D’un film à l’autre, le cinéma de Raja Amari livre aux rets du désir la vie trouble du féminin. Entre une liberté qui se prend en écharpe dès Satin rouge (2002), et l’angoisse d’un huis-clos dans Secrets (2009), son troisième long métrage semble chercher autre chose qu’un compromis. Que nous raconte Corps étranger ? Comme souvent chez Raja Amari, le drame est femme. Mais pour se mettre à la page, c’est l’immigration et l’extrémisme religieux qui s’imposent ici en toile de fond.

Fiction aux émotions bien tièdes, Corps étranger se noue autour de la rencontre de Samia, incarnée par Sarah Hannachi dans le rôle d’une immigrée clandestine, et Mme Bertaut jouée par la palestinienne Hiam Abbas, une bourgeoise qui embauche la jeune fille comme domestique en lui offrant le logis. Histoire de filer la métaphore, c’est le désir de maintenir la tête hors-de-l’eau qui lie les deux héroïnes : Samia qui après un naufrage arrive à Lyon pour fuir son frère islamiste qu’elle avait fini par dénoncer ; Leila Bertaut, immigrée elle aussi et dont la mort du mari n’a pas attendu pour remuer en elle les plaies vives du désir. Devant ces drames croisés, la volonté de survivre ne baisse pas pavillon.

Le cinéma de Raja Amari s’est toujours essayé à cette dialectique du désir. En cela, il faut lui reconnaître un talent à faire monter les températures. La dialectique de Corps étranger noue entre les deux héroïnes des rapports ambigus. Le désir ici requiert une garde-robe aussi sexy que celle de Selma dans Les Secrets. La scène du miroir met la puce à l’oreille, où l’on voit Laila faire essayer à sa domestique une robe rouge. Entre l’identification et la projection qu’allégorise ce dispositif, la dialectique rend l’effet miroir entre les deux personnages moins transparent et, l’air de rien, plus pervers. En introduisant Imed dans l’histoire, ami du frère de Salma qui a hébergé celle-ci peu avant sa rencontre avec Laila, le film offre de quoi racoler le chaland.

En langage placé sous haute surveillance, on dira que le cinéma de Raja Amari est un cinéma paillard, par sa manière de mettre le désir à toutes les sauces.  Ce qui est louable en soi. Satin rouge s’est nourri aux mêmes mamelles que son premier court-métrage Avril (1998). En changeant de terrain, Corps étranger navigue aussi un peu dans les mêmes eaux que Les Secrets. L’objet de désir s’y négocie à la fois comme une rescousse charnelle et comme une donnée mentale. Il suffit d’en soulever le couvercle pour voir de quelle manière la libération du corps et ce qui en refrène l’élan, se jouent dans les zones de turbulences du schéma triangulaire.

Qu’on ne crie pas au triangle classique, avec sa chaîne des amours ouvertes. La triangulation chez Raja Amari, ici comme dans Satin rouge, ne vaut que si les chemises sont fendues et les corps frôlés. À ce corsage, Corps étranger n’a pas à s’inventer une nouvelle parade : c’est par un numéro de danse orientale que la mise en scène se chauffe à blanc. Ce que le spectateur flaire ici, le nez sur le cul de la jeune fille, c’est un plan à trois. La caméra portée cadre serré, collant au trio qui danse comme des patates. La tension monte, et les désirs s’exacerbent. Quand il ne grille pas toutes les cartouches, ce choix de mise en scène nous jette un os : les corps ne se laissent pas frotter sans gant à leurs combustibles.

Ces péchés mignons signent la facture du cinéma de Raja Amari, certes, mais leur audace ne paie pas toujours. Le problème ici est que la réalisatrice ne décolle pas son regard d’une marotte lessivée. D’un film à l’autre, elle dote sa mise en scène plus d’ondoiements que de vertèbres. C’est comme si elle ne pouvait s’empêcher de sacrifier les rares forces du scénario à la cosmétique ondulatoire d’une robe ou d’un foulard coloré. Inévitable conséquence, ce sont les harmoniques du désir qui s’éventrent. Et le film avec.

Corps étranger n’apporte rien de bien neuf. Dommage qu’il se réfugie derrière un casting bien fané, et un scénario qui sauve moins la cinéaste que son producteur. On se serait retenu d’épiloguer sur le choix de Salim Kechiouche, si seulement il s’était désabonné des rôles de beur de service. Le jeu de Sara Hannachi, qui offre ici quelques prises à la séduction, peine pourtant à ouvrir les vannes du désir. Quant au choix de Hiam Abbas, il se disculpe difficilement du soupçon de prolonger un appétit rentable. C’est peut-être le paradoxe cruel de Corps étranger que de se fantasmer en des eaux croupies sans parvenir à pleinement s’incarner.