Qu’on parle confinement ou couvre-feu, la crise semble être la dernière de ses préoccupations. Non sans humour, Ridha Tlili assure qu’il est « encore survivant », alors qu’on l’a cru disparu des radars. Et tous les moyens sont bons pour ce quadragénaire de jouer à saute-mouton avec les disciplines artistiques. Du cinéaste au metteur en scène, avec six films au compteur et pas moins de deux en montage, voici ouvert le chapitre du chorégraphe. Le procès en spécialité, il le rembarre d’un haussement d’épaule. « Pourquoi pas, après tout », s’exclame l’auteur de Forgotten, que nous avons rencontré le 17 décembre 2020 à Sidi Bouzid, où il prépare Cypher. Ambiance : les doigts dans la prise, et froid sec sur la ville où la morosité d’un jeudi marque le dixième anniversaire d’une révolution qui s’est levée du mauvais pied. La continuité est pourtant là : prolongeant son intérêt pour les marges, Cypher est né dans l’esprit du cinéaste d’une découverte de jeunes danseurs en contexte urbain. Comme quoi, les parallèles finissent par se croiser.

Crédit photo : Nao Maltese

Naissance d’une complicité

Au départ, rien ne dit que Cypher aurait pu naître de la complicité d’un cinéaste avec des adeptes du breakdance. À la clé, une proposition de l’association l’Art Rue, fabrique d’espaces artistiques à Tunis : une résidence de trois mois sur laquelle la patience du cinéaste trouverait chaussure à son pied. « L’idée était de réaliser un spectacle où il n’y a pas de compétition, mais de la passation. Et le défi, pour moi, c’était d’apprendre beaucoup plus que de produire une œuvre qui réponde à un cahier des charges », nous confie Tlili. L’artiste s’est déjà attelé en 2012, avec Révolution moins cinq, aux arts éphémères. Et cet intérêt donne quelques gages à l’aventure. Sans balayer la métaphore d’un revers de main, il se rempare de l’idée moins pour prendre la température que pour faire œuvre d’archiviste. « Depuis 2011, les cartes sont rebattues. Mais il fallait trouver la bonne formule pour garder dans ce changement la trace de ce qui disparaît », explique-t-il. En ligne de mire: « faire en sorte que les regards et les corps se décentrent ». Il a fallu aller au devant du contexte sanitaire, enfiler les rencontres au Centre des Arts Dramatiques et Scénique de Sidi Bouzid, sans être sûr de ce qu’il en ressortira. Et à l’issue de trois jours de casting qui ont vu défiler une vingtaine de danseurs, Tlili en choisit cinq, « d’une jeunesse que les maux socio-économiques n’ont pas épargnés ». Avec un élément qui a penché dans la balance : « leur désir de tout essayer, précise-t-il, leur passion crâne ».

Crédit photo : Saif Fradj

A la rencontre des danseurs

Mais nous ne savions pas trop à quoi nous attendre avant de rencontrer, à l’heure de la pause, ces silhouettes profilées à écho sportif. Une fois le cartable raccroché, peu de choses les retenaient de la dérive. « C’est vrai, on se sentait un peu perdu », explique Tarek Bouallegui, les cheveux mi-longs ramenés vers l’arrière. À 16 ans, déjà, quelques passages à l’ombre. Et la breakdance, c’était l’échappatoire express. Un brin incrédule, il ne cache pas sa fierté : «J’aime danser, et je ne compte pas m’arrêter là. Je me suis déjà produit à l’étranger». Troisième d’une fratrie, Mohamed-Ali Benneji aurait pu, lui aussi, ne pas connaître cet univers, comme Ilyes Gharbi, de deux ans son cadet. Lui, c’est le mec casquette en arrière, qui aurait rêvé d’être footballeur, avant de changer de cap. Il y a quelque chose d’une adolescence assumée dans ce poids mouche qui a « voulu faire plus vite que les autres », avoue-t-il avec l’air réjoui d’un extraverti. La tornade passée, il se lance dans la breakdance en compagnie de Hassen Rabhi, adepte spontané pour assouvir sa soif de jouer. Quant à Ghazi Chebbi, dont les épaules ne ploient pas, c’est leur complice dans l’école buissonnière. Bien que réservé, son freestyle cousine avec une fraîche habileté. Et de nous lancer, sourire envolé, que c’est « pas mal comme ça, non ? ».

