«  Le gouvernement a décidé de céder la part de l’Etat dans la société Carthage Cement  », avait déclaré Lamia Zribi, ministre des Finances, lundi 27 février à l’issue d’une audition au sein de la Commission de la réforme administrative, de la bonne gouvernance, de la lutte contre la corruption et du contrôle de gestion des deniers publics de l’ARP. Selon la ministre, cette décision a été motivée par les «  problèmes financiers  » de Carthage Cement qui se trouve dans «  l’incapacité de respecter ses engagements envers les banques  », avant de préciser que «  l’Etat ne pouvait plus se permettre de se maintenir dans des secteurs compétitifs  ».

Ce que la ministre omet de dire, c’est que cette décision a été accélérée par le blocage de la deuxième tranche du prêt de 2,8 Milliards de dollars accordé par le FMI. Celui-ci a été compromis après la visite du Chef de Mission du FMI, Björn Rother, en Tunisie. D’après l’accord signé en Mai 2016, le gouvernement tunisiens s’est engagé à entamer des reformes structurelles urgentes afin de « protéger les finances publiques », notamment par la vente des biens confisqués.

L’Etat tunisien détient directement et indirectement (par la confiscation des parts de BINA Corp) un bloc majoritaire dans l’actionnariat de la société.

Cette cession de capital avait d’abord été annoncée en Octobre 2012, par le ministère des Finances, qui a un Appel à manifestation d’intérêt, avant d’être suspendue quelques semaines plus tard. La gestion l’opération avait d’ailleurs été attribuée à Swicorp de Kamel Lazaar. En juillet 2015, Radhi Meddeb, alors président du conseil d’administration de Carthage Cement, avait indiqué que «  la privatisation ne devrait se faire que dans un ou deux ans, une fois que la situation de la société est assainie et que ses projets de développement sont mis en place  ».

De la constitution frauduleuse à la confiscation

Carthage Cement a démarré son activité en 2009. Elle provient d’une scission au sein des Grandes Carrières du Nord (GCN), propriété de Lazhar Sta. La société a connu une évolution spectaculaire avec l’arrivée de Belhassen Trabelsi comme associé : d’une carrière de production d’agrégat (gravier) pour le secteur du bâtiment, elle a été propulsée dans la production de béton prêt à l’emploi (ready-mix), pour ensuite se doter de la plus moderne des usines de production de ciment du Maghreb, grâce au concours de 422 millions de dinars débloqués par la plupart des banques de la place (alors que le Fonds de Commerce de la GCN était estimé à seulement 8 millions de dinars). En l’espace de trois ans, le chiffre d’affaires a augmenté de 240% en passant de 9,7 MDT en 2007, à 23,3 en 2010.

Dès sa constitution, Carthage Cement a commencé par des actes frauduleux. Selon le rapport de la Commission nationale d’investigation sur la corruption et les malversations (présidée par Abdelfattah Amor) :

  • l’ex-président avait favorisé le projet de Belhassen Trabelsi au détriment d’un autre projet de cimenterie à Gafsa, en donnant un ordre écrit pour mettre en veilleuse ce dernier.
  • A peine quelques jours après sa création, Bina Holding (copropriété de Belhassen Trabelsi et de Lazhar Sta) avait acquis 58,62 % de la GCN avant même l’évaluation de ses fonds. Ceci avait permis à Belhassen Trabelsi de réaliser une plus-value sur la valeur réelle de la GCN.
  • Le transfert des dettes de la GCN à Carthage Cement pour un montant de 35,7 millions de dinars, dont 5,6 millions en impots. La STB, banque publique, avait préféré annuler une partie importante des dettes de Lazhar Sta sans raison valable, d’autant plus que ses sociétés n’étaient ni en difficulté financière ni sous le coup de poursuites judiciaires.
  • Les parcelles de la carrière de Jebel Rassas ont été comptablement évaluées à 138,3 millions de dinars, alors que sur le rapport de l’expert judiciaire, elles valaient 130,7 millions de dinars.

Dans la série des pratiques frauduleuses, le 10 novembre 2008, une assemblée générale extraordinaire de Carthage Cement, avait procédé à une réduction de capital de 66,3 millions de dinars, afin de constituer une semaine plus tard, un compte courant associés (CCA) du même montant (66,3 millions dinars) pour le bénéfice de BINA CORP et du Groupe STA (propriété de Lazhar Sta). Carthage Cement a ensuite procédé à trois augmentations de capital entre 2009 et 2010 : la première d’un montant de 29,2 millions de dinars, le 20 février 2009. La deuxième, d’un montant de 71 millions de dinars, est consécutive à l’introduction en bourse le 14 avril 2010. Enfin la troisième augmentation d’un montant de 2,7 millions de dinars, le 16 décembre 2010.

