Sous ses airs d’humilité, Tunis by Night se veut un film nocturne. Mais la nuit en question, on n’est pas sûr que ce soit celle où toutes les chattes sont noires. Compte tenu du genre de cinéma guindé mou que pratique Elyès Baccar, on pencherait pour un tiers de nuit tracté par un point de vue centripète qui rapatrie chaque fois ses films dans une dimension intime, comme pour tenir le drame dans ses bras. L’argument pioche dans l’avant 14 janvier 2011. On apprend que le père, Youssef, campé par Raouf Ben Amor, est l’animateur d’une émission radiophonique nocturne depuis vingt cinq ans. En écho à l’immolation du jeune Bouazizi, il décide de cracher le morceau en live, lors de l’ultime épisode de son émission. Le refus des instructions du directeur de la radio, un pion du régime, lui vaudra alors coupure d’antenne et interrogatoire par la flicaille. Ce n’est pourtant pas ce refus, traité en pilotage automatique, qui fait le drame dans Tunis by night.

Car, pour qu’il y ait drame, il faut qu’il y ait victimes et dommages collatéraux. Et comme dans tout drame familial, tout se complique ici. En Youssef, le journaliste et le père de famille meurtri ont décroché : délaissant son épouse et ses enfants, le seul refuge qui lui reste est un bar mitoyen. Entre une mère voilée et résignée, jouée par Amel Hedhili, et un frère aîné religieux, incarné par Helmi Dridi, la cadette qu’endosse Amira Chebli, dans le rôle d’Aziza, est une fille en manque d’amour qui trouve dans les trémulations nocturnes de la drogue et de la musique un réactif plutôt idéal. Mais le drame ne vient jamais seul ; il entraîne dans ses bagages le désenchantement du père, le cancer de la mère, l’effort vain du frère, avant de se replier sur le visage d’Aziza dans sa tentative de suicide avortée. Sur ces lignes parallèles qu’un même événement recoupe sans qu’elles se rejoignent tout à fait, le film traîne la patte. On n’a pas vraiment le cœur à en dire du mal, mais le récit d’Elyès Baccar ne travaille qu’en surface ses ressorts scénaristiques.

Sans doute la formule n’est-elle pas neuve. Et l’on se doute bien qu’Elyès Baccar ne mêle pas la petite histoire à la grande histoire pour le plaisir de la fiction. Ce qu’il veut, c’est que l’une serve de catalyseur à l’autre. Mais il faut se farcir le premier tiers du film, où l’exposition des personnages se fait en bloc, pour que les ratés de la mécanique sautent aux yeux. À la remorque du scénario, la mise en scène en rajoute, compensant peu ou mal les problèmes d’écriture. L’insistance des gros plans nous avertit déjà que le drame est là. Inséparables des visages, les paroles longuettes importent assez pour que la caméra, expectative, épie leur résonance dans les reflets de l’œil et ne quitte pas les personnages. Seulement voilà : que ce soit dans la scène du live, pendant l’émission de Youssef, ou dans celle où Aziza tente de se couper les veines, le film a le plus grand mal à générer une tension ou à la maintenir en cadrage serré. La mise en situation assez prévisible vient appliquer ses coups de gomme sur la dramaturgie de cette tension escomptée.

En bord d’image, la morosité n’est pas loin. La tentative de mâtiner Tunis by Night d’une touche de film d’atmosphère pourrait à bon droit nous faire beugler au péché de l’esthétisme. En voulant prendre les vessies de ses personnages pour des lanternes, Elyès Baccar coche toutes les cases attendues, avec un montage qui nous fait sauter d’une case à l’autre : des artères du centre ville aux couloirs de la radio, et du bar à la maison où le couple fait chambre à part. Cette façon de filmer un Tunis en vase clos donne l’impression aux trois-quarts du film que tout se passe comme si le réalisateur ne savait pas trop quoi en faire avec cet écran de fumée. Cloisons étanches, vies sans contacts mutuels : il est impossible de déceler où saigne la blessure. La ville passe à l’arrière-plan ; ne compte plus que le crépuscule des cœurs, avec larmiches et cœurs brisés.

L’autre problème, c’est qu’on ne se sait pas trop lequel, des personnages ou des acteurs, empèse le plus le film. On connaît le refrain : puisque le microcosme familial est fracturé, ce serait naturel de mettre chaque personnage entre guillemets. Mais c’est une chose de filmer la fracture, c’en est une autre de renvoyer les acteurs à l’ombre d’où ils viennent. Si Raouf Ben Amor s’en tire grosso modo, la caméra ne le met pourtant pas à l’abri de la démonstration. Et si Amira Chebli se distingue par une justesse de jeu qui pourtant n’offre au spectateur qu’une maigre consolation, difficile d’en dire autant d’Amel Hedhili, dont le rôle est comme dessiné au crayon papier, ou de la prestation de Helmi Dridi qui s’oublie dans l’instant. Bon à faire de la mousse autour de son quarto, Elyès Baccar peine à convaincre dès qu’il fait mine de gérer la circulation de leurs points de vue avec une caméra bonne poire. Corsetée dans un écrin de joliesse, la morosité de Tunis by Night ne va pas ici sans mollesse. Ainsi veut l’ennui en teinte polie d’un drame familial.