Le silence observé par l’organisation de « défense de la liberté de la presse », Reporters sans frontières (RSF), au sujet du journaliste soudanais, M. Sami al Hajj, suscite de nombreuses interrogations quant à l’impartialité de l’association dirigée par M. Robert Ménard. Toujours prompte stigmatiser, souvent de manière arbitraire, certains pays dans la ligne de mire de Washington tels que Cuba, le Venezuela et la Chine, RSF a totalement ignoré le calvaire enduré par M. al Hajj, travaillant pour la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera [1].

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Sami al Hajj

Le 22 septembre 2001, Al Jazeera a envoyé une équipe de journalistes, dont faisait partie M. al Hajj, enquêter sur le conflit en Afghanistan. Après 18 jours de reportage, le groupe s’est retiré au Pakistan. En décembre 2001, M. al Hajj est retourné avec ses collègues couvrir l’investiture du nouveau gouvernement afghan. Mais, avant d’avoir pu atteindre la frontière, la police pakistanaise a procédé à l’arrestation du journaliste soudanais, relâchant les autres membres de l’équipe qatarie [2].

Transféré aux autorités étasuniennes installées en Afghanistan, M. al Hajj allait vivre un véritable cauchemar sur la base aérienne de Bagram. « Ce furent les pires [jours] de ma vie », a-t-il témoigné. Il a avoué avoir été abusé sexuellement et menacé de viol par les soldats nord-américains. Il a également été gravement torturé pendant de longs mois. Les sévices à son encontre ont été multiples. Il était obligé de se mettre à genoux à même le sol pendant plusieurs heures. Des chiens le harcelaient et l’agressaient constamment. Le journaliste soudanais a également été longtemps enfermé dans une cage et placé dans un hangar à avions glacial. Il a expliqué comment ses cheveux et les poils de sa barbe ont été arrachés un à un par ses bourreaux. Il a été régulièrement passé à tabac par ses gardes et, durant près de 100 jours, il n’a pas été autorisé à se laver alors que son corps était couvert de poux [3].

Le 13 juin 2002, M. Sami al Hajj a été expédié à Guantanamo. Durant le vol, il a été maintenu enchaîné et bâillonné avec un sac sur la tête. A chaque fois que la fatigue le gagnait, il était violemment réveillé par ses gardes qui le frappaient à la tête. Avant son premier interrogatoire, il a été privé de sommeil pendant plus de deux jours. « Pendant plus de trois ans, la plupart de mes interrogatoires avait pour but de me faire dire qu’il y a une relation entre Al Jazeera et Al Quaeda », a-t-il rapporté à son avocat [4].

Sur le territoire cubain illégalement occupé par les Etats-Unis, le reporter soudanais n’a pas reçu d’attention médiale alors qu’il a souffert d’un cancer de la gorge en 1998, et qu’il est atteint de rhumatismes. Il a été frappé sur la plante des pieds et intimidé par des chiens menaçants. Il a été victime de brimades racistes et n’a pas été autorisé à profiter des temps de promenades en raison de sa couleur de peau. Il a également été témoin de la profanation du Coran en 2003 et, avec ses codétenus, s’est mis en grève de la faim. La réaction de l’ armée étasunienne à la protestation a été extrêmement violente : il a été battu et jeté du haut des escaliers, se blessant sérieusement à la tête. Il a ensuite été isolé avant d’être transféré vers le Camp V, le plus sévère de tous les centres de détention de Guantanamo, où il a été classé au niveau de sécurité 4, niveau qui est synonyme des pires brutalités [5].

Ce témoignage, accablant pour l’administration Bush qui refuse toujours d’accorder le statut de prisonniers de guerre aux détenus de Guantanamo, s’ajoute à deux déclarations faites par d’autres victimes à Amnistie Internationale, tout aussi accusatrices [6]. Cependant, ils ne constituent que la pointe émergée de l’iceberg. A Guantanamo, le crime est double : les Etats-Unis infligent les barbaries les plus inhumaines à des personnes séquestrées sans preuves formelles, et occupent par la force une partie du territoire de la nation souveraine de Cuba.

La collusion entre RSF et Washington s’est déjà illustrée dans le cas du cameraman espagnol José Couso, assassiné par les soldats de la coalition. Dans son rapport, l’entité parisienne avait exonéré de toute responsabilité les forces armées étasuniennes malgré les preuves flagrantes. La connivence entre RSF et le Département d’Etat nord-américain était telle que la famille du journaliste a dénoncé le rapport, demandant à M. Ménard de se retirer de l’affaire. La complicité est également évidente dans le cas de Cuba, où RSF transforme des agents stipendiés par les Etats-Unis en « journalistes indépendants », alors l’information à ce sujet est disponible et inconstestable [7].

Les autorités étasuniennes se réjouissent des rapports tendancieux de RSF et les utilisent même dans leur guerre propagandiste contre Cuba. M. Michael Parmly, chef de la Section d’intérêts nord-américain à La Havane, a affirmé que 20% des journalistes emprisonnés dans le monde « se trouve à Cuba. Reporters sans frontières a récemment établi un classement de 164 pays pour la liberté de la presse ; Cuba a été classé avant-dernier juste devant la Corée du Nord [8] ».

