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Méconnu par l’opinion publique, déformé par la machine propagandiste, le combat des discriminés politiques [المفروزون أمنيا] est des plus durs. Depuis 2006, les diplômés chômeurs discriminés par le régime enchaînent les grèves de la faim et les mobilisation pour exiger leur droit au travail et contester cet embargo invisible qui les tue à petit feu. En 1999, Cherif Khraifi, aujourd’hui 36 ans, s’engage dans l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET). Depuis, il paye la facture de son engagement.

Petrofac a le bras long

Cherif Khraifi est actuellement membre de la commission Inssaf [équité] créée pour gérer le dossier des discriminés politiques. Elle réunit des représentants du gouvernement et des membres de l’Union des diplômés chômeurs (UDC). Membre fondateur de l’UDC en 2006, qui ne sera officiellement autorisée qu’après la revolution en 2011, Chérif et ses amis voulaient « réunir et organiser les diplômés chômeurs en nombre croissant et attirer l’attention de l’opinion publique sur la crise du chômage. En même temps, le régime faussait les statistiques et inventait des solutions à court terme pour absorber le chômage des diplômés » se rappelle Cherif, avant d’ajouter : « c’était aussi pour contrer la création du CAPES et d’autres concours d’accès à la fonction publique minés par le népotisme et la loyauté partisane ».

Originaire du village Ouchtata (gouvernorat de Jendouba), Cherif s’installe à Tunis en 1999 pour étudier l’histoire à l’université de Manouba. À cette époque où l’affiliation politique et syndicale était rare et dangereuse, il décide de donner forme à ses convictions politiques au sein de l’UGET. Il passe ses années de fac entre les assemblées générales, les réunions et les manifestations interdites par la dictature. « La police politique était notre seule et unique interlocuteur. Les indics du régime nous suivaient partout. Ils harcelaient quotidiennement mes parents à Ouechtata. Je pense même qu’ils sont la cause directe de l’accident cardio-vasculaire de mon père en 2007. Ils lui disaient que je serais mort si je n’arrêtais pas mon militantisme » se rappelle avec amertume le militant.

Étiqueté « fauteur de trouble » ou encore « freineur » [معطل] par la police politique, son passé le poursuit encore près de six ans après la chute du régime. Le 26 septembre 2016, Cherif décroche un poste de représentant commercial dans une compagnie d’assurance. À l’issu d’un long entretien, le directeur de l’agence lui assure que son engagement politique n’influencera en rien leur collaboration future. Mais les choses tournent mal pour Cherif.

Une journée avant ma prise de fonction, j’étais invité à un émission de télé pour défendre la grève de la Petrofac à Kerkennah. Le lendemain, le directeur m’appelle à son bureau et me pose des questions sur mon rapport à l’UDC. Il m’explique qu’il n’était pas au courant de mes engagements politiques et syndicaux, et que ça va nuire à ses relations commerciales. 24 heures plus tard, je suis licencié sous prétexte que mon diplôme n’est pas adéquat pour le poste. Le formateur qu’on a chargé de m’annoncer la nouvelle était embarrassé car il savait la vraie raison de mon licenciement.

Le chef du district de la police dans la salle d’examen

Habitué aux menaces et au harcèlement de la police politique, Cherif conteste surtout un État injuste qui « punit par tous les moyens les citoyens qui ne sont pas d’accord avec lui ». L’injustice qui l’a particulièrement blessé était son élimination du concours de l’École nationale de l’administration en 2002. C’était l’époque où les examinateurs n’hésitaient pas à proposer des sujets tels que « pour les dix prochaines années, la Tunisie devrait-elle privilégier une politique économique basée sur la consommation ou sur l’épargne ». Avec des sujets aussi polémiques, la sélection idéologique est des plus aisées. Cherif était pourtant confiant car, malgré la charge de ses activités militantes, il avait décroché son diplôme de maîtrise sans redoublement.

Au fil des années, j’ai compris que ces concours ne sont pas pour nous mais seulement pour les personnes loyales au régime ou apolitiques comme elles préfèrent se définir.

Si cette discrimination reste souvent invisible, elle peut prendre des formes plus violentes. En 2007, Cherif se résout à passer le concours du CAPES. « Le chef du district de la police de Bab Souika a fait irruption dans le centre d’examen. Avec mes camarades de l’UDC, nous avons été extirpés un à un des salles de classe ».

Après des années de déni, le ministère de l’Intérieur commence, sous la pression des chômeurs diplômés, à reconnaître sa responsabilité dans la discrimination des militants opposants du régime.

En 2011, le ministère de l’Intérieur prétendait que ses archives avaient disparu et qu’il était impossible de prouver que des militants étaient poursuivis par la police politique.

Le 21 septembre 2016, lors de la dernière réunion de négociation avec l’UDC, le représentant du ministère de l’Intérieur a avancé un premier chiffre de 232 militants discriminés. « Nous attendons que la liste soit finalisée car nous estimons que le nombre est bien supérieur au chiffre avancé » affirme Cherif.
Discriminé mais confiant, le militant de l’UDC attend la réunion du 15 novembre pour compléter la liste des victimes.