L’instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) en Tunisie a annoncé le mardi 17 septembre les résultats préliminaires officiels du premier tour avec deux noms en tête: Kaïs Saïed avec 18,4% des voix contre 15,58% pour Nabil Karoui. Ces deux candidats dont le parcours est complètement atypique sont étiquetés, respectivement, “le conservateur” et “le populiste”, arrivent en tête d’une longue liste de candidats représentant diverses colorations politiques.
D’une précision relativement déconcertante dans la prédiction de cette configuration, les résultats des sondages réalisés des mois bien avant le 16 septembre 2019 parlent d’eux-mêmes face à une vague de réactions exprimant des sentiments mitigés mais dominés principalement par la surprise. Pourtant, les résultats de ces élections n’ont rien de surprenant si on fait une analyse rétrospective des sondages d’intention de vote effectués sur une période qui remonte jusqu’au début du mois de mai 2019.
Dans ce qui suit la liste des principaux sondages sur lesquels je me suis basé pour effectuer l’analyse rétrospective.
Les sondages clés selon l’ordre chronologique
- Dans un article publié dans Jeune Afrique le 17 Avril 2019, dont le titre est: “Présidentielle en Tunisie : dix choses à savoir sur Kaïs Saïed, deuxième dans les sondages”, Saïed était annoncé d’emblée l’un des favoris des prochaines élections présidentielles. L’article s’est appuyé sur un sondage effectué en mois de mars qui est le tout premier sondage d’intentions de vote pour les élections présidentielles de 2019.
- Du 2 au 3 mai 2019: un sondage réalisé par Emrhod Consulting a permis de révéler que Saïed et Karoui arrivent en tête avec respectivement 22,4% et 21,8%. Il s’agit du seul sondage ou Saïed devançait Karoui mais cette tendance va s’inverser en faveur deKaroui qui sortira premier suivi toujours de Saïed dans les résultats des sondages subséquents.
- Du 1er au 08 juin 2019: un sondage réalisé par Sigma Conseil concernant les intentions de vote pour la Présidentielle a révélé que Karoui et Saïed arrivent en tête avec respectivement 23,8% et 23,2%.
- Du 14 au 17 Juin 2019: les résultats d’un sondage réalisé par Emrhod Consulting ont permis d’arriver au même constat à savoir que Karoui et Saïed arrivent en tête avec respectivement 26,5% et 15,2%.
- Du 03 au 09 juillet 2019: Sigma Conseil a publié les résultats d’un sondage dans lequel encore une fois Karoui et Saïed arrivent en tête avec respectivement 23% et 20%.
La courbe tendancielle
En me basant sur les pourcentages listés ci-dessus, j’ai pu tracer un graphique permettant de suivre sur une période de trois mois allant du début de mai jusqu’à fin juillet 2019 l’évolution des intentions de vote, tout en les comparant aux résultats définitifs du premier tour annoncés le 16 septembre 2019. Comme nous pouvons le constater dans la Figure 1, la prédiction des sondages précédents au sujet de la première et de la deuxième position dans cette course présidentielle est d’une très grande précision.
Réactions ou déni d’une réalité psycho-sociale ?
Selon la même source (Sigma Conseil), 37% de la tranche d’âge entre 18 et 25 ans ont voté pour Saïed contre 9% qui ont voté pour Karoui. Cette statistique est très importante car elle reflète le choix d’une génération post-révolution et des milléniaux. Il s’agit de jeunes citoyens dont la majorité vient de voter pour la première fois et c’est grâce à cette masse électorale que Saïed a pu décrocher la première place. Par contre, 19.9% des votants âgés entre 46 et 60 ans ont choisi Karoui contre 10.3% qui ont choisi Saïed.
Cet intéressant contraste démographique des voix (qui n’est pas corrélé avec l’origine géographique des candidats) offre aux chercheurs en sciences humaines et sociales une vraie matière à réflexion. En effet, cette jeunesse qui avait été imprégnée par la tumultueuse mouvance post-révolution n’a visiblement pas intégré la logique et idéaux politiques de la société tunisienne. Il s’agit aussi d’une génération très connectée aux réseaux sociaux mais avec des aspirations et des attentes différentes de la génération des 40 – 50 ans, des aspirations essentiellement apolitiques.
En 2012, j’avais proposé en collaboration avec le Professeur Olivier Oullier le concept de « Conscience Collective Virtuelle » (CCV) qui devient aujourd’hui un cadre conceptuel susceptible d’expliquer plusieurs phénomènes en ligne. Selon ce modèle, les efforts fédérés de partage de l’information des utilisateurs appartenant à un même large réseau, finiront par se cristalliser en un esprit commun avec des représentations associées à un objectif spécifique. Cette jeunesse qui a voté massivement pour Saïed, avait pour objectif un changement de paradigme sociétal et politique avec des arguments apolitiques partagés au sein d’un réseau qui a su développer au cours des mois précédents une certaine étanchéité avec des parois très épaisses l’isolant progressivement d’autres réseaux en ligne hébergeant des schémas de pensée idéologique ou politique.
Le sentiment de surprise face aux résultats annoncés est finalement un bon indicateur de la présence de biais cognitifs dans la perception de la réalité de la société tunisienne, une perception renforcée par un effet “chambre d’écho”. Il s’agit d’une métaphore dans le domaine des médias qui reflète toute situation dans laquelle le partage d’idées, d’informations et des convictions est renforcé dans un réseau. A force de partager les mêmes idées et croyances, les informations à l’intérieur d’une chambre d’écho médiatique (réseaux sociaux, Chaînes YouTube, etc) sont très rarement remises en question et toute opposition sera rapidement censurée et marginalisée. Plus intéressant, les personnes appartenant à une chambre d’écho finiront par se faire une représentation très restreinte du monde extérieur très similaire à la réalité de leur chambre d’écho, un vrai biais susceptible de créer un sentiment de surprise face à toute opinion ou réalité divergentes.
Que retenir?
Les résultats des élections présidentielles sont prédits avec grande précision par les sondages d’intentions de vote malgré un déni de cette réalité présente sur le terrain depuis des mois.
Le sentiment de surprise vécu par une bonne tranche de votants face aux résultats reflète un biais cognitif dans la perception de la réalité d’une société tunisienne en mouvement, et qui n’aspire plus à l’idée d’un état accablé par la politique et les idéologies.
Il est temps d’intégrer dans le paysage politique en Tunisie une approche factuelle et fondée sur les données (evidence-based) dans l’élaboration d’une vision future de la société.
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