Il y a sans doute beaucoup de choses à retenir et à analyser dans la longue polémique qui, durant plusieurs semaines, a occupé hommes politiques et médias, concernant la perspective annoncée du retour des jihadistes en Tunisie. De nombreuses propositions ont été formulées parmi lesquelles la déchéance de nationalité des jihadistes qui mériterait une réflexion approfondie non pas pour sa pertinence face au problème qu’elle prétend résoudre mais en ce qu’elle est l’expression caricaturale d’un discours politique qui innerve la scène politique tunisienne depuis la révolution.

Rappelons que la déchéance de nationalité, qui implique nécessairement une révision de la Constitution, est présentée par ses partisans comme un moyen légal d’interdire aux jihadistes tunisiens l’entrée dans le territoire tunisien. Je ne discuterai pas de l’absurdité « technique », en termes de faisabilité et d’efficacité, d’une telle mesure dont j’ose espérer que sont conscients les responsables politiques qui la défendent. Je préfère encore la mauvaise foi à la bêtise. Le pire étant évidemment la combinaison des deux, mais là n’est pas mon propos.

Il y a tout lieu de croire que la déchéance de nationalité des jihadistes n’est pas mises en avant par certaines forces politiques tunisiennes – y compris par une gauche qui n’a de radical que son opportunisme – dans le but de défendre les « acquis » de la révolution et l’« unité nationale » mais, bien plutôt, comme un instrument de positionnement et de démarcation politique. La finalité réelle de cette proposition est tout simplement de caresser dans le sens du poil une opinion publique rendue particulièrement réceptive au discours sécuritaire tant par des faits avérés que par la prolifération d’informations incontrôlables dont il est permis, souvent, de douter de la véracité.

Ce slogan, car la déchéance de la nationalité est en réalité bien plus un slogan qu’une proposition, a un autre objectif qui n’a rien à voir avec la menace que représenteraient les jihadistes de retour en Tunisie. En l’occurrence, mettre à nouveau en cause le parti Ennahdha et la mouvance marzoukiste, responsables désignés de l’expansion du jihadisme tunisien. Peu ou prou, Ennahdha, à laquelle il y aurait bien d’autres choses à reprocher, ainsi que tous les courants de la politique islamique sont ainsi dénoncés comme complices du jihadisme quand ils ne sont pas tout bonnement confondus avec celui-ci.

Mais, plus problématique encore, la rhétorique qui accompagne ce slogan réactive sous une forme extrême un discours particulièrement dangereux, constamment mobilisé depuis la révolution : il y a des Tunisiens qui ne sont pas des Tunisiens ou qui ne méritent pas de l’être. Ce type de propos – en vérité, parfaitement absurde -, je ne l’ai pas entendu formulé vis-à-vis de grands criminels qui auraient commis des actes monstrueux, je ne l’ai pas entendu non plus vis-à-vis de Ben Ali et de ses proches, ni des grands brigands de l’économie, ni des pires tortionnaires. Si je me souviens bien, d’ailleurs, l’un des arguments – parfaitement ridicule également – qui a été opposé à la privation des responsables RCD-istes de certains droits politiques avait été que ces hommes et ces femmes qui avaient participé activement au système de la dictature étaient des Tunisiens comme les autres.

La rhétorique, utilisée aujourd’hui pour justifier la déchéance de nationalité des jihadistes, a largement été mobilisée par contre pour délégitimer Ennahdha. Depuis la révolution, la politique islamique et ceux qui l’ont portée ont été systématiquement dénoncés comme étrangers à la Tunisie, expression d’une autre histoire, d’une autre identité, d’une autre culture et parfois d’autres Etats, un corps étranger qui aurait malencontreusement poussé dans le corps national. « Moyenâgeux », ils seraient même étrangers au temps de notre pays. Ils ne seraient pas même des « traîtres » puisque par définition les traitres trahissent ce dont ils font partie. Non, ils seraient une sorte  d’« envahisseurs » de l’intérieur, des envahisseurs d’ici, d’ailleurs et d’avant.

On pourrait juger que ce n’est pas bien grave, une manière certes politiquement stupide et pas très honnête de déconsidérer un adversaire. Je crains cependant que ce ne soit pas que cela. Car cette même rhétorique de l’« étrangéïsation » d’une partie des Tunisiens, fondée sur des arguments identiques ou proches, a également été élargie, dans une forme euphémisée, non pas pour dénigrer telle ou telle forces politiques organisées mais pour englober les Tunisiens des régions de l’intérieur ou des quartiers les plus pauvres de la capitale, considérés comme des « Tunisiens mais… », des mauvais Tunisiens, des sous-Tunisiens, des Tunisiens qui ne sont pas « mûrs » pour la « tunisianité », qui n’en ont pas encore assimilé la substance. C’est justement le lien probable – oh, que je suis prudent, aujourd’hui ! – entre ce discours lorsqu’il se rapporte à la politique islamique et le bannissement symbolique des groupes sociaux, les plus opprimés et stigmatisés du pays, qu’il me semble indispensable de déchiffrer.