Combien de reportages, d’interviews et d’articles nous faut-il pour contrecarrer l’image bourrée de préjugés et de mépris véhiculée par les médias mainstream sur la migration et les migrants ? En empruntant à Malraux sa célèbre phrase « l’art est la chose qui résiste à la mort », Deleuze énonce que l’œuvre d’art résiste aux dogmes de la « société de contrôle » où l’information dominante n’est que peu ébranlée par la contre-information. Nawaat a rencontré quatre artistes, occasion d’une immersion dans l’approche de chacun de la thématique de la migration.

Ismaël et les « hackers des frontières »

Faire un film concernant les migrants était une réaction instinctive plutôt qu’une décision réfléchie pour Ismaël. En mars 2011, Ismaël et deux amis cinéastes, Ala Eddine Slim et Youssef Chebbi, sont partis avec leurs caméras vers le sud où, en plein désert, à sept kilomètres de la frontière avec la Libye, fut installé le camp de réfugiés Choucha. Trois semaines dans le camp et plus d’un an de réflexion et de montage ont abouti au documentaire Babylon, qui a reçu, en 2012, le Grand prix de la compétition internationale au Festival International du Documentaire (FID) à Marseille.

« Nous avons eu envie d’être là, de vivre ce moment avec ces gens… Le film s’est construit par rapport à notre expérience dans le camp », se souvient Ismaël. Babylon, qui n’a pas de sous-titres, propose un format « complètement à l’envers du traitement médiatique », selon les termes d’Ismaël. S’intéressant plus « à la forme qu’à l’information elle-même », il considère que le cinéma permet d’entendre « la complexité humaine » de l’image souvent diffusée dans les médias : une masse de personnes qu’on appelle « les réfugiés ». De ce groupe généralisé, Ismaël cherche à développer une conscience de « l’individu et la géographie qui l’entoure, des rapports qui peuvent exister dans un camp de réfugiés avec l’institution qui vient et crée, au milieu de cet espace, la ségrégation que les gens eux-mêmes reproduisent ».

« Il n’est jamais question de faire un film sur, mais autour ou bien au milieu des gens », explique Ismaël, qui travaille actuellement sur un film concernant les réfugiés syriens au Liban. Il s’agit de s’immerger dans la vie des gens, d’arriver en tant qu’individu parmi d’autres individus pour créer un rapport humain, pas de l’amitié mais de la confiance. « Le film se fait avec les gens, je n’impose rien, je ne conduis pas d’entretiens. Parfois ils parlent, parfois je parle avec eux. Je ne pose jamais de questions d’ordre politique, mais sur leurs vies, leurs envies, leurs désirs, leurs rêves, leurs déceptions ». Pour Ismaël, ce processus de création consiste aussi à essayer de « se libérer, de se détacher de toutes les normes » imposées par les institutions à tous les niveaux : l’Etat, les médias, l’argent, le système économique et politique… etc. Aujourd’hui, le journaliste, le cinéaste et le photographe se servent du même format numérique qui est imposé par l’industrie. Cette sorte de « technologie totalitaire », comme le décrit Ismaël, « rend le travail de l’artiste encore plus important et encore plus intéressant », car « même si tu as la même caméra que tout le monde, tu vas essayer de créer quelque chose qui déborde de ce cadre strict, qu’il soit informatique, journalistique ou médiatique ».
Ismaël retrouve beaucoup de parallèles et de paradoxes entre les différentes normes et frontières qui s’imposent dans l’espace virtuel et réel. Pour le cinéaste, « choisir un cadre, c’est comme mettre des frontières, une manière de trouver un petit espace dans toute cette réalité ». Observant la confrontation entre virtuel et réel comme un champ d’expérimentation fertile, Ismaël perçoit « les populations nomades, que ce soient les réfugiés, les migrants, les Touaregs, les Rroms, qui bougent de façon insoumise » comme « des hackers des frontières, qui rentrent dans des endroits auxquels on n’a pas accès ».

Sophia Baraket, les migrants sur la ligne de front

« Would you live here ? » [Vivriez-vous ici ?]. Sophia Baraket, 33 ans, photographe, a posé cette question rhétorique lors du festival Jaou Tunis aux visiteurs de son installation éponyme. À l’intérieur d’un conteneur bleu sur la plage du Kram, au milieu d’un noir abondant, la voix féminine d’une inconnue qui pleure accapare les esprits. Les sanglots de la femme laissent place à un flux d’images de la guerre que nous avons vues et revues sur les écrans durant les dernières années. Seulement, ces images ne sont plus utilisées d’une manière éphémère, ni comme fond d’écran muet d’un présentateur de journal télévisé, mais elles submergent l’espace.

Devant son conteneur magique qui nous transporte de la plage paisible du Kram aux fronts de guerres contemporaines, Sophia était à l’accueil.

