Une forêt si immense qu’en son sein, personne ne sait où, il y a un trou. Et à l’intérieur de ce trou un univers est contenu. A cette mirifique découverte voilà que vient s’y greffer son accroc : le corps menaçant de l’autre.
De cette forêt qu’il a en son sein vient le virus. Recyclage illico-presto des slogans d’extrême-droite. « Restez chez vous » s’écrit en lettres d’or sur les pages web blanches de l’époque. Les frontières n’attendaient que ça pour se fermer encore plus qu’elles ne l’étaient et les gestes se lèvent en barrières entre les êtres. Dans la dispute du digital contre le digital, le code a in fine raison du doigt qui le tape. Le clic est la dernière claque.
Expansion du virtuel à l’ombre du viral
Notre désormais corps androïde ne souffre ni virus ni stimulus et les images que nous sommes devenus habitent enfin leur demeure virtuelle. Ce qui reste de corps dans le corps se fige dans le live stream. Ainsi commence la Grande Mise à Disposition. Aux Everest de contenus on ajoute des Himalaya de données. Les GAFAM n’en auront jamais assez. L’artificiel n’en sera que plus intelligent.
Nous serions ainsi passés du « si c’est gratuit, c’est toi le produit ! » à « si c’est gratuit, c’est que tu y travailles ! ». Confusion des rôles, le consommateur se confond avec le travailleur et la sphère privée avec le monde des affaires. Antonio Cassilli. Travail, technologies et conflictualités, in Qu’est-ce que le Digital Labor ?
Ainsi, le figeage est l’attribut de la valeur data de l’humain. Il faut que le corps s’arrête afin de produire plus massivement encore ses données qu’il ne le ferait en mouvements. Contrairement à l’ère industrielle qui esquintait les corps et les faisait transpirer jusqu’à leur assèchement, l’ère actuelle du gel automatise l’humain. Les rares gestes auxquels il a désormais droit doivent être (algo)rythmés par la datation (le terme désigne ici la production de datas et non l’acte de déterminer dans le temps).
Il y a donc robotisation (des travailleurs), automation (des consommateurs) et enfin machination (à la fois des travailleurs et des consommateurs). Cette dernière étant l’assistanat des machines pendant la période intermédiaire avant leur autonomisation. Equation des équations : à chaque machine autonome, un homme ou une femme ou un enfant atone et atomisé-e ! Ainsi du Mechanical Turk d’Amazon. Le Turc mécanique (aussi appelé l’Automate joueur d’échec) est un subterfuge inventé au 18ème siècle par Johann Wolfgang von Kempelen. Napoléon et Edgar Poe parmi tant d’autres furent défaits par l’automate. Ou plutôt par le vrai joueur d’échec caché à l’intérieur de la structure.
Empruntant leur nom au subterfuge de von Kempelen, les tâches de micro-travail proposées via la plateforme dédiée d’Amazon sont équivalentes au spectacle-vivant qui fit le tour du monde à cheval entre le 18ème et le 19ème. A cette différence idéologique près que le subterfuge devient système : travail humain au service de l’intelligence artificielle (jusqu’à ce qu’elle soit assez intelligente et moins coûteuse).
Dès lors, l’intelligence artificielle ne remplacera pas l’humain mais l’asservira, outil d’une élite qui tend à pacifier le réel en le virtualisant dans le but de perpétuer ses privilèges. L’A.I. fief de la féodalité digitale en somme. Ironie de l’histoire, le dernier opérateur du Turc mécanique meurt de fièvre jaune à La Havane. Tombé en désuétude, un Turc moderne est fabriqué un siècle et demi plus tard. Mais au lieu d’un opérateur humain, l’automate est désormais relié à un ordinateur et fonctionne grâce à un logiciel d’échecs ancêtre de Deep Blue.
Substitution négative à l’intérieur d’une substitution négative, l’espace central maintenant glocalisé n’est pas la destinée de l’intelligence mais de son double. La pandémie nous donne un avant-goût de la règle en devenir. Dans le sensible déserté, les machines sont de sortie : reconnaissance faciale en Chine, traçage à Taïwan, robots à Tunis, drones à Paris et ainsi de suite. L’ordre des automates règne dans les rues. Le pouvoir coercitif use et abuse de ses nouveaux outils de contrôle de la population en temps de paix avec la même convulsivité du gamin terrorisant son jouet. L’Etat-nation se transforme en Etat-major perpétuellement en guerre contre sa population. Les quelques indisciplinés qui bravent le confinement se déguisent en dinosaures. Inconscient de l’extinction quand tu nous tiens !
Confiner pour mieux régner
A l’image de toutes les épidémies, celle du covid-19 additionne le ressenti corporel individuel à une problématique spatiale collective. De Santiago à Hong-Kong, en passant par le Liban, la France ou l’Algérie, il y avait comme un air d’insurrection dans l’air au moment de l’apparition de ce récent coronavirus. Son premier effet global fut l’assèchement de cette velléité contestataire car quelques exceptions confirment la même règle : confinement, états d’urgence, couvre-feux et tout l’arsenal répressif dont les puissants usent, a fortiori maintenant qu’ils le font en toute liberté. Parfois appelé du vœux-même de populations apeurées, soumises, rendues dociles et impuissantes par ceux-là qui les « gouvernent », comprenez qui les asservissent et les assujettissent à un mode unique de pensée, de productivité et de sensations en dehors duquel une prohibition la plus ferme qui soit s’abat, les possibles annihilés.
Pour rappel, l’O.M.S. n’a à aucun moment préconisé le confinement (les recommandations étant le dépistage généralisé et la mise en isolation totale des infectés uniquement). En réalité, les mesures de distanciations sociales ne sont pas des contraintes de santé publique mais des solutions oppressives de gestion de crise, seule manière que le pouvoir politico-financier conçoit. Afin de cacher tant bien que mal sa faillite, on élude totalement l’essentiel : l’écrasante majorité des morts ne le sont pas à cause du virus lui-même mais bel et bien à cause de l’infection de la santé publique par le capitalisme. Infection pensée, voulue et appliquée la plupart du temps par les soient-disant « gouvernants » à travers la force et la violence de leurs bras armés.
Aux seules mesures capables d’endiguer la pandémie que les Etats-majors du téralibéralisme ont détruit, on substitue des mécanismes qui ont un triple effet : éviter la responsabilisation du modèle capitaliste quant à la création-même du virus et son expansion, assécher la protestation globale et récurrente depuis la Révolution Tunisienne qui le frappait de plein-fouet mais encore et surtout préparer le monde post-capitaliste.