Il serait facile de réduire Sur la transversale à une leçon d’histoire digeste. S’y mêlent trois ordres de référence que le film ne va cesser d’articuler. Entre le syndicalisme, le football et la politique, le mélange des genres y est-il de mise ? Une chose est sûre : ce n’est pas vers les ressorts de leurs liaisons dangereuses que se tourne ici Sami Tlili. Le ballon rond y est plus qu’un prétexte, et les enjeux du récit tout autres que le sort apparent d’une frappe en lucarne. Si le film revisite, recto et verso, une page de l’Histoire de la Tunisie indépendante, s’il la brosse dans le sens des crampons, il est parfois victime de ses qualités. Il convient donc de mettre un peu de nuance dans l’éloge.

Jeu du film, enjeu du récit

Comment Sami Tlili s’y prend-il ? Il pose, dès le pré-générique du film, un effet de boucle en mettant en perspective la première grève générale de la Tunisie en 1978, avec celle de février 2019. Le parallèle servira de prétexte pour s’interroger sur ce qui s’est passé entre ces deux foyers de l’ellipse. C’est sur les images d’une moviola rembobinant une pellicule – filant d’entrée de jeu la métaphore du travail de mémoire qu’engagera le dispositif du film –, qu’enchaînera la voix off du réalisateur, pour relater le contexte de sa rencontre avec les événements qui ont secoué le pays entre décembre 1977 et janvier 1978 : un décembre tout bruissant de la qualification de la Tunisie à la phase finale de la Coupe du monde de football, et un janvier tout remué par un sanglant « jeudi noir ». Il n’y aurait pas là de quoi fouetter un chat si le parallèle ne nous servait à mieux comprendre l’actualité. Que l’histoire se répète, cela signifie que la répétition tient lieu, pour le film, de terrain de jeu. Et si l’histoire avait suivi un autre cours ? À supposer qu’il faille voir dans cette question une profession de foi contrefactuelle – c’est-à-dire qui se demande ce qu’il se serait passé si tel ou tel événement avait eu lieu –, rien ne dit que c’est gagné d’avance.

En effet, c’est un « jeu » qui définit l’objet du film et son dispositif. Il y va d’une part d’un match historique qui offre matière à une épopée : celle de la sélection nationale tunisienne qui a gravi une montagne en Argentine. La fatalité a voulu que ce jour-là, contre la Pologne, la balle de Temim ne fasse pas mouche. A quelques mois d’intervalle, un 26 janvier 1978, va pourtant se jouer un autre match : celui, cruel et à rebondissements, de l’Union Générale Tunisienne pour le Travail (UGTT) contre le pouvoir de Bourguiba, Entre ces deux mal-aimés, il y avait un contentieux opposant l’autonomie de la première à la dictature du second. Parce qu’il faut bien un vainqueur et un vaincu, il n’y a pas de place sur le terrain de la politique pour les matchs nuls : si les rebondissements du match figurent bien dans le score, c’est qu’elles ont vraiment eu lieu sur le terrain : quelques centaines de morts, et des milliers de blessés. À événement de taille, donc, drame de poids. Et entre hier et aujourd’hui, il y a un retard d’une quarantaine d’années. Sur ce retard-là, précisément, les espoirs de démocratisation peinent encore à se rattraper. Si l’enjeu du film est d’interroger en catimini ce retard, pour cela Tlili met dans son dispositif un peu de dialectique par témoignages et archives interposés, avec un jeu de renvoi d’images à paroles et de paroles à images charriant les pièces du dossier. L’idée est crâne, l’angle est bon. Il ne reste qu’à tirer cadré.

Ecrire l’histoire parallèle

Les faits sont là, mais Sami Tlili se garde de nous en donner un récit descriptif. Il nous parle d’une voix qui a un âge et des souvenirs : l’âge de l’adulte qu’il est devenu, et les souvenirs de l’enfant qu’il était, dont la mère, témoin du jeudi noir, s’est depuis refusée à regarder le football. L’encadrement du film par des séquences au cours desquelles la mère revient sur son deuil impossible de cette période, inscrit clairement son point de vue dans un écart par rapport au récit national, en ramenant une part de subjectivité appelée à fonctionner comme un angle mort dans la mémoire collective de cet épisode. Mais pour mettre de la clarté dans le déroulement des faits, et élucider le pourquoi en expliquant le comment, Tlili appelle d’autres témoignages à la rescousse. La mise en scène repose sur un dispositif minimal, souvent face caméra : l’historien Hichem Abdessamad et la journaliste Souhyr Belhassen s’écorchent rarement la mémoire ; l’ancien joueur Khaled Guesmi, le chroniqueur sportif Mohamed Kilani, le cinéaste Mohamed Ali Okbi, tout comme les ex-prisonniers politiques Fethi Benhaj Yahia et Gilbert Naccache apportent leur moisson de détails. A côté de ces intervenants, le film réserve une place aux points de vue des politiciens de l’époque – à l’instar de Taieb Baccouche et surtout Tahar Belkhodja et Béji Caïd Essebsi qui, sans être avares en éléments de contexte, prennent la tangente. Au rythme d’un montage dévolu à ces témoignages et s’entrelardant de la matière exogène des archives, c’est une histoire parallèle qui se met à circuler de bouche en bouche.

