Nawaat: Comment interprétez-vous les différents reports de la date des élections municipales ?

Kamel Jendoubi : Les motivations de ces reports sont essentiellement politiques. Il ne s’agit pas seulement de raisons techniques. N’empêche la situation de l’ISIE y était pour quelque chose. Ce processus électoral est comme une chaîne : si un maillon manque, tout ce qui suit est bloqué. Le maillon central est la loi électorale. La promulgation de cette loi a beaucoup tardé. Il y a aussi l’ISIE, qui a connu plusieurs problèmes dont la démission de son ancien président et son remplacement…etc.

Quels sont les enjeux imposés par les élections municipales ?

Aujourd’hui, certains veulent limiter les élections municipales à des enjeux locaux mineurs: la gestion de déchets, la taxe d’habitation etc. Mais dans notre nouvelle constitution, les élections municipales, c’est bien plus que ça. Il s’agit d’instaurer les mécanismes de décentralisation. C’est le plus grand chantier de la réforme de l’Etat tunisien. Les Etats les plus expérimentées en matière de décentralisation ont passé de longues années à la mettre en place et sont actuellement en train de réévaluer leur travail.

D’ailleurs, l’objet des prochaines élections municipales n’a rien à voir avec les municipalités telles qu’elles fonctionnaient. D’abord, les nouvelles municipalités sont réellement un pouvoir local. C’est à dire une partie de l’Etat. Le nouvel Etat, pas l’ancien. On peut dire que c’est l’Etat décentralisé, sa représentation locale. Autre point important : si on limite les élections municipales au contexte local, on leur ôterait leur caractère politique, surtout quand elles viennent dans une phase aussi particulière. Comme toute autre élection, elles auront leurs enseignements politiques. Il y aura des gagnants et des perdants. Les victoires et les défaites ont un sens. Ces résultats auront un grand impact sur la réorganisation de la scène politique.

Quels sont les autres chantiers institutionnels à la traine. Et pourquoi le sont-ils ?

D’abord, le processus édicté par la constitution est trébuchant. Les nouveaux mécanismes qui devrait être instaurés ne l’ont pas été, surtout les mécanismes de contrôle, une nécessité. Aujourd’hui, le contrôle des autorités exécutive, législative et même judiciaire, est bloqué. Je parle du Conseil Supérieur de la Magistrature, la Cour constitutionnelle et les Instances constitutionnelles indépendantes désormais attaquées jusqu’à la remise en question de la nécessité de leur existence. Même le président de la République se demande « C’est quoi cette histoire ? ». Eh bien… c’est « une histoire » constitutionnelle.

La situation politique démontre un blocage ayant pour conséquence la déception et la méfiance des Tunisiens. Il y a une alliance politique qui s’est formé entre deux pôles : le pôle islamiste qui est Ennahdha et un pôle conservateur, appelons-le comme ça pour rester gentil tant que je ne sais pas comment l’appeler, représenté par ce qui reste de Nidaa Tounes. Quelle ets donc la spécificité de ces deux pôles ? Les deux sont conservateurs dans leurs visions de la société tunisienne. Malgré quelques différences, ils partagent une vision conservatrice. Ils n’ont pas de projet pour le pays. Leurs visions se construisent autour de comment garder le pouvoir. Au niveau des politiques publiques, aux niveaux économique, éducatif, culturel et de la jeunesse, il n’y a pas de projet ou de réflexion. Tout ce qu’ils font n’est qu’une reproduction des recettes du passé. Ils se sont inscrits dans la logique de ramener les technocrates de Ben Ali pour résoudre les problèmes. La moitié de l’équipe gouvernementale de de Youssef Chahed est faite de RCDistes. Comme si les technocrates qui ont servi la dictature de Ben Ali allaient résoudre les problèmes économiques. Que des illusions. Or, ces illusions, en ces temps de désillusion, peuvent trouver de l’écho auprès un certain nombre de Tunisiens. En fait, la situation politique aujourd’hui ne présage rien de bon. Et ça convient à certaines parties. L’abstentionnisme convient aux partis les mieux organisés. Plus d’abstentions veut dire plus de voix pour les partis les mieux organisés. C’est la stratégie politique des pôles conservateurs. Elle vise à assécher la vie politique et obliger les autres acteurs à s’aligner, chacun, derrière une des deux forces dominantes.

Comment avez-vous envisagé le processus d’instauration de la démocratie locale au début de la transition démocratique ?

