Il est 15h30, c’est la sortie d’école dans cet établissement privé de la capitale. Mouna n’a pas une minute à perdre : il faut vite récupérer sa fille de 6 ans, Lina, l’emmener à la maison, puis retourner aussitôt au bureau. « Si je l’avais inscrite dans l’école publique de son quartier, j’aurais pu m’organiser avec les voisines pour ne pas passer mes journées à courir », regrette-t-elle. Dans la voiture, les questions fusent : « ça va ta journée ? Tu as des devoirs ? Tu as bien mangé à la cantine ? Si tu ne comprends pas quelque chose en classe, tu demandes à la maitresse de t’expliquer, elle est là pour ça ». Lina marmonne quelques mots. « Le tiers de mon salaire va aux frais de scolarité, c’est normal de demander des comptes, j’aurais peut-être été moins exigeante à l’égard du public », poursuit la jeune mère de famille. En Tunisie, le nombre d’écoles privées ne cessent d’augmenter. Selon les statistiques du ministère de l’Education, le nombre d’écoles primaires privées est passé de 109 pour l’année 2010/2011 à 414 pour l’année 2016/2017, soit une hausse de 280%. Et ce n’est que le début. Concentrées à Tunis, la capitale et les villes du Sahel, elles se font de plus en plus nombreuses en région : on en compte une vingtaine à Gafsa, par exemple.
Dilemme, entre convictions et besoins
Ainsi, une fois le cap du jardin d’enfants passé, de nombreuses familles se retrouvent écartelées entre leurs idéaux et l’avenir de leurs enfants. D’interminables discussions viennent agiter le cercle familial où chacun cherche à concilier convictions personnelles et réalité du système éducatif public. Hajer et Mohamed, un couple très actif au sein de la société civile, s’étonne de l’impact qu’a eu cette décision dans leur vie. « J’ai eu le sentiment de trahir mes principes », confie Hajer.
D’une part, je crois profondément en l’école publique et à l’idée qu’en aucun cas l’éducation ne devrait être payante et que la qualité de l’enseignement doit être la même du Nord au Sud, et d’autre part je suis bien obligée de constater que les écoles publiques vont de plus en plus mal.Hajer
Mohamed est tout aussi tiraillé et n’assume pas toujours son choix : « Je me souviens encore, il y a quelques années, lorsque mon frère a mis sa fille dans une école privée, je l’ai traité de ‘petit bourgeois’. Je pensais que nous avions un devoir de solidarité. Quelque soit l’école publique dans laquelle allait être affecté mon fils, il devait être avec les enfants de son quartier ». Voilà deux ans maintenant que son fils fréquente un établissement privé de la banlieue sud. L’école assure des conditions acceptables, et les élèves de milieux très différents, assure-t-il. Mais le doute est là, toujours. « Pourquoi m’en suis-je sortis moi, en allant dans une école publique d’un village perdu ? Ne sommes-nous pas en train de surprotéger nos enfants » ? Pour Mouna, le débat est clos, et la conclusion très simple : « ma fille avant mes principes ». Et de poursuivre : « Quand on voit l’état des salles de classe, les grèves permanentes, le niveau scolaire… je dis chapeau à ceux qui maintiennent le choix de mettre leurs enfants dans le public ! ». Même son de cloche chez Amina, mère de deux enfants de 13 et 10 ans, qui aurait voulu inscrire ses enfants dans le public par conviction. Elle en a visité plusieurs, rencontré des directeurs… Elle en garde un souvenir amer : « infrastructure déplorable, insécurité, horaires inadaptées aux horaires de travail des parents, grèves et absences prolongées, non-accès des parents au personnel », énumère-t-elle.
Maher et Maha, parents d’une fille de 3 ans et demi, sont encore en pleine réflexion. L’année prochaine, leur enfant fera sa rentrée en préparatoire. Or, pour certains établissements, les inscriptions sont closes dès janvier. Il faudra donc choisir vite. Pour Maha, « le plus important est de lui trouver un environnement favorable à son développement personnel et à son autonomie ». Idéalement dans le public. Mais elle observe « une dégradation de la qualité de l’éducation dans les écoles publiques, avec un personnel enseignant qui travaille dans des conditions de plus en plus difficiles ». Son constat est sans appel :
le taux d’encadrement est faible, les classes sont surchargées, les approches pédagogiques changent d’une année à l’autre. Comment fournir une éducation de qualité dans ces conditions ? Maha
Pourtant, Maher et Maha n’ont pas encore pris de décision. Ils ressentent comme un malaise à l’idée de mettre leur fille dans le privé. « Les écoles privées sont de véritables entreprises soumises à un objectif de rentabilité, aussi noble soient la mission et les objectifs qu’elles annoncent », regrette Maha.
« Un sacrifice financier »
C’est ce qui agace le plus Hajer et Mohamed. Ils ne supportent pas l’idée qu’on puisse faire du business « avec l’éducation de nos enfants ». C’est pourtant bel et bien le cas lorsqu’on sait que les frais de scolarité s’élèvent en moyenne à 5000 dinars par an. « Depuis que je connais les prix du privé je me suis jurée de m’arrêter à un seul enfant ! », plaisante à demi-mot Mouna. Quand au jeune couple de militants, ils se souviennent avoir calculé le montant total des frais de scolarité : « si on s’arrête à deux enfants – ce qui est une forte probabilité – on devra dépenser autour de 125.000 dinars, s’ils ne redoublent pas ! ». On est loin du principe de gratuité de l’éducation. L’école représente désormais un véritable sacrifice financier pour les parents. « Le salaire de Mohamed, c’est pour nos dépenses quotidiennes, le mien, c’est pour l’école », résume Hajer. « J’en ai honte, parfois, quand je sais qu’il y a des gamins qui n’ont même pas de quoi se payer un cartable et une trousse ».
Si l’Etat porte une grande responsabilité dans cette situation, les parents qui font le choix du privé ne font qu’accentuer le mouvement. Ainsi, ces choix individuels ont produit une situation où ceux qui ont les moyens mettent leurs enfants dans le privé, et les autres se contentent du public, et creusent ainsi les inégalités. Une nouvelle forme de ségrégation en somme. Il n’y a qu’à voir les forums sur les écoles qui pullulent sur Internet : faire le meilleur choix pour l’avenir de son enfant est une véritable obsession. Mouna n’en dormait plus la nuit. « Je passais des journées entières sur des forums à lire les avis des uns et des autres, j’ai dû visiter en tout une dizaine d’établissements… mais avec le recul je me dis que nous en faisons un peu trop ! », admet-elle.
Si l’école cristallise autant d’attentes et d’angoisses c’est parce que les parents ne voient de salut pour leurs enfants que dans les diplômes. Or, face un taux de chômage de plus en plus élevé, trouver sa place dans le monde professionnel est devenu un véritable parcours du combattant. Alors, quand c’est possible, les parents mettent toutes leurs chances de leur côté. Mais à quel prix ?
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