Crédit photo : Nao Maltese

Aux rythmes fluctuants du work in progress, l’intuition de Cypher projette une création en phase. Et tant qu’à ne pas faire les choses à moitié, cinéaste et danseurs mettent ensemble la main à la pâte de l’écriture et de la mise en scène. Tlili nous désigne Elyès. « C’est mon assistant. Lui, c’est le haut du panier ». Avec ce jeune danseur, on a droit à une radiographie quasi complète. «Ce qui fait tenir ensemble gestes et récits dans Cypher, c’est la chute. En breakdance, elle dit un procédé visant à produire par un sens de contraste l’effet presque inverse pour se redresser », explique Elyès. Si la démarche de Tlili est bien plus coutumière de tutoyer les détresses, l’idée de Cypher sonne si réfléchi qu’on ne serait pas surpris que la métaphore squatte le peloton de tête. « Dans le spectacle, dit Ridha, la chute dit tout cela et davantage : chute du régime certes, mais chute libre des valeurs, du niveau de vie, des espoirs, etc. ». En trois mois de travail, le concept a évolué. « On a opté pour la sobriété et l’économie des moyens, avec moins de théâtralité, et plus d’engagement physique », avance le vingtenaire qui partage avec ses compères un quotidien réparti entre répétitions et errances. Hassen, que l’on croise dans les loges au sortir d’une répétition, a l’air d’en convenir : «Ridha ne nous impose pas d’idée en bloc. On discute, on teste des formules. Lorsqu’on se retrouve, c’est un sas de décompression ». Et encore faudrait-il réhabiliter les humeurs exploratrices de l’idée, et voir ce qu’elles font aux corps.

Crédit photo : Nao Maltese

Entre le cinéaste le chorégraphe…

Sur scène, ces profils aux trajectoires parallèles ne diffèrent pas trop des cinq corps qu’on voit dans le film dépouillé à l’os, porté par les notes de l’insouciante jeunesse et celles, peut-être plus inattendues, d’une échappée fictionnelle. Cypher est riche de ces entrelacs, chaîne et trame qui disent un refus, et cela se voit. « Je ne voulais pas venir filmer avec une vision préconçue, reconnaît Tlili. J’ai tenu à accompagner les gars dans leurs déambulations, de jour comme de nuit pour faire en quelque sorte table rase de ce qu’on sait sur ces jeunes ». Décidément à l’aise sur cet entre-deux, Tlili sait y faire. « La matière documentaire, en soi, ne m’intéresse pas autant que l’expérience du présent et de ce que ça donne lorsque des corps investissent l’espace ». Et puis, si sa pratique lui donne l’assurance que «le réel, ça offre des moments qu’il suffit de savoir filmer », le cinéaste qui ne se voit pas chorégraphe et se définit comme franc-tireur, n’y voit pourtant que des avantages. « Me coltiner cette matière brute, ça m’a permis de repousser l’interrogation », dit-il. L’hybridation de Cypher se loge en réalité dans les matières. Chorégraphiquement, ce sont des tableaux, appelant une histoire qui ne sera pas dite. Filmiquement, ils mobilisent des associations d’images et d’idées, laissées à la liberté du spectateur. Voilà qui tombe plutôt bien : dans l’interprétation comme dans le film, revisitant par-dessus l’épaule une décennie et dopée au biotope social, tout ou presque se jouera dans quelques pas de côté.

Crédit photo : Saif Fradj

Et huit semaines plus tard, ce n’est pas la restitution finale qui le démentira. En ce mois de février 2021, les entrées de la capitale sont barricadées : la fièvre de la rue a devancé les attentes sur le chemin du théâtre Al Hamra, où l’équipe s’apprête à se produire. L’ambiance n’en est pas moins propice pour rappeler que « le hors-champ est là, malgré tout », dit Tlili, emmitouflé dans sa parka. Car tout se passe comme si Cypher tombait à pic, prolongeant le jeu d’échos dans une scéno sans chichi, avant qu’un état de léthargie n’ouvre le spectacle. Sur fond d’écrans verticaux, le film conjugue saccades et ralentis comme des battements, pour assouplir inquiétudes et musculature, tandis qu’une caméra portée suit les danseurs, torses nus, dans un no man’s land. Sur scène, entre l’enchaînement des figures et les obliques accolées aux rythmes, cinq tableaux viennent mouliner dans des styles variés, en osant chutes mâtinées de fulgurances visuelles, soumettant les acrobaties à des musiques du monde, et mêlant popping et hip-hop. Et quand la tension s’installe, tout fait penser à un souvenir impérissable, le temps de quelques giclées de lacrymo et de sang qui réimplantent à dessein l’atmosphère, pour repartir farfouiller dans les zones grises du présent. Le message passe : c’est une autre façon de prendre des virages.

*Ce reportage a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’association L’Art Rue.