On entend parler sans cesse de décentralisation, c’est quoi au juste ?

La décentralisation n’est pas un concept flou, il y a d’abord, la décentralisation politique (élections, prise de décision, etc.). Il y a également la décentralisation financière: combien d’argent les futures collectivités locales pourront gérer de leur propre chef – que ce soit de l’argent redistribué ou collecté.
Il y a enfin, la décentralisation des prérogatives. Une mairie peut être légitimement élue et avoir de l’argent, mais jusqu’à quel point peut elle appliquer ses décisions ? Une mairie peut être élue, avoir de l’argent et avoir la possibilité de prendre des décisions mais elle a très peu de responsabilités uniquement le ramassage des ordures par exemple.

Il faut savoir combien d’argent la collectivité dispose réellement. Une municipalité qui dispose de fonds propres, c’est à dire de revenus générés localement a plus de marge de manœuvre qu’une municipalité qui doit attendre que l’Etat central lui redistribue des fonds.

Selon vous, que faut-il pour la mettre en place ?

Nous pensons qu’il faut des études préliminaires sur les différents indicateurs de la décentralisation. C’est quantifiable. Idem pour la décentralisation politique. Il faut mesurer combien de décisions municipales sont appliquées ? C’est un pourcentage, c’est quantifiable. Ensuite, concernant la répartition des prérogatives, il en est de même. Il faut connaître tous les services proposés par l’Etat ensuite savoir quel structure étatique serait la plus efficace.

Qu’est-ce qu’il faut pour réaliser une étude comme celle-ci ?

Il faut avoir les données. Cela fait deux ans qu’on demande les données aux municipalités afin d’enrichir le débat et fournir notre vision sur la décentralisation. Toutefois, il y’a beaucoup d’obstacles. Jusqu’à présent nous ne savons pas si une étude semblable existe. Rien n’a été publié par le ministère de l’intérieur. C’est tout de même étrange. Aujourd’hui en Tunisie, nous parlons de décentralisation sans connaître nos moyens. Nous naviguons à vue.

Nous n’avons que 264 municipalités. Ce n’est pas un grand volume mais c’est l’accès à l’information qui est difficile. Même quand nous avons les informations, il faut les numériser et cela prend du temps, beaucoup de temps. Car pour connaître les moyens financiers d’une municipalité, il faut les données sur trois ans au moins.

Est-ce qu’il y a un calendrier d’application de la décentralisation ?

Non justement, ça peut prendre 6 mois ou 50 ans. Si on se fie aux discours politique actuel, nous avons de sérieuses craintes que cela ne prenne beaucoup de temps. Nous entendons le secrétaire d’Etat aux Collectivités locales (NDLR: nommé ministre de l’Intérieur le 6 janvier 2015) déclarer que cela peut prendre plusieurs années. Certains élus aussi pensent ce genre de choses. Il n’y a pas de vision claire sur le temps nécessaire.

Comment la décentralisation peut changer le quotidien du citoyen ?

Par exemple, nos écoles souffrent, certaines sont dans un piteux état avec le toit qui risque de s’effondrer. Supposons que l’entretien des écoles est du ressort des mairies, le maire est dans la même ville que les parents d’élèves, il sera plus sensible et au courant du problème et prompt à le résoudre. Pourquoi ? Parce que c’est quelqu’un d’accessible et d’identifiable. Ce n’est pas quelqu’un qui vit à Tunis et qu’on ne voit uniquement à la télévision.

La décentralisation semble une solution à tous les difficultés que traversent la Tunisie ?

Non, il ne faut pas croire que la décentralisation est la solution miracle à tous les problèmes. C’est un des chainons qui pourrait améliorer la vie des citoyens grace à un lien direct avec les décideurs et/ou élus. Les plaintes qui nous parviennent de la part des citoyens en région démontrent que les preneurs de décisions ne connaissent pas la réalité du terrain.
Plus le preneur de décision est plus proche du citoyen, plus ses décisions reflètent les attentes et les priorités des citoyens. Le preneur de décision pourrait ainsi se faire réélire car il a répondu aux attentes et tenu ses promesses. Seul un système “gagnant-gagnant” est viable.

La Direction générale des collectivités locales (DGCL) du ministère de l’Intérieur a écrit le projet de Code de collectivités locales (CCL) censé consacrer la décentralisation.

Tout à fait, c’est le ministère – c’est à dire l’autorité centrale – qui imagine la décentralisation. C’est antinomique. Le centre a historiquement le contrôle sur tout et peine à s’en défaire.

