Chers professeurs, quarante ans après vous avoir perdus de vue, je ne sais pas si vous appartenez encore à ce bas monde, mais ceci n’a aucune importance. Ce qui compte le plus pour moi, c’est de vous rendre un hommage solennel et appuyé et de vous exprimer toute ma gratitude. Madame et Monsieur Lefèvre, ce qui a ramené votre souvenir si lointain à la surface de ma mémoire, ce sont les soubresauts chaotiques que traverse mon pays six années après la chute de Ben Ali, le 14 janvier 2011. Et ce sont surtout toutes les grèves et menaces de grèves de nos enseignants, qui malheureusement sont en train de saper les fondements de notre éducation nationale, risquant ainsi d’hypothéquer l’avenir de nos enfants et par ricochet celui de toute une nation. A l’aune de toutes ces revendications syndicalistes, aussi excessives et fantaisistes soient elles, je n’ai pas trouvé, après avoir tant fouillé dans mon passé, de meilleur exemple d’abnégation, d’altruisme et de don de soi que celui que votre couple avait incarné.
Madame et Monsieur Lefèvre, vous m’avez enseigné respectivement la langue française et les sciences mathématiques au lycée de la Goulette – Banlieue Nord de Tunis. C’était au tout début des années soixante-dix, l’époque où le ministère de l’Education nationale faisait appel aux enseignants français pour épauler leurs collègues tunisiens dans leur rude tâche de dispenser le meilleur enseignement possible des sciences, de la technologie et de la littérature. Je me rappelle encore, comme si c’était hier, de vous, Madame Lefèvre, et de votre tablier d’un blanc immaculé. Vous nous accueilliez chaque matin le sourire aux lèvres. Et avec votre bonhommie désarmante, vous nous preniez précautionneusement par la main pour nous faire découvrir la langue française, ses secrets et ses illustres auteurs, ainsi que leurs chefs-d’œuvre. Mais pas seulement, vous nous transmettiez aussi des valeurs telles que la rigueur dans le travail, le plaisir de l’effort, la tolérance envers ceux qui sont différents de nous et surtout le respect. Vous manifestiez aussi de l’empathie envers ceux qui étaient dans le besoin parmi nous ; et ils étaient nombreux à cette époque. Vous leur veniez en aide, autant que vous le pouviez, et de la manière la plus discrète.
Mais le souvenir le plus vivace que je garde de vous Madame, c’est le jour où vous avez décidé de votre propre chef de nous emmener voir le nouvel aéroport Tunis-Carthage qui venait d’être inauguré par le Combattant suprême. Lequel aéroport était considéré à cette époque comme étant le temple de la modernité dans une Tunisie qui venait de se réveiller au monde.
Chaque samedi après-midi, vous preniez quatre d’entre nous dans votre petite voiture blanche dont j’ai oublié la marque. Vous mettiez trois élèves à l’arrière et un autre à l’avant, et vous vous dirigiez vers ce grandiose lieu de transit. Nous découvrions alors ensemble cette belle architecture avec nos yeux d’enfants émerveillés. Vous preniez un plaisir fou à nous expliquer ce qu’est le tarmac, ce qu’est une caravelle ou un Boeing, de quoi l’équipage à bord d’un avion était composé, et comment il travaillait. Ce souvenir-là est resté profondément gravé dans ma mémoire.
Quant à vous, Monsieur Lefèvre, vous paraissiez moins attendrissant que votre épouse, déformation professionnelle oblige. Vous nous enseigniez les maths et la rigueur qui allait avec. Bien que nous n’étions pas tous doués, vous vous échiniez quand même à nous faire comprendre les formules les plus compliquées. Et comme pour casser l’ image de rigueur que vous donniez de vous-même et à laquelle nous étions tous habitués, vous rameniez, tel l’amoureux du septième art que vous étiez, votre petit appareil de projection 16 millimètres tous les samedis après-midi pour nous faire visionner, dans une des salles de la maison de jeunes, située en face de notre lycée, des documentaires sur la jungle africaine et ses fauves, le désert du Hoggar, Paris et sa Tour Eiffel… Il nous est même arrivé de voir de longs métrages, dont celui de Sans famille et de son Joli cœur. C’étaient de véritables occasions d’immersions que vous nous offriez chaque samedi après-midi dans des univers aussi merveilleux qu’étonnants. Juste après la projection, vous nous appreniez, une étincelle de joie dans l’œil, à commenter les images et à débattre des thèmes des films qu’on venait de voir. A cette époque, les téléphones portables, les microordinateurs, Facebook et les jeux vidéo n’existaient pas. Notre seul refuge était l’école ou le lycée, lieux de nos amusements les plus fous et de nos loisirs les plus attendus.
A la fin de l’année scolaire, ensemble vous distribuiez des livres qui parlent d’animaux et de nature aux plus sérieux et aux plus brillants d’entre nous en guise de récompense. Ces livres, vous les achetiez avec votre propre argent.
Voilà donc à quoi ressemblait l’enseignement à votre époque. Il venait du cœur, il était sans calcul et sans arrière-pensées. Je ne me rappelle pas un jour vous avoir entendus nous exhorter à prendre des cours particuliers en contrepartie d’un montant bien précis ; je ne me rappelle pas un jour vous avoir surpris en train de marchander avec vos les élèves les notes des épreuves d’examens ; je ne me rappelle pas un jour vous avoir vus faire grève pour quelque revendication que ce soit ; je ne me rappelle pas un jour vous avoir vus vous s’absenter pour quelque raison que ce soit ; je ne me rappelle pas un jour vous avoir entendus appeler au départ du ministre de l’enseignement ou qui que ce soit parmi les responsables de l’Education nationale. Vous étiez voués corps et âme à votre métier, parce que pour vous l’enseignement n’était pas une simple profession, c’était beaucoup plus que ça, un art à part entière. Hélas, c’était une autre époque.
Au lieu de moraliser avec ce ton nostalgique (nostalgie que je comprends), d’insinuer que les profs français sont intrinsèquement meilleurs que ces “arabes” de tunisiens (l’éducation nationale française est aussi en crise) et d’opposer le passé au présent, comme si il y a eu rupture de l’histoire et qu’il n’y avait pas de continuité entre ce “glorieux” passé et ce “désastreux” présent, peut être essayer de comprendre le mouvement historique qui a menée de cette époque que vous romancez à aujourd’hui. Peut être que ce que nous vivons aujourd’hui n’est finalement que l’impasse sur laquelle débouche inéluctablement la logique qui a gouvernée ces temps que vous regrettez, une fois ses contradictions devenues mures. Je sais qu’à votre age c’est difficile de poser une telle hypothèse et le poids de l’endoctrinement bourguibiste n’y aide pas. Mais moi et d’autres la posons et voulons tout refaire de zéro.
“La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques […] pour ne laisser subsister entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du «paiement au comptant». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l’individu devenu simple valeur d’échange; aux innombrables libertés dûment garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l’unique et impitoyable liberté de commerce. En un mot, à l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.
La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités considérées jusqu’alors, avec un saint respect, comme vénérables. Le médecin, le juriste, le prêtre, le
poète, l’homme de science, elle en a fait des salariés à ses gages.”