A mon avis, il y a trois phases. La première est du 14 janvier jusqu’à l’élection de l’Assemblée Constituante. C’était une phase pilotée par la Haute Instance pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution (HIROR). A l’époque, le rapport de force n’était pas en faveur du gouvernement. L’Etat était faible. En réalité, cette phase a été pilotée par la société civile. La composition de la HIROR était principalement faite de gens de la société civile. Durant cette première phase, le but était de créer une nouvelle constitution, de construire un nouveau régime. Créer une nouvelle loi fondamentale pour neutraliser l’ancienne loi fondamentale et la remplacer. Il y avait quelques idées principales: la décentralisation, la démocratie participative, etc. Or, ce n’était pas des idées pour la constitution mais pour les élections. Et nous avons entamé les élections pour l’Assemblée Nationale Constituante (ANC).

Ainsi, nous sommes passés à la deuxième phase, celle gérée par la Troika, c’est à dire les partis. Les élections avaient donné le pouvoir aux partis. Cette période a duré jusqu’aux élections de 2014. Durant ce temps, il y avait des discussions au sein de l’ANC et de la société. Mais ces discussions se sont distinguées par la confrontation. La société a adhéré au débat sur les libertés mais pas celui sur les institutions. Ce qui fait qu’on a une constitution qui traite la question des libertés de manière consistante, mais qui ne traite pas la question institutionnelle en profondeur. C’est pour ça que nous n’arrivons pas à traduire en pratique certains valeurs à instaurer comme la décentralisation et la démocratie participative. Et c’est pour ça aussi que nous avons des visions divergentes concernant les élections. Ce n’est pas un processus technique. C’est un processus politique et sociale.

Ensuite, est venue la troisième phase où on imaginait que les choses devraient se stabiliser après l’adoption de la nouvelle constitution, que les gens auraient des réponses aux enjeux. Nous avons passé de 2011 à 2014 à parler seulement de questions politiques. Nous avons oublié l’économie, la culture, la société. Tout s’est arrêté. Même les négociations sociales entre l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) et le gouvernement se sont arrêtées vu qu’il fallait d’abord achever la nouvelle constitution et entamer les élections. Rappelez-vous les grèves et les mouvements sociaux qui se sont organisées entre janvier et mars sous le gouvernement d’Habib Essid. Il n’y en avait pas eu pareil sous d’autres administrations. Les gens en avaient marre. Ils ne voulaient plus attendre. Ils avaient eu des promesses du gouvernement de Mehdi Jomaa et de la Troïka avant. Donc, dès début 2014, les Tunisiens attendaient que les promesses soient réalisées, que les accords signés avec les mouvements sociaux soient appliqués.

Le déséquilibre des forces partisanes a entraîné de nombreuses dérives. Quelles sont leurs conséquences ?

L’illustration parfaite de ce que vous évoquez est la création de la Commission des consensus. Une aberration totale. Qu’est-ce que ça veut dire ? Au moment où il y a une Assemblée élue, avec des commissions et des structures internes, ils ont créé la Commission des consensus, inexistante dans la législation, et l’ont imposé à tous. Ça s’est passé avec beaucoup de dépassements entrainés par la coalition scellée entre les deux pôles [Nida Tounes et Ennahdha, ndlr]. Une majorité automatique est née et le reste, ce n’était que du cinéma. Si les deux partis sont d’accord, ils font passer ce qu’ils veulent. Tout ça s’est passé d’une façon pernicieuse, au-dessous de la table. Le régime que nous avons n’est pas présidentialiste mais ils veulent en faire, de fait, un régime présidentialiste.

Rappelez-vous aussi quand le gouvernement d’Habib Essid a subi un revers au Palais de Carthage. Ce n’est pas le processus ordinaire qui a été appliqué. Ce n’est pas un gouvernement désigné par le président. Pourtant, tout le processus qui a mené à la destitution du gouvernement d’Habib Essid s’est déroulé à Carthage. L’autre [le président de la République, ndlr] ne peut pas dire qu’il n’a aucun rapport. La présidence a bien joué ce jeu. Les conseillers du président ont œuvré dans ce sens. Le document des Accords de Carthage a été rédigé à Carthage. Les noms des ministres y ont circulé avant tout. Les négociations partisanes s’y sont déroulées aussi. Et le plus ridicule dans tout ça, c’est que quand la séance plénière de retrait de confiance à Habib Essid s’est tenue, il a dit « Non, je ne traite qu’avec l’Assemblée, c’est eux qui m’ont accordé la confiance ». On lui a demandé de démissionner, et il a refusé. Il s’est adressé à l’Assemblée qui l’a applaudit et lui a même consacré une standing ovation. Alors qu’à part trois députés, ils ont tous voté en faveur de la motion de censure. Après, ils sont tous allés lui faire la bise.