Pourquoi sommes-nous arrivés là ?

Ceux qui ont le droit de légiférer ne sont pas nombreux. D’abord, le gouvernement ensuite, les élus et le président de la république exceptionnellement. Cependant les députés n’ont rédigé aucune proposition de loi. C’est le gouvernement qui a été la seule voix sur ce dossier.
Pourtant, la constitution consacre le principe de décentralisation dans son chapitre 7. C’est l’une des avancées les plus importantes après l’Instance supérieure de la magistrature et la Cour constitutionnelle.

Urgence des élections, qui veut aller vite ? Pour quelles raisons ?

Le choix de la date des élections est un choix politique. Il n’est pas possible d’organiser des élections, si certaines lois ne sont pas adaptées aux exigences de la nouvelle constitution.
Par exemple, tous les citoyens ont le droit de voter aux municipales. Or, aujourd’hui le tiers des Tunisiens n’habitent pas dans des territoires municipaux. Donc, tout le territoire national doit devenir un territoire municipal.
Contrairement aux élections législatives et présidentielles, la constitution ne prévoit pas de délais pour les élections locales. Les délégations spéciales sont en place depuis 5 ans déjà. Celles ci ne veulent pas prendre de décisions stratégiques car elles n’ont pas de légitimité électorale.

Quels sont les points positifs du projet de CCL ?

En tant que société civile, on avait peur que le gouvernement propose un amendement de l’actuelle loi régissant les municipalités afin d’accélérer le processus et d’organiser des élections au plus vite. Ce n’est pas le cas. Il y a un nouveau texte et c’est une bonne nouvelle en soi car tout est sujet à discussion, au moins théoriquement.
De plus, c’est un code, ce qui signifie que tous les textes relatifs aux collectivités locales y sont regroupés. Ce n’était pas le cas précédemment. Il y a donc une volonté de refonder en profondeur l’organisation de la vie locale… du moins théoriquement.

Vous dites “théoriquement”, vous avez des craintes ?

Oui, nous avons des réserves. Particulièrement concernant la réminiscence de l’autorité de tutelle dans ce projet de CCL. L’article 1321 de la constitution dispose la libre administration des collectivités locales c’est à dire l’autonomie administrative et financière. Dans la législation en vigueur, la loi organique des municipalités, “l’autorité de tutelle” doit valider plusieurs décisions. Dans le projet de CCL, l’expression “le gouverneur doit valider” n’existe plus mais elle persiste dans les procédures.
Ainsi, en théorie, il y a du changement mais en pratique nous avons des craintes que l’autonomie ne soit pas entière, au niveau municipal ou régional, et que le gouverneur joue toujours un rôle prépondérant.
Autre exemple, la participation du citoyen, il est vrai que la mention existe, c’est une bonne chose en soi. Mais en pratique, nous ne voyons rien qui puisse faire efficacement participer le citoyen.

Un exemple concret concernant la participation citoyenne, qui existait avant et qui n’existe plus ?

Il ya quatre réunions préliminaires annuelles (جلسات تمهيدية) organisées par la municipalité en présence du maire et de ses conseillers. Ces derniers invitent les citoyens de la commune pour s’exprimer sur ce qu’ils souhaitent. A l’issue de cette réunion, un procès verbal doit être rédigé [NDLR: d’après la loi, le gouverneur en prend connaissance par la suite]. Le PV est accessible et public. C’est à dire que c’est une réunion officielle. Les sujets évoqués par les citoyens sont forcément traités à la réunion suivante du conseil municipal où les décisions se prennent.

Dans le projet de Code des collectivités locales, cet espace d’expression n’existe plus. Il est question d’une réunion d’écoute [NDLR, article 82 du projet de CCL] que la collectivité locale peut organiser ou pas. Entre le devoir d’organiser ce genre de réunions quatre fois par an, et l’éventualité de création d’une commission d’écoute… il y a une grande différence. Nous aurions souhaité que les réunions préliminaires soient démultipliées, une fois par mois par exemple. Mais c’est le contraire qui a été fait.

Il y a donc à nouveau une différence entre le théorique et le pratique. En théorie, “tu peux le faire, mais rien ne t’y oblige en pratique”. Nous ne voulons pas être pessimistes, mais d’après ce que nous avons vu sur le terrain, il y a de fortes chances que les réunions d’écoute n’aient pas lieu.