Sur l’essentiel comme dans les détails, la mémoire sert ici de plancher. Sur la transversale ne fait pas de l’épopée de 1978 un événement qui soit à lui seul son propre événement : si la qualification au mondial a joué un rôle d’amortisseur sur fond de divergences entre la centrale syndicale, le parti et le pouvoir, car en cas de défaite celui-ci disposait d’arguments prêts à servir le bras de fer; mais cela n’a pas empêché le pire. C’est là tout l’intérêt du film : plutôt qu’à l’événement, il s’intéresse à son antichambre, au jeu des forces qui ont précédé l’événement, à la rivalité des intérêts, à la confrontation et au résultat de la confrontation. En recollant l’événement sportif à son hors-champ politique au détour d’un raccord sur des feux d’artifices, Tlili ne fait pas seulement résonner la verticalité dramaturgique dont les deux événements sont porteurs au niveau de la représentation ; il remet surtout en jeu leur parallélisme dans une logique de contrepoint qui hélas ne va pas au-delà.

À cette logique, en effet, il y aurait deux limites. La première réside dans le montage : Tlili voit bien la nécessité de reconstituer l’épisode de 1978 au grand complet et en vision large, mais pas assez le fait que son montage suggère le parallèle entre deux événements plus qu’il n’en exploite le contrepoint. Si l’analyse, via les témoignages et les récits factuels des intervenants, l’emporte sur le besoin qu’on éprouve de digérer la masse d’informations livrées au spectateur, cela dit quelque chose de l’intentionnalité du film appliqué à restituer au récit sa complexité plus qu’à en interroger les ressorts. La deuxième limite concerne la fonction narrative de la voix off, désinvolte, de Sami Tlili qui, à elle seule, ne suffit pas à assurer le contrepoint. S’il ne sacrifie pas l’écart qui le définit, ce procédé est censé permettre de faire d’une pierre deux coups : dribbler l’esprit du sérieux dont se pare l’analyse sociale et historique des intervenants, avec une lucidité teintée de cynisme, et rebondir sur le jeu tout en imposant le sien. Or l’usage décomplexé de ce procédé de distanciation fait les frais d’un systématisme qui réduit sa force d’inscription documentaire. Cette double limite entraîne deux conséquences.

Un échange de bon procédés ?

D’une part, forcé de garder le présent en tête, Tlili ménage le parallèle entre l’actualité sportive qui rattrape le projet du film et son objet comme un nouveau ressort dramaturgique du récit qu’il raconte. Les choses ont beau aller trop vite et l’actualité périmer l’actualité, il n’est pas certain que l’épopée de la sélection nationale en 1978 soit sortie des mémoires. La dialectique consiste ici à laisser le passé se prolonger vers le présent dont le réalisateur rejoint le contrechamp à travers les plans de la foule visionnant les matchs de la qualification de l’équipe nationale au Mondial de 2018 en Russie. Néanmoins, s’il y a une volonté d’accentuer le parallèle en mettant les images du présent au défi de coller à celles du passé, il n’est pas sûr qu’il y ait là un échange de bons procédés : là où les archives de l’épopée footballistique fournissent des notations en passant, les images de l’actualité font reparler un passé qu’on sait déjà ce qu’il devait être pour se répéter. Le deuxième échec au Mondial sert ici à produire un effet de vérité en donnant du poids à la répétition, comme un jeu de cartes, battu et rebattu, pour ne pas oublier, une fois sur deux, le fil de l’Histoire.

D’autre part, s’il semble que Tlili ait revu ses ambitions à la baisse face à l’inaccessibilité de certaines archives, les extraits rapiécés de ces images répondent à deux usages qui diffèrent dans leurs fonctions. Les images ont pour fonction de mettre de la chair tiède autour d’un os ancien. Tlili s’en sert aussi comme des pièces de son meccano, pour renforcer la réflexivité de son dispositif. Seulement voilà : on hésite à chausser des lunettes qui verraient, dans la matière ingrate de ces archives visuelles, la sève attendue pour ce film. Car leur mode d’emploi en restreint la fonction au simple rappel diégétique qui ferait courir la parole sur un support de remémoration. Il y avait pourtant, dans le dernier segment du film, de quoi faire de ces images autre chose que des prétextes, rouvrant l’horizon de ceux et celles qui n’en furent pas spectateurs. Si l’on sait gré à Tlili de s’être efforcé ici de documenter cette séquence historique, on regrette qu’il néglige le regard au profit de la documentation et se dispense d’une réflexion sur la fonction de l’arrêt sur images dans la représentation du récit national. Faute d’investir davantage sa condition d’expression, le film aura ainsi limité le potentiel critique de son point de vue.

Si donc Sur la transversale ne porte pas si mal son titre, c’est parce qu’il semble mettre la barre si haut qu’il finit par passer malgré tout un peu en-dessus. En ce sens, nos réserves portent sur cette frange qui sépare le film de son objectif. Ce n’est pas que Sami Tlili joue mal ; au contraire, c’est un bon relanceur. L’Histoire, il la prend certes par le côté qui fait mal. Et tout l’intérêt du film est de restituer la complexité d’un épisode historique à l’échelle de son contexte social et politique, en atténuant la place dévolue à l’endroit au profit de son revers. Mais pour arracher des points à un récit national trop sûr de lui-même, le film a le défaut d’être à son tour trop certain de son idée pour craindre de ne pas séduire, trop assuré de ses ressources pour réexaminer leur mode d’emploi. Conséquence : parce qu’il se prend au piège de son dispositif, Sami Tlili sacrifie son hypothèse contrefactuelle à l’idée, plus rentable, de retracer la donne historique par le menu.