Dans un tweet posté le 23 juillet, Chawki Gaddes, le président de l’Instance Nationale de Protection des Données Personnelles (INPDP), s’inquiète de « l’insouciance de l’opinion publique en ce qui concerne le projet de loi sur la CIN biométrique programmé en plénière ». Et il n’a pas tort. Ce projet de loi déposé à l’ARP en août dernier doit être discuté par les députés à la prochaine rentrée parlementaire sans avoir provoqué le débat et les contestations qu’il mérite. Cette loi en cours d’adoption amende la loi N°27 de 1993 concernant la carte d’identité nationale pour y introduire au moins deux principes particulièrement dangereux pour les libertés individuelles. Le premier de ces principes est l’abaissement de 18 à 15 ans de l’âge de l’obtention obligatoire d’une carte d’identité. On le sait, en Tunisie, on atteint désormais la maturité sexuelle à 16 ans, on est mûr civilement et politiquement ou pour avoir un permis de conduire à 18 ans, mais on est mûr pour être fiché, contrôlé, surveillé et éventuellement réprimé à 15. La maturité du point de vue de la police signifie la dangerosité. Le deuxième de ces principes concerne la carte d’identité biométrique, appelée à remplacer les cartes dont nous disposons actuellement.

Pour ceux qui l’ignorent, la carte d’identité biométrique est dotée d’une puce électronique pouvant contenir toutes sortes d’informations personnelles (l’ADN, par exemple, ou les amendes pour excès de vitesse que vous avez payées ou omis de payer) qui seront centralisées et auxquels auront en principe accès les seules services du ministère de l’Intérieur. Ce système permet théoriquement à la police d’enregistrer en un seul fichier informatique, consultable en un clic, tout ce que bon lui semble sur chaque citoyen. Dans les Etats plus démocratiques que le nôtre, la nature des données figurant sur les puces biométriques, les conditions de stockage de l’information, la possibilité de croisement, ou de centralisation des fichiers, l’accès à ces fichiers, sont définis par la loi. A des degrés divers, des instances, dans et hors l’Etat, contrôlent et censurent l’usage qui est fait des données récoltées et assurent au moins en partie le respect de la législation. Cela ne fait pas de ce type de technologies autre chose que des technologies policières, liberticides, mais, enfin !, elles sont plus ou moins encadrées par la loi. C’est déjà ça.

En Tunisie, il y a tout à craindre. La sur-puissance du ministère de l’Intérieur, la tradition répressive des forces sécuritaires, le peu de scrupules quant aux moyens employés, laissent penser en effet que la carte d’identité biométrique sera un formidable instrument de fichage et de flicage électronique de la population – de chaque individu – qui sera associé à l’ensemble des nouvelles technologies d’identification, de reconnaissance et de surveillance. Certains propos de Hédi Majdoub, le ministre de l’Intérieur, confirment d’ailleurs les pires appréhensions. Je lis, en effet, dans une dépêche de la TAP du 9 juin dernier que la carte d’identité biométrique constituerait « la pierre angulaire d’un ensemble de projets à l’instar du passeport biométrique, de la vérification électronique des empreintes et du lancement, à partir de cette année, du projet d’installation de caméras de surveillance à l’entrée des villes et dans les grandes places publiques ».

L’instabilité des institutions politiques, la versatilité des gouvernants et des parlementaires, l’absence d’instances de contre-pouvoir ou de contrôle effectif des institutions de l’Etat, l’opacité qui règnent au sein de celles-ci, le caractère labile des textes juridiques, leur application pour le moins capricieuse et enfin tous les travers que nous incluons dans le terme de corruption, n’augurent pas en outre d’un usage des fichiers biométriques que l’on pourrait qualifier de démocratique et respectueux des libertés individuelles.

L’indifférence généralisée de l’opinion publique que regrette Chawki Gaddes et le peu d’engagement des partis et des associations démocratiques s’expliquent par ailleurs aisément. Le propre des technologies sécuritaires est justement de paraître « neutres », des choses techniques, produites « naturellement » par le progrès scientifique – et donc supposées dissociées de la politique et des luttes, c’est-à-dire intérêts divergents, des rapports de forces, de la controverse et de la violence. Ces technologies semblent portées par l’irrésistible et réputée bénéfique marche de la modernité et par la rationalisation nécessaire – croit-on – des activités humaines. Elles tendent à se globaliser à l’ensemble de la planète et, déjà, d’autres pays arabes nous ont précédés dans cette voie. On les appréhende du point de vue de leur efficacité et des avantages, parfois réels, qu’elles sont susceptibles de procurer à tout un chacun (plus de facilités dans les démarches administratives, dans le cas de la carte d’identité biométrique).

Que la police les utilisent abondamment ou voudraient pouvoir le faire devraient pourtant inciter à la méfiance, du moins, en Tunisie, ceux qui ne considèrent pas la centralité du ministère de l’Intérieur, caractéristique de l’Etat tunisien, comme un fait allant de soi. Ce n’est pas le cas. Bien au contraire, la modernisation de la police est souvent perçue comme une garantie contre ses « dérives » répressives, comme si la violence policière était l’expression de son archaïsme et de la persistance de « mentalités » non-modernes. Surtout, on voit dans la modernisation de la panoplie policière et de ses instruments de travail une réponse nécessaire aux problèmes dit sécuritaires, que ce soit le terrorisme jihadiste, la visibilité accrue de la délinquance que donnent à voir les médias, le désordre ambiant ainsi que tous les comportements qui témoigneraient de l’incivisme que l’on prête aux Tunisiens et notamment aux classes populaires. Toutes ces raisons concourent à rendre largement inaudible toute contestation, fut-elle parfaitement documentée et argumentée, des périls que représente la biométrisation policière, non seulement pour les quelques libertés douloureusement conquises mais pour les combats à venir et plus encore pour tout notre mode de vie. Les rares propos critiques formulés à l’encontre du projet de loi sur la carte biométrique s’en tiennent ainsi à des questions parfaitement secondaires comme la mention ou non de l’adresse ou de la profession sur les nouvelles cartes d’identités ou encore sur le coût de leur fabrication.

Mais l’indifférence aux questions, pourtant graves, posées par ce projet de loi s’explique aussi par la multitude des sujets d’inquiétude, particulièrement oppressants pour la majorité de nos concitoyens. Quant aux plus politisés d’entre eux, ils sont confrontés à une préoccupation qui peut paraître plus immédiate, plus urgente, prioritaire. En l’occurrence, la violence sécuritaire et tous les faits de coercition qui sont de l’ordre de la répression politique, qui battent en brèche sans détour les acquis démocratiques de la révolution, restreignent les libertés et portent atteinte aux droits de l’homme. L’opinion publique la plus sensible à ces menaces ne fait pas cependant le lien entre ces questions et la technologisation des instruments dont dispose le ministère de l’Intérieur. Autrement dit, la violence brute du bâton masque la violence douce de la technologie mise au service de la police.