On peut argumenter que les citoyens ne viennent pas à ces réunions préliminaires. C’est donc un échec, d’où leur suppression. Qu’en pensez-vous ?

Nous avons réalisé une étude sur les réunions préliminaires dans le gouvernorat de Béja afin de comprendre les facteurs qui augmentent la participation des citoyens. Il faut d’abord que le citoyen soit au courant de la tenue de cette réunion. Il ne suffit pas d’accrocher une feuille sur le panneau d’affichage de la mairie, que personne ne lit.
Supposons qu’on ait le plus beau Code de collectivités locales, cela ne garantit jamais une réelle participation du citoyen. Il faut d’abord que la loi oblige les collectivités à le faire participer et que la société civile fasse prendre conscience au citoyen de l’importance de sa participation.
Le Tunisien doit revendiquer ses droits et il faut une volonté politique de participation citoyenne.

Si le citoyen est au courant, il participe aux réunions ?

Oui. Par exemple, sur les huit municipalités que compte le gouvernorat de Béja, certaines accrochent de larges panneaux d’information dans le centre ville pour inviter les habitants aux réunions. Le citoyen est alors au rendez-vous, il y a une forte participation, même trois fois plus que les municipalités ayant simplement accroché une annonce à l’entrée du bâtiment.

Pourquoi le président d’une délégation spéciale ne voudrait pas inviter les citoyens ?

Même quand il n’y a rien à cacher, la réunion préliminaire n’est pas une sinécure. Les citoyens arrivent, ils posent des questions sur tout. Ils ne sont pas forcément tous au courant de la manière dont la prise de décision a lieu. Il faut leur expliquer ce qu’est un budget, un plan d’investissement communal, une autorité de tutelle, etc. Ca peut paraitre une épreuve insurmontable.
Cependant, avoir peur d’affronter les citoyens n’est pas une raison suffisante pour ne pas organiser ces réunions. Supposons un instant que le maire et les membres du conseil municipal soient des bénévoles [NDLR, qu’ils ne sont pas dédiés aux affaires municipales à plein temps متفرّغين], alors, ils pourraient ne pas avoir les moyens de réaliser ces réunions. Ils peuvent se dire autant ne pas ouvrir cette boîte de Pandore.

Si les réunions préliminaires sont remplacées par des “commissions d’écoute”, en fin de comptes cela revient au même, non ?

Non ce ne sont pas deux choses identiques. Quand il est question de réunion préliminaire, c’est en réalité une préparation à un conseil municipal où il y a une prise de décision. Alors que commission d’écoute, c’est comme si on partait du principe que le citoyen vient uniquement pour se plaindre. Même la nomenclature est éloquente: la première signifie que le citoyen qui vient proposer une idée, retrouvera son idée prise en compte et traitée lors du conseil municipal suivant. Cependant, la commission d’écoute consiste en “cause toujours, j’en prends note”. Rien n’oblige la municipalité à prendre en compte ce qui a été dit. En bref, L’objectif de cette commission d’écoute n’est pas aussi clair que celui de la réunion préliminaire…

Quand l’autorité de tutelle supervise les municipalités, c’est en quelque sorte un “contre-pouvoir” ?

« L’autorité de tutelle » – le gouverneur – valide la décision du conseil municipal, ce n’est pas un contre-pouvoir. L’autorité de tutelle a un pouvoir supérieur.
Ce qu’on voit dans le projet de CCL c’est que la décision d’un conseil élu n’entre en vigueur qu’après une période de latence où le gouverneur a la possibilité de dire non. C’est une perte de souveraineté.
Nous partons du principe que le seul moyen de s’opposer à une décision est la justice. Supposons qu’un conseil élu gère mal l’argent public. Le gouverneur pourrait, comme n’importe quel citoyen, le contester devant la justice administrative. Si c’est en référé, il peut même y avoir un effet suspensif.

L’association Al Bawsala a-t-elle connu des blocages dus à « l’autorité de tutelle » ?

Blocage dans l’accès à l’information, c’est le meilleur exemple. Notre association a exercé son droit d’accès à l’information en application du décret 41-2011. Nous avons envoyé une demande à toutes les municipalités. Selon ce décret, la demande doit être adressée au président de la structure, en l’occurrence le président de la délégation spéciale.
Quelle était notre surprise quand un chef de délégation spéciale, ayant toutes les prérogatives d’un maire élu, nous répond en disant qu’il doit avoir l’accord du gouverneur avant de nous donner accès aux données… Ce non-sens prouve à quel point le concept “d’autorité de tutelle” est ancré dans les esprits. Dans ce genre de cas, nous portons plainte. Ce sont les présidents de délégations spéciales qui se retrouvent incriminés et non le gouverneur. Et pourtant, les municipalités préfèrent ne pas nous fournir les données pour ne pas fâcher le gouverneur. C’est un moindre mal à leurs yeux.