Le scrutin majoritaire au plus fort reste est fortement critiqué. Qu’est ce que vous en pensez ?

Le système de vote n’est pas quelque chose d’imposé, c’est un choix pour atteindre des objectifs politiques spécifiques. Il n’y a pas un système de vote neutre, chacun vise à aboutir un résultat spécifique. Le système de vote majoritaire a été choisi dans un contexte très particulier. La priorité a été la nouvelle constitution. D’abord, qui va écrire la constitution ? On a commencé avec les points négatifs : écarter ceux qui ont auparavant violé la constitution [les hauts responsables de l’ancien régime], c’est à dire l’article 15 (…). Qui d’autre va participer? Il faut établir des priorités. Après tout, la constitution est la loi fondamentale du pays. Primo, il faut donc s’assurer de la plus grande participation des familles intellectuelles, politiques et philosophiques du pays. Ce n’est pas une simple question de majorité-minorité. Secundo, il fallait une discrimination positive vis-à-vis de la représentation des régions, des jeunes et des femmes. Ce système de vote majoritaire était le plus favorable pour atteindre ces objectifs. Dans la même circonscription, on peut avoir un député qui rafle 60 mille voix, et un autre qui remporte 2 mille voix. Celui qui gagne 60 milles représente un grand parti, et l’autre un petit parti. Les deux vont participer à rédiger la constitution.

Là, il faut débattre : quel système de vote convient à une étape quelconque ? Tout d’abord, c’est un débat éminemment politique qui commence par définir un objectif. Disons par exemple que notre but est la stabilité, ce qui est demandée surtout par les bailleurs [internationaux]. Or, ils ont vite clôturé le débat en disant que nous devons opter pour le scrutin majoritaire. D’après eux, c’est pour avoir un gouvernement fort qui a le soutien politique et parlementaire nécessaire pour appliquer sa politique. Or, comment alors pouvons-nous le contrôler ?! Nous ne sommes plus sous une dictature. Chaque pouvoir doit avoir un contre-pouvoir. A mon avis, le système électoral actuel est inadéquat. Je parle de celui appliqué en 2014 et même celui qu’ils veulent appliquer lors des élections municipales. Il va conduire au même résultat que les élections de l’ANC et les législatives de 2014 : l’éparpillement des voix, et le parti qui gagne 30% des votes règne sur tous et fait ce qu’il veut. Et ça, ce n’est pas démocratique.

Comment alors percevoir la crise de l’ISIE ?

Le grand problème de toutes les instances, c’est qu’elles sont toutes élues par l’Assemblée. Ce qui nuit à leur indépendance. A voir la manière de l’Assemblée de nommer les membres de ces instances, il est clair qu’il n’y a plus d’indépendance. Les nominations ne dépendent pas des critères objectifs, des compétences, etc. C’est plutôt une question de calcul. L’Instance se constitue de neuf membres, dont il faut avoir le vote de la majorité. Peu importe le parti représenté. Avec cette majorité, il peut contrôler l’Instance. C’est pour cette raison que Chafik Sarsar a démissionné : il a perdu le soutien de la majorité. Quand il propose quelque chose, il y a cinq membres qui refusent, en disant que « nous sommes cinq contre quatre » ou « nous sommes six contre trois ». Et dans tout ça, Ennahda a joué un rôle destructeur. Récemment, elle l’a fait avec la complicité de Nida Tounes.

Par conséquent, celui qui devrait arbitrer (les membres des conseils des instances) n’a plus de crédibilité. Il subit des pressions et travaille sous la contrainte de la majorité. Comment voulez-vous que les gens croient que les résultats sont crédibles et les acceptent ? C’est ici le danger. Il n’y a pas plus dangereux que  mettre en doute un scrutin. Il y a des pays qui sont rentrés en guerre civile parce que le résultat des élections a été mis en doute.

Quels sont les autres obstacles auxquels fait face la transition démocratique ?

La transition démocratique a besoin de grandes réformes. La première est la réforme de l’Etat. Il faut que l’Etat change d’une façon qui correspond à notre situation actuelle. Sans parler de sa politique et tout le reste. Malheureusement, aujourd’hui, nous en sommes loin. C’est désolant, mais il ne faut pas perdre l’espoir.