Mise en cause pour sa stigmatisation constante de Cuba à partir d’éléments factuels erronés et pour son alignement sur le point de vue étasunien, RSF a tenté de répondre aux accusations. Mais le manque de cohérence du communiqué ainsi que les propos contradictoires observés n’ont fait que renforcer les soupçons [9]. En effet, M. Ménard n’a point fourni d’explications sur les liens douteux et les diverses réunions de son organisation avec l’extrême droite cubaine de Floride. Le secrétaire général de RSF va même jusqu’à afficher son admiration pour M. Franck Calzón, président du Center for a Free Cuba, organisation extrémiste financée par le Congrès des Etats-Unis. « Il fait un travail fantastique en faveur des démocrates cubains », a-t-il assuré à son sujet [10]. Par la suite, RSF a été contrainte d’avouer publiquement qu’elle recevait un financement de ce même Centre [11].

De la même manière, RSF a perçu des émoluments par le National Endowment for Democracy, organisme dépendant du Congrès et chargé de promouvoir la politique étrangère étasunienne [12]. Ce financement entraîne un conflit d’intérêts au sein de l’ organisation française, peu disposée à dénoncer les exactions commises par l’un de ses mécènes, à savoir le gouvernement des Etats-Unis. Avant la publication du témoignage divulgué par Amnistie Internationale, M. Ménard aurait toujours pu prétendre ignorer l’existence de M. Sami al Hajj. Mais, malgré la forte médiatisation internationale de ces nouveaux cas de torture sur la base navale de Guantanamo, RSF n’a toujours pas daigné s’ intéresser à ce scandale et s’est réfugié dans un mutisme révélateur.

La censure de ce nouveau cas de grave violation de la liberté de la presse commise par l’administration Bush ne fait que confirmer un peu plus le double discours de Reporters sans frontières. Pendant que l’organisation s’acharne de manière démesurée sur Cuba alors que les cas évoqués sont loin d’être convaincants, elle reste silencieuse sur une flagrante atteinte à l’intégrité d’un journaliste, emprisonné et torturé uniquement parce qu’il travaille pour la chaîne qatarie Al Jazeera, extrêmement influente dans le monde arabe et peu complaisante envers Washington. La crédibilité de l’organisation de M. Ménard, déjà fortement ébranlée par son traitement partial et ses liens avec le gouvernement des Etats-Unis, est de plus en plus en berne car de tels manquements comparés à la récurrence obsessionnelle de certains sujets comme Cuba ne peuvent pas être le fruit du hasard.

Salim Lamrani

Chercheur français à l’université Denis-Diderot (Paris VII), spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Dernier ouvrage publié : Washington contre Cuba : un demi-siècle de terrorisme et l’affaire des Cinq, Le Temps des Cerises éd.


Source : Résaeu Voltaire

[1] Amnistie Internationale, « USA : Who Are the Guantanamo Detainees ? Case Sheet 16 : Sudanese National Sami al Hajj », 11 janvier 2006. http://web.amnesty.org/library/index/ENGAMR512072005 (site consulté le 14 janvier 2006).

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Amnistie Internationale, « USA : Days of Adverse Hardship in US Detention Camps – Testimony of Guantánamo Detainee Jumah al-Dossari », 16 décembre 2005. http://web.amnesty.org/library/Index/ENGAMR511072005 (site consulté le 14 janvier 2006) ; Amnistie Internationale, « USA : Who Are the Guantánamo Detainees ? Case Sheet 15 : Yemeni National Abdulsalam al-Hela », 11 janvier 2006. http://web.amnesty.org/library/index/ENGAMR512062005 (siteconsulté le 14 janvier 2006).

[7] Famille Couso, « La familia de José Couso pide a Reporteros Sin Fronteras que se retire de la querella », 17 janvier 2004. www.josécouso.info (site consulté le 18 juillet 2005).

[8] Michael E. Parmly, « Speech by U.S. Interests Section Chief of Mission Michael Parmly Marking the 57th Anniversary of the UN General Assembly’s Adoption and Proclamation of The Universal Declaration of Human Rights », United States Interest Section, 15 décembre 2005. http://havana.usinterestsection.gov/uploads (site consulté le 29 décembre 2005).

[9] Reporters sans frontières, « Pourquoi s’intéresser autant à Cuba ? La réponse de Reporters sans frontières aux accusations des défenseurs du gouvernement cubain », 6 juillet 2005. www.rsf.org/article.php3 ?id_article=14350 (site consulté le 15juillet 2005).

[10] Salim Lamrani, Cuba face à l’Empire : Propagande, guerre économique et terrorisme d’Etat (Outremont, Québec : Lanctôt, 2005), pp. 88-89.

[11] Reporters sans frontières, op.cit.

[12] Ibid.