Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

La Tunisie est “un enfer fiscal”. C’est ainsi que Samir Majoul, le président de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA) avait qualifié notre pays en mars dernier, à l’antenne de la chaîne télévisée Attessia. Selon le chef du patronat, la pression fiscale en Tunisie est beaucoup trop importante pour les entreprises qui se sentent étouffées. Il est vrai que le taux de pression fiscale en Tunisie n’a cessé d’augmenter d’année en année, passant de 20,8% en 2016 à 25,3% en 2019, plaçant la Tunisie parmi les champions africains de la pression fiscale. Ce chiffre, qui n’est in fine qu’un ratio des recettes fiscales divisées par le Produit Intérieur Brut (PIB), est utilisé par les tenants de l’idéologie libérale pour justifier l’idée selon laquelle la Tunisie serait un pays bolchévique qui confisquerait tout à ceux qui réussissent. La vérité est un peu plus nuancée, c’est ce que l’on va essayer de démontrer dans cet article.

Mais avant d’entamer le développement, il est important de poser les principes clés qui guideront notre raisonnement. Nous définissons l’impôt comme étant la cotisation obligatoire de toute personne physique ou morale à la société (et donc l’Etat) afin d’assurer les dépenses publiques qui servent l’intérêt général. Dans une République comme la nôtre, l’impôt est le fondement du pacte social liant les citoyens à l’autorité publique et permettant d’assurer la vie en commun. L’impôt sert à financer les écoles, les hôpitaux, les transports, et tous les services publics dont jouissent les citoyens.

Le système fiscal tunisien et l’enjeu de la donnée

Les recettes fiscales reposent sur 5 piliers essentiels :

  • La Taxe sur la Valeur Ajoutée (environ 30% des recettes fiscales)
  • L’impôt sur le revenu (25%)
  • Le droit de consommation (12%)
  • L’impôt sur les sociétés (12%)
  • Les droits de douane (5%)
  • Le reste peut être classé dans une catégorie “autres” (patrimoine, enregistrement, assurances, etc.)

Ces recettes ont représenté 23.2% du PIB en 2018 avec une moyenne d’environ 21.4% lors des dix dernières années.

La principale limite de cet article reste l’accès à l’information. Et il ne s’agit pas seulement d’une limite pour l’article, mais pour l’ensemble des tentatives de réflexion sur la fiscalité en Tunisie. Aucune source fiable ne permet d’identifier précisément les niveaux de revenus des ménages et des profits des entreprises. Il s’agit là de l’enjeu majeur, le nerf de la guerre pour tout gouvernement souhaitant mettre en place une politique fiscale juste et équitable. Toute politique fiscale devrait être précédée d’une recherche approfondie de données. A cet égard, cet article se propose de donner des pistes de réflexions, une vision globale des enjeux fiscaux, mais ne peut en aucun cas se substituer à des travaux de recherche administratifs et académiques.

Un système injuste

L’évasion et la fraude fiscale

L’évasion et la fraude sont dues à plusieurs causes. La première est sans nul doute liée à l’économie informelle. Le manque d’informations et de données sérieuses à ce sujet limitera notre analyse de cet aspect. La traçabilité des revenus des personnes physiques et morales est l’enjeu majeur qui doit être la priorité de toute réforme fiscale. Si les efforts du gouvernement sont à saluer, avec notamment la mise en place de l’identifiant unique permettant d’intégrer tous les citoyens au système fiscal, ces mesures ne peuvent être effectives que si les moyens nécessaires sont accordés à l’administration fiscale en vue de contrôles à grande échelle. Selon les travaux sur la réforme fiscale menés par le gouvernement en 2013, il y avait à cette date 1650 agents avec 1 ordinateur pour 3 et 1 voiture pour 16. Ces investissements pourraient rapporter beaucoup. A titre d’exemple, toujours selon les mêmes travaux, le fisc est intervenu auprès de 10% des forfaitaires, et a généré près de 50% des revenus. De tels ordres de grandeurs démontrent l’ampleur du manque à gagner pour l’Etat.

