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Crédit image : Fred DUFOUR/AFP
Crédit image : Fred DUFOUR/AFP

Je rends hommage à l’homme à la baguette

Mahmoud, la quarantaine avancée, vit dans cette ville qui ne se vide qu’aux heures où les chats gris et affamés chassent les humains et occupent l’avenue principale de Tunis où ils se disputent les restes de poissons que jettent les restaurateurs pour emplir les ventres gavés des camions éboueurs. Dans cette avenue, çà et là, des tavernes isolées où somnolent encore, aux aurores, saouls morts, au bar, quelques infatigables ivrognes et où le silence de la nuit est déchiré par la prise de bec de deux individus qui s’échangeaient les politesses dans la ruelle à côté.

Mahmoud est là, pas loin. C’est un habitué du spectacle nocturne et dévasté qu’offre l’avenue Habib Bourguiba, surtout pendant ces jours où la révolution battait son plein. Mahmoud aime gambader dans les rues désertées de Tunis où il se délecte d’exister loin du brouhaha diurne et repoussant de la capitale et se débarrasse sans regrets des regards inquisiteurs des passants, certainement à cause de son apparence! Mahmoud déambule souvent seul la nuit dans ces rues désertes, avec les chats qui ont pris l’habitude de s’accaparer les lieux. De temps à autre, certaines silhouettes dérangent sa quiétude. Il s’y est habitué. La plupart, des flics du Ministère de l’Intérieur, pas loin de là. Leur présence éphémère mais éternelle dans l’intimité de ses rues ne le perturbe plus, même eux, ils ne donnent aucune importance à cet être insignifiant parmi les chats errants de la splendide capitale.

Mahmoud est le roi de la ville. Il est affamé, il dort pendant la journée là où il trouve refuge. Souvent, il se réveille au milieu de l’après-midi pour aller aider un vieillard du quartier de Bab Dzira à faire quelques commissions. Celui-ci a pris l’habitude de lui donner quelques malheureux millimes où de l’aider à vaincre la faim qu’il s’est habitué à ignorer. Mahmoud ne travaille pas. Avec sa face d’enterrement et son allure mal soignée et l’odeur pestilentielle de ses habits, sa barbe mal rasée, personne ne veut de lui comme employé dans une ville qui s’est habituée à se faire chique et d’apparence irréprochablement belle. Dans ces rues qu’il sut apprivoiser sans ses occupants, il se retira, il n’a pas les moyens d’appartenir à cette foule extrêmement maquillée. Peut-être aurait-il voulu, lui aussi, acheter son laissez-passer pour accéder à sa propre ruine auprès des costumés! Aujourd’hui, il règne sur son monde comme un roi sans trône, mais noble dans sa noblesse.

Depuis quelques jours, Mahmoud est perturbé dans son royaume. Il ne dort plus, ni le jour ni la nuit. Les choses se bousculent dans sa tête, les évènements s’accélèrent. Trop pour lui qui aime vivre l’enivrante lenteur du passage de la noirceur aux aurores dans un décor sombre où les détails se font rares, un de ces tableaux qu’il adore et qui ne s’offre qu’à lui. Des moments voluptueux lui permettant de s’évader et qui, inévitablement, lui assurent une escapade romantique assurée.

Il pense à cette charmante femme dont il ne connait pas le nom et qui passe chaque jour par la même rue pour prendre le métro en plein centre de Tunis, dans l’avenue de Paris. Il est là, au rendez-vous, chaque jour, au même moment, au même endroit. Pour rien au monde, il n’aurait laissé échapper ce moment de plaisir qui s’offre à ses yeux. Même les dimanches il y est, on ne sait jamais… Cette femme, il ne l’a jamais abordée, il se contente de la regarder, de loin en se cachant pour admirer sa beauté et son charme… comme d’habitude. Il n’ose pas s’approcher d’elle, révéler son admiration secrète. Il connait l’odeur de son parfum, ses petites habitudes de se regarder dans les vitrines, de replacer une mèche de cheveux sous son béret ou encore de suivre du regard les couples qui passent. Peut-être sait-elle qu’il est là, lui qui appartient à ce décor, un détail qui ne l’intéresse peut-être pas. Il ne s’en plaint pas et ses regards furtifs lui permettent de rêvasser de jour comme de nuit.

Mahmoud est aujourd’hui bousculé par les évènements, son quotidien est perturbé par ce désordre, cette anarchie, ce spectacle rare de désolation totale. Les gens couraient partout, la police tabassait, tirait, tuait. L’étau se resserre autour du tyran, le pays est en ébullition, son royaume est en effervescence. Ses rues sont envahies par une foule à laquelle il a toujours refusé de se mêler, le gaz lacrymogène les emplissait et chassait même les chats gris de la nuit.

Mahmoud ne sait pas grand-chose de la politique, mais ce qu’il entend autour de lui ne le rassure pas. Il se méfie de l’avenir, cette chose qui ne lui a jamais rien donné; pas plus que personne, pas plus que l’État d’ailleurs. Mais, ce jour-là, il a décidé de sauver son royaume du règne de la tyrannie et de la peur. Il a décidé d’extérioriser sa révolte. Pour la première fois de sa vie, il se mêle à la foule, il monte aux barricades avec un courage chevaleresque, il guide cette foule énorme, sous ses ordres à lui, imperturbable comme Napoléon, arme à la main, sa baguette de pain, il affronte un dispositif sécuritaire de tout un État répressif… Il avance, il tire, il gagne, il triomphe; ensuite, il se retourne… il cherche sa douce, peut-être est-elle là dans la foule, peut-être a-t-elle vu son triomphe, sa bravoure!

Fraj Brik

Ceci est un texte fictif. Je salue l’homme que j’ai baptisé Mahmoud. Je salue son courage et sa bravoure. Je ne sais rien du tout sur cet homme; cette photo, l’une des seules qui m’ont marqué, me dit qu’il en vaut l’hommage. Merci d’avoir été là!

Merci au photographe dont j’ignore le nom!
[NDLR] Le photographe est Fred DUFOUR pour l’AFP