À peine une décennie après les remous de 2011, Au pays de l’oncle Salem nous arrive sans chichis, plutôt avec la gueule de bois des révolutions avortées. Le terrain de jeu est celui de l’année 2013. Le scénario, lui, est à l’avenant : à la rentrée scolaire, Salem, gardien titulaire d’une petite école rurale, met du soin à l’entretien de cet édifice abandonné. Nous sommes ici loin du prolétaire combinard, plutôt avec le serviteur consciencieux. Mais pour faire entrer son récit dans le format d’un court quasi-muet, la mise en scène puise dans le prosaïsme de l’espace-temps une efficacité portant avec elle la rumeur du désenchantement. En l’absence des dialogues, ce sont les détails qui règlent leur compte, et le film les siens avec le système normatif, en remettant la fiction entre les mains du symbolique. Si elle tire du côté de la satire sociale, sur fond sonore orchestral d’un film patriotique étasunien, cette parabole se forge de fait une respectabilité assurée.

Vu en gros plan, le geste est bien pesé. Il faut repartir de la simplicité de la mise en scène, où tout, jusqu’aux plans d’ensemble d’une ruralité de carte postale, ne semble plus répondre qu’à la qualité descriptive d’une caméra attentionnée. Belhiba fait pourtant preuve d’une certaine prudence dans sa peinture : avec une longueur d’avance sur une rentrée où il s’agit, pour Salem, de remettre un peu d’ordre dans l’état lamentable du bâtiment, on voit ce personnage faire avec les moyens de bord, rafraîchissant entre autres les mûrs décrépis avec son rouleau de peinture à la chaux. Insatisfait du drapeau en guenilles, il décide d’aller chercher un pavillon neuf en ville où sourd déjà quelque chose d’un contexte agité. Ce portrait local tout à fait de saison, Au pays de l’oncle Salem le brosse dans ses teintes grisou. Soigneusement amorcé, il prêterait bien à sourire s’il ne s’appuyait en réalité sur un tout autre ressort qui l’électrisera de bout en bout. C’est le drapeau en loques, bout de toile ratatiné, qui deviendra le vecteur de tout le récit.

Si la mise en scène pose l’environnement comme partie intégrante de l’action, elle n’en situe pas moins le protagoniste au centre de l’action, dramatique certes, mais aussi celle des autres. La dramaturgie prend la forme d’un coup de billard à trois bandes. Au sortir de la pavillonnerie, le protagoniste est happé par une foule en fuite. Pris entre les lacrymogènes de la police et ses coups de matraque, il prend la poudre d’escampettes. La fuite contaminant le récit, Salem est pris dans une histoire bien moins rose qu’il n’y paraît. Se trouver au mauvais endroit au mauvais moment : c’est cela qui convertit le prétexte de sa conduite vertueuse en une poursuite absurde, faisant tout basculer dans la confusion totale. C’est le montage qui formule celle-ci par quelques raccords de ruelles. Au bout des bâtonnades que Belhiba traite sur la même ligne d’intensité, en multipliant les giclées violentes à hauteur d’homme, la voix off vient souligner, sur fond de procès de groupe, l’absurdité de la sentence et la froide banalité de l’injustice : on est en somme coupable jusqu’à preuve du contraire. Sinon dans les faits, du moins en pensée.

C’est assurément sur l’efficacité de ce schéma porteur que ce film capitalise, bien plus que sur son humilité d’artisan. Vue en plan d’ensemble, la satire ressemble à un vêtement un peu trop ample, où flotte un corps d’écriture économe qui, malgré quelques scories pas trop pesantes, réussit à bien marier le sens de la mise en scène et la dramaturgie. Réduisant ses enjeux à une poignée de symboles – le tribunal valant pour une Justice aveugle et, pièce à conviction, le drapeau étiolé pour une Nation en déchéance –, Au pays de l’oncle Salem les renvoie à leur contradiction, où les velléités citoyennes côtoient les relents du pouvoir les plus douteux. Mais le réalisateur extrait ces schémas du banal portrait d’un serviteur désabusé, sans pour autant les absoudre. S’il s’efforce en fait de nous appâter avec la pilule d’un constat volontiers satirique, Belhiba réussit plus subtilement à donner un bon coup de pied dans la fourmilière de nos idéaux trahis.