Une des autres causes se trouve être le régime forfaitaire. Parmi les contribuables à l’Impôt sur le revenu, il y a environ 500 mille contribuables de professions libérales (médecins, avocats, architectes, etc.). Environ 400 mille d’entre eux ont choisi le régime forfaitaire qui les dispense de justifier leurs dépenses. En 2012, les 400 mille ont contribué à hauteur de 23.2 millions de dinars, soit l’équivalent de 55 dinars par contribuable, une véritable aberration. Et malgré la réforme du régime en 2014, les problèmes qui y sont liés sont toujours présents. Cette structure fait donc peser sur les salariés -qui eux sont retenus à la source- l’immense majorité (82.75%) des contributions à l’IRPP. L’étude d’Inkyfada en 2016 sur les professions libérales met la lumière sur l’ampleur de la fraude. Parmi les chiffres les plus choquants, l’étude soulève qu’en 2015, 60% des avocats et 50% des architectes n’ont pas fait leur déclaration d’impôts. Aussi, 76% des médecins du privé paieraient moins d’impôts que leurs confrères travaillant dans le public à niveau de compétences équivalentes.

Autrement plus grave, l’évasion fiscale des ultra-riches. L’affaire Swissleaks en 2015 et l’affaire Panama Papers en 2016 ont mis à nu les grandes familles qui détiennent des fortunes dans les paradis fiscaux à l’étranger échappant ainsi à leur devoir citoyen. Selon les estimations, la Tunisie serait classée 59ème parmi les pays ayant le plus d’argent caché dans les banques suisses, avec près de 52 Millions de Dollars pour 256 clients.

Impôt direct et impôt indirect

Les impôts indirects (TVA, droits de consommation, etc.) sont en général considérés comme les moins justes. On dit que ces impôts sont dégressifs, car ils coûtent relativement plus chers aux ménages qui ont moins de revenus : étant donné qu’à consommation égale, tous les ménages payent la même somme, cette somme pèsera plus sur les ménages à bas revenus.

Selon le rapport «La justice fiscale, un vaccin contre l’austérité», publié par l’ONG Oxfam, ce type d’impôt représentait en 2018 près des deux tiers des contributions collectées. Il a en moyenne représenté 58.9% des recettes sur la décennie. Certes, les riches y ont plus contribué en valeur absolue, mais ce sont les pauvres qui y sont les plus exposés en proportion de leurs revenus. D’aucuns diraient qu’en l’absence de données officielles, les impôts indirects sont aujourd’hui un “second best”, argument recevable, mais qui ne peut être suffisamment convaincant pour maintenir le statu quo. Il serait dommage de se résigner à une politique injuste, faute de ne pas s’être donné les moyens de construire une politique équitable.

Parallèlement à cela, le recours aux outils plus progressifs et plus équitables n’est pas assez ambitieux.

La casse de la progressivité

L’impôt sur le revenu (IRPP) représente l’impôt le plus progressif en Tunisie. Il est composé de 5 tranches, présentées sur le site du ministère des finances.

La progressivité est certes présente, mais elle n’est pas assez ambitieuse. Ce système d’imposition épargne certes les plus bas revenus, mais il fait peser l’effort principal sur les classes moyennes. Il est important de noter que les tranches n’ont pas toujours été comme décrit ci-haut. Avant 1986, on comptait 16 tranches d’impôts avec un taux de 68% sur les revenus les plus hauts, au-dessus de 80 mille dinars. Ce système a été radicalement modifié par les recommandations du Fonds Monétaire International (FMI) dans le cadre du plan d’ajustement structurel (PAS) de 1986, passant de 16 à 6 tranches d’impôts.

En 2017, la loi de finance a fait passer ce nombre à 5. La réforme a visé à épargner les plus bas revenus, sans être assez ambitieuse. On retiendra que depuis les années 1980 et l’avènement du néolibéralisme, il y a un mouvement global vers moins de progressivité.

L’idéologie néolibérale contre l’impôt

Depuis au moins 3 décennies, notamment le PAS de 1986, les politiques mises en place ont favorisé le recul de l’Etat, la libéralisation des marchés et l’intégration dans la mondialisation néolibérale. Le rapport de l’ONG Al Bawsla sur le projet de la loi de finance 2019 fait remarquer, à titre d’exemple, l’évolution du taux d’impôts sur les sociétés (IS) depuis quelques années. Il est en effet passé de 35% à 30% en 2007, puis de 30% à 25% en 2014. Soit une perte de 10 points en 7 ans. L’objectif de telles mesures suivait une idée simple : si on baisse les impôts sur les entreprises, on élargira l’assiette fiscale, il y aura plus de richesse créée, et donc, les recettes fiscales et la croissance augmenteront. Or, comme l’indique l’étude de l’observatoire tunisien de l’économie, un tel enchaînement n’est pas si évident. En effet, en 2014, après la baisse du taux d’IS, les recettes fiscales liées aux contributions des sociétés ont enregistré une chute historique, le taux de croissance quant à lui a chuté de 2.3% en 2014 à 0.8% en 2015 et 1% en 2016. Certes, il y a d’autres facteurs qui influent sur ces paramètres, mais toujours est-il que les faits démontrent que la recette néolibérale n’a rien de magique, bien au contraire.