L’idée de cette installation est partie d’un constat amer lors des déplacements de masse qu’a connu le monde ces dernières années et des réactions qui ont en découlé. Une bonne majorité, pas toutes mais les plus visibles et marquantes, furent des commentaires, demandant à ce que tout ce beau monde rentre chez lui. Soit, mais il n’empêche que chez eux, c’était la guerre, tout bêtement, il leur était impossible d’y retourner. Sophia Baraket

C’est ainsi que l’artiste démontre l’absurdité de la situation. « Je n’arrivais pas trop à saisir le cheminement de ce type de réflexion. Ça reviendrait à dire que si votre maison est incendiée par accident, il vous saurait gré d’y rester tout de même. Transposez cela sur un pays entier en délabrement », développe Sophia Baraket. Curieuse de voir les réactions des visiteurs, Sophia avance vers chaque groupe et l’interroge : « Qu’en pensez-vous ? ». Les réponses sont, pour la plupart, émotionnelles. Le sentiment inconfortable d’enfermement s’accentue avec les bruits grouillants des armes à feu qui se lancent de partout. « Vivriez-vous ici ? Le but est, justement, de permettre à une personne lambda de vivre cette immersion, ne serait-ce qu’un seul instant, dans ce que peuvent vivre des milliers de personnes au quotidien », explique-t-elle.

Ce n’est pas la première fois que Sophia travaille sur la question de la migration. Durant les six dernières années, elle a pris des centaines de photos de réfugiés dans différents pays. Entre un regard emprunté au photojournalisme, brouillé par les urgences du terrain, et la soif de comprendre et d’écouter l’autre avant de le prendre en photo, Sophia essaye de garder un regard critique sur les clichés de l’actualité. « La véritable injustice serait due au peu de temps alloué aux divers sujets. Le temps passé sur le terrain permet d’humaniser son sujet, du fait qu’on s’y lie soi-même et qu’on approfondit l’information le concernant », décrit Sophia. Et elle poursuit : « quand un média vous envoie en une journée de couverture, vous ne pouvez que produire des images et non pas comprendre réellement ce que vous-même êtes en train de faire ». Sophia conteste les images « généralisées » et « anonymes » des médias qui forment une image figée des réfugiés. Elle essaye donc d’avoir des histoires individuelles et précises qui représenteraient la réalité et non l’actualité.

Dans le camp de Choucha, Sophia a croisé plusieurs réfugiés venant de la Libye sinistrée.

Ce qui m’avait marquée était l’instinct de survie au-dessus de tout drame. Le camp, qui à ses débuts était un camp de fortune, s’est vite transformé en camp organisé, durable. On pouvait y retrouver épiciers, fripiers, coiffeurs et commerçants en interne. C’était devenu une ville dans la ville, aménagée de manière communautaire, tout comme n’importe qu’elle autre société s’organiserait », se souvient Sophia. Et elle conclut : « ce sont les petits détails du quotidien et notre façon de remettre en question tous les préjugés qui peuvent matérialiser une certaine résistance. Cette résistance doit être dans chaque instant. Sophia Baraket

Maki Berchache, la légitimité du vécu

« Il est important de laisser sa propre trace », insiste Maki Berchache, 28 ans, de Zarzis. Son visage souriant s’affiche sur l’écran de l’ordinateur connecté à une webcam. Il vient de rentrer chez lui, après une journée de travail dans un restaurant de Paris, où il s’est installé depuis six ans. Maki n’est pas un cinéaste. En 2011, alors qu’il travaillait dans un hôtel à Zarzis, il a décidé de traverser la Méditerrané pour s’installer en France. Au cours de son périple, entre désillusion et rêves, l’idée d’un documentaire s’est imposée. « Je ne l’ai pas choisi. Ça s’est imposé tout seul ! », nous confie Maki. Brûle la mer, premier documentaire de Maki, coréalisé avec Nathalie Nambot, retrace le périple de Maki entre les deux rives de la Méditerranée. Entre récits de ses amis, compagnons de route, ses propres textes et des reconstitutions de quelques événements de son aventure, le film essaye de dresser un portrait différent de la migration clandestine et de l’immigré du Sud assoiffé de liberté. Brûle la mer propose « un récit qui part de l’évidence que chacun de nous a le droit de rêver, de vivre et surtout d’être libre », selon l’artiste.

Travaillant dans la restauration, Maki n’avait aucune ambition de réaliser un film. L’idée lui tombe dessus comme une obligation quand, au bout de la vingtième interview, il découvre que ses propos ont été, pour la énième fois, déformés, coupés et collés sur des images qui n’avaient rien à voir avec les faits réels. « Je ne sais pas comment ils font pour mettre en forme mes paroles de façon à ce qu’aucun message ne puisse être transmis correctement. C’est du génie de la manipulation ! », s’exclame-t-il avec ironie. En mai 2011, le nombre de Tunisiens arrivés en Europe par bateaux clandestins est estimé à 25000. A Paris, incapables de satisfaire leurs besoins les plus élémentaires, des centaines de harragas ont protesté dans la rue afin d’avoir un logement et un laisser-passer temporel pour chercher un travail. Sur le front de cette bataille, Maki a été choisi comme un des portes paroles du mouvement. Ses années de service dans les hôtels de luxe à Zarzis l’ont aidé à maîtriser la langue de Molière. Et pourtant, il estime qu’il n’était pas compris par ses interlocuteurs des médias français.