Le plan quinquennal est achevé depuis 2014, ensuite, il a été prorogé jusqu’à l’année 2015. Il semble que les plans de 2016-2020 connaissent parfois quelques ennuis ?

En théorie, les plans d’investissements quinquennaux sont censés émaner des propositions des citoyens, puis remonter: municipalité, gouvernorat et ministère. Dans certaines municipalités, on nous a dit: “nous savons que si nous proposons telles idées, elles vont être refusées. On ne veut pas que les citoyens soient frustrés de ne pas retrouver leurs propositions dans les plans d’investissement. Autant laisser l’autorité de tutelle proposer elle-même un plan quinquennal.” C’est en opposition totale avec le principe d’autonomie.

Qu’implique la fin du plan quinquennal d’investissement pour le citoyen ?

C’est la feuille de route de l’investissement à une échelle locale. En 2014, le ministère de l’intérieur a demandé aux délégations spéciales de préparer un plan quinquennal d’investissement. Cependant, le ministère s’est rétracté par la suite considérant qu’une instance non-élue ne pouvait pas décider des projets et investissements pour une autre instance qui sera élue. Par conséquence, un plan d’investissement annuel pour 2016 a été demandé aux délégations spéciales, en attenant les élections locales. Par la suite, les conseils municipaux élus mettront en place leurs propres plans.
Plus concrètement, une municipalité sans plan, navigue à vue.

Donc, des contrats ne sont pas signés, l’argent n’est pas investi et les sociétés font un chiffre d’affaires moins important que prévu etc. L’économie est au ralenti.

Totalement ! Plus récemment, nous avons vu quelque chose de dangereux: l’affectation du poste de chef de certaines délégations spéciales aux délégués (معتمد) qui sont nommés par l’autorité centrale. Les délégués qui ont des fonctions très différentes du président de la délégation spéciale, se retrouvent eux même à la tête des deux fonctions. [NDLR, cf Comparaison entre la mission du délégué et du maire, Municipalité, qu’as tu fait de ta liberté ?]
Le représentant du pouvoir exécutif est lui même un preneur de décision à un niveau local. On voit qu’il y une confusion dans les conseils locaux de développement dont le rôle est de planifier les projets de développement [NDLR, contribuer à la préparation des plans régionaux de développement à un niveau local, cf. Loi n°94-87 du 26 juillet 1994 portant création des conseils locaux de développement.] Les maires et les délégués y sont représentés mais dans le cas présent, considérant qu’une seule personne joue les deux rôles. Cela donne plus de poids à l’exécutif. C’est dangereux car la confusion qu’il y avait entre le maire et le délégué a été confirmée dans les textes et dans l’inconscient des citoyens.
Autre élément problématique, le délégué prendra des décisions qui lui garantissent la pérennité de son poste ce qui n’est pas forcément dans l’intérêt général.
Selon ce raisonnement, imaginons qu’un délégué est muté, il aura automatiquement le poste de maire. Ainsi, les compétences de la personne n’entrent plus en jeu, c’est la fonction qui compte uniquement.

Et alors quel impact sur le citoyen ?

On a vu sur le terrain que des réunions municipales n’avaient pas lieu. Cela induit que les décisions ne sont pas prises.

Plusieurs expériences ont été tentées dans les cinq dernières années, budget participatif, open data, etc. ont-elles été reproduites dans le texte final ?

On retrouve par exemple le budget participatif dans le projet de CCL, il est simplement mentionné, il n’y a pas d’obligation. Il y a une conscience que ces expériences ont fait leurs preuves mais il y a une réticence à les ancrer dans le projet de CCL. Par exemple, il est dit que les collectivités peuvent mettre en place le budget participatif. Cela ne sert à rien de mentionner que l’on peut faire quelque chose, car cela va de soi, tout ce qui n’est pas interdit par la loi est permis. Il n’y a pas de décision tranchée. C’est ouvert aux interprétations.

Note

1. Les collectivités locales sont dotées de la personnalité juridique, de l’autonomie administrative et financière. Elles gèrent les intérêts locaux conformément au principe de la libre administration.