C’est cette même logique de “la politique de l’offre” qui a conduit l’Etat Tunisien à accorder des avantages fiscaux à plusieurs types d’entreprises, notamment les entreprises exportatrices. Selon le rapport sur la réforme fiscale publié en 2013 par le ministère des finances,  ces “avantages” fiscaux représentent près de 60% de l’assiette fiscale potentielle, soit 60% de manque à gagner pour l’Etat.

Une autre conséquence de la libéralisation de l’économie peut être observée au niveau des droits de douanes. Depuis les années1980, la politique d’intégration dans la mondialisation a mené la Tunisie à signer divers accords de libre-échange, qui en plus de représenter une menace pour l’industrie et l’agriculture nationales, ont constitué un manque à gagner considérable pour l’Etat. Comme le montre le rapport d’Al Bawsala, les droits de douanes représentaient environ 25% des recettes fiscales en 1986, contre 5% en 2018.

Enfin, un dernier signe démontrant le cap libéral choisi par les gouvernements tunisiens est la différence de taxation entre le travail et le capital. Comme démontré plus haut, l’impôt sur le revenu est un impôt progressif qui taxe directement les revenus des ménages (le travail), l’impôt sur le capital est quant à lui proportionnel à un taux de 10% avec une exonération en dessous de 10 mille dinars pour les revenus sur les dividendes. A cela s’ajoute la quasi-absence de taxation sur le patrimoine, notamment celui des grandes fortunes, alors qu’un tel impôt pourrait apporter beaucoup de ressources à l’Etat.

Des pistes de réflexion

Les exemples de l’injustice fiscale sont nombreux, ils sont le fruit de trois décennies de politiques visant à favoriser le marché et limiter le rôle de l’Etat. Elles sont aussi le fruit d’un manque de volonté politique et de l’absence de moyens pour lutter contre les phénomènes d’évasion et de fraude. La crise du Coronavirus a mis à nu plusieurs problèmes présents dans la société et a surtout démontré la nécessité d’un Etat interventionniste et redistributeur, dont l’objectif est d’accorder à ses citoyens une vie digne, de lutter contre la pauvreté et de réduire les inégalités. Pour cela, il faut des moyens. A cet égard, nous proposons quelques pistes de réflexion afin de rétablir une fiscalité plus juste et plus solidaire :

  • Investir massivement dans des travaux de recherche afin d’identifier les niveaux de revenus et faire une estimation de l’ampleur de l’évasion
  • Investir massivement dans l’administration fiscale et lui donner les moyens de lutter contre la fraude et l’évasion.
  • Restaurer un système progressif avec plus de tranches d’impôts afin d’alléger le poids qui pèse sur les classes moyennes et de faire payer plus les tranches les plus hautes
  • Aligner l’imposition du capital sur celle du travail
  • Taxer le patrimoine et mettre en place un impôt de solidarité sur la fortune. Selon l’universitaire Elyes Jouini un tel impôt pourrait rapporter près de 3 Milliards de dinars à l’Etat
  • Lancer un programme d’audit sur les différentes mesures “d’incitations fiscales” afin de faire le diagnostic de ces politiques et de n’en garder que les plus rentables
  • Mettre en place une politique protectionniste en taxant massivement les produits des pays avec lesquels nous sommes en déficit commercial.

Une société juste et solidaire ne peut se construire que grâce à un Etat interventionniste et redistributeur. Un Etat qui fait payer chacun selon ses moyens et donne à chacun selon ses besoins. Redonner des ressources à l’Etat, c’est lui permettre d’investir dans l’éducation et la recherche, dans de grands projets d’infrastructures et d’aménagements, dans la santé, dans les transports, dans la transition écologique. Seule l’intervention étatique est capable de transformer radicalement le quotidien des citoyens.