Dans leur film documentaire, Maki et Nathalie ont choisi un format souvent utilisé dans le cinéma amateur, le Super 8, une manière de contester l’industrie médiatique qui zappe ce qu’est « le rêve de l’Europe ». Pour Maki, il se traduit en une autre expression : « le rêve de vivre libre ».

Je fais partie de la génération Ben Ali qui n’avait pas le droit de parler politique, qui n’avait pas le droit de voyager, ni de rêver. À l’époque, nous n’avions même pas le droit d’aller dans certaines plages de ma ville, réservées aux touristes. J’étouffais malgré le beau temps, et même au lendemain de la révolution. Maki Berchache

Loin de faire un plaidoyer pour les harragas, Maki voulait, à travers son documentaire, « donner la parole aux jeunes immigrés, sans restrictions, sans jugements et sans misérabilisme ». Aucun mot d’excuse, de remord ni de justification n’a été énoncé durant le film. « Je ne voulais ni persuader les Européens de la bonté des immigrés, ni convaincre ces derniers de revenir chez eux. Le but était de transmettre un ensemble de ressentis personnels et collectifs sur un malaise invisible vécu par chaque immigré. En fait, nous étions tous déchirés entre la joie de trouver la liberté d’être et la peur de perdre son identité sous la pression de l’intégration », explique Maki.

Les idées reçues, ennemies jurées de Maki, surgissent sur les deux rives de la Méditerrané. « Certains Tunisiens considèrent les premiers harragas de la post-révolution comme des traîtres et certains Français les considèrent comme un danger imminent. Alors que la réalité est beaucoup plus complexe que l’espoir abandonné au Sud et perdu au Nord », conclut Maki, qui prépare un deuxième documentaire, un nouvel essai cinématographique qui traitera de la question des frontières.

Photo : par Pierre Gassin

Marianne Catzaras, quand le « chez-soi » n’existe pas

« Tous les marginaux de la terre se posent comme des funambules sur une espèce d’horizon-frontière entre les mondes. Ils ne comprennent pas que derrière, c’est hostile, et que devant, c’est hostile. Ils sont comme des gens en haute-mer, sur une barque qui va dans tous les sens. On ne sait pas où aller. On n’a pas posé l’ancre mais le bateau continue à couler », médite Marianne Catzaras. Elle aime bien user d’images et de métaphores. Son langage se colore d’allusions à la mer et aux espaces de transit : quais, stations de péage, cales de navires. Elle n’emploie pas les termes de « migrant » ou de « réfugié » et leur préfère celui d’ « étranger », qui erre entre pays et frontières, et pour qui le concept de « chez soi » n’existe pas.

Née dans « une maison de migrants » grecs à Djerba et ayant passé des années entre les deux rives de la Méditerranée, Catzaras se voit elle-même comme étrangère. Son regard sur la migration s’imprègne de son histoire de famille, des impressions laissées par les centaines de personnes retenues aux checkpoints européens et d’une quête personnelle qu’elle appelle « migration interne ». Les 14 et 16 mai, Catzaras a présenté « Jnayna, Hayder, Nour et les autres », une pièce créée dans le cadre du festival Jaou Tunis. Après trois mois de conception et de répétitions, Catzaras et son équipe de sept jeunes Tunisiens ont restitué leur œuvre au port de la Goulette. « Raconte-moi ton histoire de départ », a-t-elle suggéré à chacun au début du projet. Des sept monologues créés, l’artiste a tissé une seule ligne narrative entre comédie et mélancolie, volonté d’émancipation et condamnation à l’isolement.

Dans le cadre du même festival, à quelques kilomètres de la Goulette, Marianne Catzaras a exposé, à Dar Kheireddine au Kram, une série de photos-portraits de mères de disparus en mer. Les visages de certaines d’entre elles paraissent familiers, ayant déjà été filmés par les caméras des médias, photo du fils ou de la fille perdu-e à la main. Quelle est la différence entre le traitement médiatique et le traitement artistique de la migration ? Catzaras distingue « l’information des médias » de « l’information subjective, intérieure du créateur ». « Quand je travaille dans la création, je ne réfléchis pas », nous confie l’artiste, qui porte également la casquette de journaliste. Dans ce processus de création, le récit personnel se mélange à « une identité collective, une intimité culturelle : son enfance, ses parents, son pays, les livres lus, les autorités subies, la musique écoutée, les goûts dégustés, les odeurs ressenties… »

Il n’empêche que, pour Catzaras, le travail du journaliste et celui de l’artiste se complémentent, puisqu’ils se servent d’outils différents et qu’ils disposent de regards différents sur le monde. « Le journaliste qui photographie à Lampedusa les gens qui arrivent, vivants ou morts, c’est peut-être plus poignant que nous, avec nos obsessions personnelles aussi, que l’on greffe sur le monde politique », préfère-t-elle tempérer.