La constitution du CCA de 66,3 millions de dinars au profit de BINA CORP et de Lazhar Sta a elle aussi un caractère frauduleux, à trois égards. D’abord, le CCA provient d’une diminution de capital est illégale selon l’article 318 du Code des sociétés commerciales, car elle ne peut intervenir avant deux ans d’activité. Ensuite, le CCA prélève des intérêts très élevés, que l’entreprise soit bénéficiaire ou déficitaire. Selon les états financiers de Carthage Cement : «  ces comptes courants sont remboursables sur une durée de douze ans et productifs d’intérêts au taux du marché monétaire majoré de 3 points sans que ce taux ne puisse être inférieur à 8% l’an. Ils sont calculés par périodes de 3 mois. Les intérêts trimestriels ainsi calculés sont capitalisés et produiront eux-mêmes des intérêts  ». Or, les prêts contractés par Carthage Cement auprès des banques étaient à TMM+2,25%, et le taux du marché en vigueur à cette époque ne dépassait pas 5,26%. Et enfin, les montants inscrits dans ce CCA font partie d’un montage fiscal destiné à les exclure du résultat de l’entreprise, alors qu’ils viennent alourdir son passif. Au 30 Juin 2016, moins de huit ans après la constitution de ce CCA, les intérêts de ce compte ont atteint la somme de 35,9 millions de DT, soit 60% du montant de départ.

Le commissaire aux comptes de Carthage Cement, membre du bureau d’audit KPMG International, avait d’ailleurs certifié la régularité des comptes de l’entreprise à deux reprises, pour les exercices 2009 et 2010. En 2011, après la promulgation du décret-loi 2011-68 sur la confiscation des biens mal acquis, il y a eu un revirement. Le même commissaire aux comptes a soudainement reconnu des infractions qui remontent à 2009 : «  Les travaux d’audit des états financiers de l’exercice clos le 31 Décembre 2011, nous ont permis de relever des infractions commises par un responsable financier de la société au cours des exercices 2009, 2010 et 2011, dont notamment : la dissimulation de l’identité de certains bénéficiaires de traites émises par la société ; La falsification des signatures des représentants légaux de la société …  »

Par ailleurs, Carthage Cement a fait l’objet de deux redressements fiscaux qui concernent la période antérieure à sa confiscation :
Le premier a été notifié en Octobre 2010 et a couvert la période allant du 1er Janvier au 31 Décembre 2008. L’administration fiscale avait réclamé un complément d’impôts et de taxes d’un montant de 916.323 dinars, dont 299.478 dinars de pénalités. Sous l’injonction de Belhassen Trabelsi, Carthage Cement avait formulé son opposition quant aux résultats de la vérification, et l’administration fiscale n’avait pas donné suite à l’affaire.
Le deuxième a été notifié en Décembre 2011 et a couvert la période allant du 22 Octobre 2008 au 31 Décembre 2010. L’administration fiscale avait alors réclamé un complément d’impôts et de taxes d’un montant de 16,3 millions de dinars, dont 3 millions de dinars de pénalités et 4 millions de dinars d’excédent d’impôt sur les sociétés. Carthage Cement avait une nouvelle fois formulé son opposition quant aux résultats de la vérification, mais cette fois-ci l’administration fiscale n’avait pas bronché. L’entreprise a même porté l’affaire devant le tribunal de première instance, mais celui-ci a jugé l’affaire en faveur de l’administration fiscale.

C’est à partir de 2011 que les difficultés financières ont commencer à faire surface : l’entreprise avait emprunté auprès d’une douzaine de banques pour entamer le projet de sa nouvelle usine de ciment à Jebel Rassas, son endettement a triplé en l’espace d’un an, il était passé de 127 millions de dinars décembre 2010 à 382,6 millions de dinars en décembre 2011. Et pendant que l’encours de la dette fragilisait les finances de l’entreprise, l’entrée en production et la vente du ciment avaient accusé plus d’un an de retard.

A cela s’ajoute une instabilité au niveau de la gouvernance, Carthage Cement a connu trois Directeurs Généraux (Lazhar Sta, Riadh Ben Khalifa et Brahim Sanaa) et trois présidents du Conseil d’Administration (Kilani Bouchoucha, Radhi Meddeb et Abdelkader Zgoulli) en l’espace de 5 ans.

Suite à sa démission du poste de président du CA de Cathage Cement, Radhi Meddeb avait d’ailleurs souligne le « problème de structure capitalistique de l’entreprise, avec un investissement de près de 1 milliard de dinars et un capital de 178 millions de dinars. En règle générale, les entreprises du secteur du ciment, secteur fortement capitalistique, doivent avoir des fonds propres équivalant à 40 à 50% de l’investissement. Nous en sommes loin dans le cas de Carthage Cement, faisant de l’endettement de l’entreprise un fardeau largement au-dessus de ses capacités de production et de remboursement  ».
Tous ces éléments ont failli compromettre l’avenir de Carthage Cement.

