« C’est la drogue de la mort lente », rumine Lotfi. Apparue en Tunisie au début des années 2000, le Subutex est un médicament supposé être prescrit sur ordonnance pour traiter la dépendance aux opiacés, principalement l’héroïne. Faisant l’objet de trafic et d’un usage détourné, il a rejoint la catégorie des drogues. Vendu sous forme de comprimés, normalement pris par voie sublinguale, les consommateurs l’écrasent pour le sniffer ou le diluer dans l’eau pour une injection intraveineuse. Ses effets deviennent ainsi comparables à ceux de l’héroïne. Selon les différents témoignages à Hay Hlel, le prix d’un comprimé est d’environ 30 dinars et la plupart du trafic de cette substance se passe dans le quartier de Mellassine.

Latifa, 34 ans, ouvrière

Fébrile, Latifa, 34 ans, préfère ne pas s’étaler sur les raisons de son addiction au Subutex. « J’ai beaucoup de soucis », se plaint-elle, timidement. Latifa en consomme depuis six ans. Elle a commencé par consommer du cannabis, puis de la « mauvaise cocaïne » avant de sombrer dans le Subutex : « C’est une amie qui me l’a ramené. Je me suis dit pourquoi pas. J’étais appâtée par son effet. Je l’ai sniffé puis j’ai commencé à me l’injecter dans les veines », raconte-t-elle. Latifa n’a rien d’une toxicomane. Elle travaille comme ouvrière et est mariée depuis deux ans. « Mon mari n’est pas au courant de tout ça », lâche-t-elle, craintive. Pour parvenir à s’acheter sa dose continuellement, la jeune femme pioche en catimini dans la caisse du ménage. Dévorée par les remords, Latifa s’abrite derrière la « dureté de la vie » et « les mauvaises fréquentations » pour se pardonner. Elle constate, désolée et en colère, les ravages de cette drogue sur sa vie.

Salah, 54 ans, cordonnier

C’est par le drame d’une jeune femme âgée de 34 ans, morte d’Hépatite C induite par son addiction au Subutex, que Salah, 54 ans, a entamé le récit de son périple avec cette drogue. Il en injecte tous les jours depuis 17 ans. Il travaillait comme cordonnier mais « les affaires ne marchaient pas bien ». Il lui a fallu un divorce mal vécu et « tant de calamités » pour s’adonner, d’abord au Topalgic (connu aussi sous le nom de Tramadol), avant de le remplacer par le Subutex.

Sa petite taille, son visage rouge bleuâtre et sa dentition abîmée lui donne un aspect rude. Salah évoque ses années de « gâchis », avec une certaine nonchalance : « J’achèverai les quelques années qui me restent à vivre tant bien que mal. Les gens comme nous n’espèrent plus grand-chose », lance-t-il, exténué. Ce quinquagénaire se présente pourtant comme un consommateur qui prend ses précautions. « Je suis bien organisé. Toujours ma propre seringue et des analyses sanguines pour vérifier mon état de santé », explique-t-il, doctement. Et d’ajouter avec dédain : « Les gens qui se font passer la seringue entre eux, là-bas, en haut de la colline, ce sont des cons », s’indigne-t-il. Avec un air anéanti, Salah achève son récit en parlant des personnes mortes récemment d’hépatite C après des années de consommation de Subutex. « C’est une mort affligeante», lâche-t-il, apeuré.

Hassen, 49 ans, chômeur

A l’âge de 14 ans, Hassen a commencé par essayer l’héroïne avec ses copains, se souvient-il. A 22 ans, il est parti en Italie. « C’est là-bas que je me suis enfoncé de plus en plus. Tout passait ; héroïne, cocaïne puis Subutex », raconte-t-il. Et de poursuivre : « Une fois tombé dans le piège, t’es foutu », lance Hassen avec amertume.

De retour en Tunisie, il retrouve son quartier et ses habitudes. Le Subutex circule allègrement et il en consomme comme avant. « Je n’étais pas bien dans ma peau. J’avais des conflits avec ma famille mais aussi des soucis d’argent. On se drogue pour oublier, pour s’oublier », explique-t-il, timidement. Depuis quelques mois, Hassen est en phase de sevrage. « Cette drogue ne fait qu’aggraver tes tourmentes. J’ai vu des amis voler ou ramasser des bouteilles de plastique pour s’acheter leur dose. Je connais une fille, violée par son frère, qui se drogue pour oublier. Elle a carrément fini par se prostituer pour sa dose. Tout ça m’a révolté. Je ne veux pas de ça pour moi, pour mes amis », déplore-t-il.