C’est entendu, nous n’aimons pas les partis qui composent la majorité parlementaire, ni Nida Tounes ni Ennahdha ni leurs satellites. Nous n’avons pas confiance en eux pour trouver des solutions à nos problèmes, nous savons qu’ils se soucient comme d’une guigne de la misère et de la dignité populaires, nous sommes convaincus que la démocratie politique n’est pas vraiment leur tasse de thé et qu’ils ne lui sont fidèles que dans la mesure où elle sert leurs intérêts. Nous avons parfaitement raison aussi de nous méfier de leurs dirigeants, trop souvent âpres au gain, versatiles, cupides, carriéristes et intrigants, aussi bornés qu’une vache dans les prés. Nous voudrions ne plus les voir imposer leur autorité sur l’assemblée ou le gouvernement. Fort bien. Il y a pourtant un argument très dangereux que l’on entend de plus en plus souvent et sur lequel j’aimerais dire quelques mots.

Qu’il s’exprime à travers l’exigence d’un gouvernement de « compétences » et de gestionnaires ou d’un gouvernement sans « quotas partisans », – constitué donc en dehors des rapports de force parlementaires  -, cet argument légitime l’autonomisation de l’Exécutif par rapport au Législatif, c’est-à-dire ipso facto  la marginalisation progressive des institutions élues. Ce type de discours procède d’intentions parfois malfaisantes mais ce n’est pas toujours le cas. Il traduit souvent le dégoût justifié que suscite la majorité des formations politiques existantes et la prise en otage de la démocratie par des partis anti-démocratiques. Il peut signifier aussi la volonté d’en finir avec les partis actuellement au pouvoir ou, plus minoritairement, celle de favoriser l’émergence d’autres formes de représentation et d’organisation plus proches des luttes populaires. Cependant, dans les conditions qui sont les nôtres aujourd’hui, le discours qui conteste l’organisation principalement partidaire du champ politique, les propositions ou les revendications qui impliquent d’écarter les partis des institutions ou de relativiser leur influence, menacent de fait la logique représentative parlementaire. Or, malgré les projets et les pratiques des députés et des courants politiques auxquels ils appartiennent, il n’en demeure pas moins que la prédominance constitutionnelle du parlement sur l’Exécutif est une conquête de la révolution contre le despotisme politique tel qu’il a été institué par Bourguiba et continué, dans une forme pleine de vers et de cafards, par Ben Ali.

La rhétorique anti-partis rejoint du reste les projets restaurationnistes de Béji Caïd Essebsi exprimés on ne peut plus clairement dans l’entretien qu’il vient de donner à Essahafa/La Presse (6 septembre). L’idée maîtresse autour de laquelle s’articule tout son propos est de réviser la constitution de façon à affaiblir la représentation parlementaire pour renforcer les pouvoirs de l’Exécutif et notamment ceux du président de la République. Ce qu’il souhaite, sans le formuler ici explicitement, c’est un système présidentialiste plébiscitaire sur le mode Bourguibien. En lui, somnole, n’en doutons pas, le rêve d’une présidence à vie.

Homme d’expérience, Béji Caïd Essebsi n’est probablement pas favorable à un parti unique, mais la volonté qu’il exprime est bien celle de soumettre l’assemblée élue, les instances constitutionnelles actuellement indépendantes, les partis politiques et mêmes les organismes de la société civile au contrôle sinon à l’autorité de l’Exécutif et du chef de l’Etat. Plus exactement, dans l’optique qu’il développe dans cet entretien, il introduit visiblement une hiérarchie au sein même de l’Exécutif : au président, la politique, au gouvernement, la gestion. Cela est manifeste par exemple dans la manière dont il parle du gouvernement Chahed. Dans la division des tâches, celui-ci semble n’avoir pour fonction, en effet, que d’assurer la mise en place des réformes urgentes – ce que l’on doit évidemment comprendre comme l’application des décisions du Fonds Monétaire International (FMI) et de l’Union Européenne (UE).

L’intention présidentialiste et autoritaire de Béji Caïd Essebsi donne son sens à son attachement à la loi sur la réconciliation, c’est-à-dire avec les réseaux bureaucratiques et affairistes de l’ancien régime. C’est ce que montre aussi son dernier entretien. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si, en réponse à une question du journaliste sur la réconciliation, il réduit la révolution à une sorte d’épiphénomène non-historique, un accident malencontreux, mais réparable, un « instant de colère, de haine et de revanche », « œuvre de projets politiques extrémistes de gauche ou de droite ». Peut-on dire plus clairement qu’il faut effacer la révolution de notre histoire, c’est-à-dire souiller sa mémoire et remettre en cause ses principaux acquis dont la forme constitutionnelle du système politique n’est pas le moindre ?

Sans parler des « initiatives présidentielles » qui court-circuitent régulièrement le pouvoir parlementaire, ce n’est pas la première fois que le président suggère son ambition de modifier la constitution. Tout récemment, il l’avait à nouveau évoquée en saisissant l’opportunité de la journée nationale de la femme et de la popularité acquise dans certains secteurs de la société en raison de ses déclarations démagogiques concernant l’égalité successorale. Dans son dernier entretien, il use bien sûr du même stratagème, réaffirmant sa « foi dans l’égalité totale » entre les deux sexes. Mais ce qui aujourd’hui lui fournit une bonne occasion d’attaquer de manière frontale la constitution, de contester l’autorité parlementaire, le poids politiques des élus et celui des partis, c’est tout autre chose. Ce sont les déceptions et les polémiques suscitées par l’impuissance du premier gouvernement Chahed. Ce sont surtout les odeurs fécales qui enveloppent la formation du nouveau gouvernement.