Octobre 2013 : l’éclaircie

Avec l’inauguration de sa nouvelle usine, le 5 Octobre 2013, Carthage Cement a non seulement augmenté sa capacité de production, mais elle l’a aussi diversifiée. Après ses unités de production d’agrégats (12.000 tonnes par jour) et de béton prêt à l’emploi (2.600 m3 par jour), elle s’est dotée d’une cimenterie d’une capacité de 2,3 millions de tonnes par an. Devenant ainsi «  la plus moderne et la plus grande cimenterie de l’Afrique du Nord  ». Entre décembre 2013 et décembre 2014, le chiffre d’affaire de l’entreprise a connu une croissance de 248%, grâce aux performances sur le marché local ainsi qu’à l’export.

Cette éclaircie a néanmoins été atténuée par la hausse des charges d’exploitation qui a connu une envolée des achats d’approvisionnements consommées. Ceux-ci ont presque quadruplé en l’espace d’un an, ils ont atteint 118,7 millions de dinars en 2014, contre 31,8 millions lors de l’exercice précédent.

Carthage Cement avait profité du fait que sa production atteigne un rythme de croisière pour se pencher sur la consolidation de ses fiances. En Février 2014, l’entreprise avait obtenu l’accord des banques sur un plan de rééchelonnement des dettes. Cet accord était vital pour sa pérennité financière car fin décembre 2013, la dette de Carthage Cement avait atteint 515 millions de dinars (plus du triple de son capital social). Un an plus tard, l’entreprise avait réussi à obtenir un réaménagement de ses crédits ainsi que l’obtention d’un crédit supplémentaire.

Carthage Cement a ensuite opéré un repositionnement sur le marché local. Elle a limité la vente de Clinker (matière première du ciment) afin de se focaliser sur la vente de ciment. Cette stratégie a été payante : L’entreprise a triplé sa part de marché en l’espace de trois ans, elle est passée de 6,68% au premier trimestre 2014 à 19% quatrième trimestre 2016, pour occuper la seconde place du marché tunisien, derrière la Société de Ciments d’Enfidha (SCE) et ses 20,69%.

Entretemps, les exportations de ciment ont connu une certaine régression, dues à la baisse de la demande en Algérie. Ces dernières années, l’entreprise a fait face à un handicap majeur lié à l’infrastructure : Carthage Cement n’avait pas de voie ferrée lui permettant d’acheminer sa production vers un terminal vraquier dans un des grands ports tunisiens. Ses exportations sont restées limitées aux voies terrestres, principalement vers l’Algérie. En Juillet 2015, le cimentier a dû négocier avec les ministères du Transport, des Finances et de l’Industrie afin d’obtenir l’autorisation d’exporter via les ports maritimes et enfin s’ouvrir au marché européen.

Des perspectives de marché prometteuses

Le secteur du ciment constitue un élément stratégique de l’économie tunisienne. Or, sur les huit cimenteries du pays, seulement deux sont étatiques (Les Ciments d’Oum El Kélil et Les Ciments de Bizerte) et une est confisquée (Carthage Cement). Les cinq restantes appartiennent à des multinationales : Colacem (Italie), Cimpor (Portugal), Cementos Molins (Espagne), Cementos-Portland-Valderrivas (Espagne) et Secil (Portugal).

Selon une étude publiée fin 2015 : «  Il existe actuellement en Tunisie une divergence entre offre et demande de logements. En effet, 70% de la population du pays appartient à la classe moyenne tandis que 70% de l’immobilier construit en Tunisie est de l’ordre du haut standing. […] Un programme spécifique […] qui démarrera en 2016, permettra de construire entre 6 000 et 10 000 logements sociaux par an […] au profit des familles nécessiteuses […] De même, il est prévu par les pouvoirs publics d’investir un montant de 747,1 millions de dinars pour le développement de l’infrastructure routière, de 64,5 millions de dinars pour la protection de zones urbaines et le littoral et de 165,7 millions de dinars pour l’aménagement du territoire et l’habitat  ».

La production nationale de ciment est de 10,45 millions de tonnes par an (dont 22,4% sont issus de l’usine de Carthage Cement), pour une demande locale de 7,85 millions de tonnes. L‘industrie du ciment produit donc un surplus de près de 4 millions de tonnes de par an. Ce surplus est un atout pouvant permettre à l’Etat d’équilibrer sa balance commerciale, en cette période d’aggravation du déficit budgétaire, vu le potentiel qu’offre le développement urbain des pays africains et la reconstruction de la Libye.

De l’aveu de Radhi Meddeb : «  l’outil industriel dont dispose Carthage Cement est la Rolls Royce du secteur. Il n’a pas d’équivalent en Tunisie. C’est un actif de très grande qualité que l’on devrait préserver et développer au service de la collectivité  ».

Pour Adel Grar, directeur général d’Al Karama Holding, «  l’usine Carthage Cement et la qualité de sa production, considérée comme l’une des meilleures qualités de ciment, constituent des facteurs à même de conférer une valeur ajoutée à la société lors de sa vente  ». Pour preuve, dès le lendemain de l’annonce de la ministre des Finances sur la cession des parts de l’Etat dans le capital de Carthage Cement, la Bourse de Tunis a connu une hausse exceptionnelle avec une capitalisation de 133 millions de dinars. Le titre de Carthage Cement a été le plus sollicité de la place financière, jusqu’à trois jours après cette annonce.