Après Making off et Millefeuille, que pouvait-on attendre de Nouri Bouzid ? Parenthèse apaisée ? Retour à la charge ? Ou changement de cap ? On ne sait pas si Les épouvantails a le mérite de boucler la boucle avec un sens de la petite épargne, ou s’il capitalise les marottes d’une trilogie. Ce n’est pas tant un grand come-back qu’une fausse alerte, un louvoiement qui permet à Nouri Bouzid de se rattraper sur le sujet du djihad sexuel des femmes, mais autrement qu’en mettant en scène le fonctionnement de l’endoctrinement. Sans qu’il cherche à brouiller les pistes, le film adopte d’emblée le point de vue des revenantes, ces victimes souvent passées à la trappe.

L’exposé des données narratives que compose Les épouvantails a de quoi balayer quelques craintes : Djo et Zina sont parties en Syrie pour rejoindre leurs amoureux. Livrées à vif aux affres du djihad sexuel, elles parviennent au bout d’un certain temps à s’enfuir. Si la radicalisation n’a pas attendu Nouri Bouzid pour se voir traitée avec des pattes d’ours, le film se garde de retracer pour autant l’histoire dont proviennent ces deux personnages. Recueillies par une avocate et une médecin, secourues par la mère de Zina, les deux victimes s’efforcent de se reconstruire dans la violence du retour, sous l’ordre oppressant des hommes. Après avoir découvert qu’elle est enceinte, l’ébrèchement mental de Djo la condamne au silence. Quant à Zina, séparée de son bébé de deux mois, elle trouve difficilement du réconfort auprès de sa mère contre la violence du père. Figurées comme deux pièces complémentaires d’un destin flou, les deux victimes se retiennent de divulguer leur secret, sous peine de voir les souvenirs de leur traumatisme remonter à la surface.

Si la structure du scénario se construit sur des non-dits, que le montage vient ponctuer de flash-backs, c’est pour convertir les points de vue des revenantes en tragiques chambre d’échos. Entre la douche hystérique de l’une et le mutisme qui enveloppe l’écriture convulsive de l’autre, les premières scènes soulignent la manière dont les deux victimes tentent d’exorciser leurs démons. Sans refuser les concessions du réalisme, ces œillades servent une métaphore qu’on voit venir à des kilomètres, celle d’un corps étranger dans le tissu social que figurent les épouvantails confectionnés par la mère. En cela, Bouzid ne déroge pas à ses habitudes pour articuler la tension qui étreint les protagonistes à un enjeu de représentation dans les creux des échantillons métaphoriques. Malgré ces condensations, le film maintient sa ligne de clivage : les femmes battantes et protectrices sont aux premières loges, et les hommes – à l’exception de Driss, le jeune homosexuel auquel Zina se liera d’amitié – sont salauds et violents. Bouzid en fait de la chair à canon pour un film à thèse, les condamnant à véhiculer des dichotomies en miniature.

À ces effets de sens, Les épouvantails offre la parade d’une mise en scène qui fonctionne selon un principe de fermeture permanent, en les filmant de près. En effet, tout se passe avec Bouzid comme si la carte d’une intensité intériorisée était l’unique boussole du regard sur ses protagonistes. La caméra épouse leurs corps en reléguant le reste dans une maigre profondeur de champ. La caméra autopsie plutôt qu’elle ne donne corps, sans exiger que quelque chose advienne : les plans serrés tendent ainsi à diriger l’attention sur la psychologie, tout en se payant d’une absence de tout hors-champ. L’unité de la prise consolide ce choix, prégnant dans les scènes d’intérieurs, à l’image de la chambre de Driss qui devient le théâtre intime des vécus et des confidences. Entre effet de distanciation et ouverture sur une certaine indistinction, la scène du jeu sous le drap entre Zina et Driss vient ainsi les soustraire à leur exclusion sociale et les réconcilier avec leur corps, permettant au film de faire corps avec le désir de ses personnages.

Sans doute serait-il bête de dire que Nouri Bouzid n’a pas l’intelligence de ses moyens. Mais en a-t-il assez pour qu’un scénario fasse porter l’accent sur les ressorts de l’action plutôt que sur l’action elle-même ? Les épouvantails toucherait peut-être plus juste à cet endroit si, dans sa manière de s’emparer des raisons de départ de Zina au djihad, Bouzid faisait de ce ressort plus qu’un symptôme. Le djihadiste qui l’a entraînée avec lui sera trouvé, là n’est pas la question. En guise de raison, il n’y a qu’un alibi : Zina, qui aime plaire aux hommes, ressentait des papillons dans le bas-ventre. Or au lieu d’en faire une révélation de soi qui desserrerait l’étau scénaristique, Bouzid n’assume pas cette idée, désamorçant ainsi une des rares bonnes idées aux fortes lames de fond qu’il dépose dans son scénario. Et c’est là que l’histoire tourne au prétexte. En revanche, en recourant à des alibis scénaristiques trop voyants, la dernière partie détourne le mobile de l’action au profit de l’argument à charge. A défaut de véritable nerf, le film ne peut sauver Zina de la violence sociale qu’à la condition d’une fuite en avant.

Sur le fond, Nouri Bouzid ne triche pas avec sa volonté de dénonciation : la charge est assumée, et la Troïka, l’ennemi politique nommé. Il veut appuyer là où ça fait mal. Le problème est qu’il le fait très mal, avec une tendance au volontarisme qui n’épargne pas son scénario un peu confortable. Sans lui enlever le quart de son mérite, on lui concèdera qu’il a du style à revendre. Or ce style offrirait un écho à la mise en scène s’il n’agissait ici comme un cache-sexe des états d’âme qui se débitent dans une mécanique que la lisibilité des dialogues rend si flagrante, par la durée du plan ou un cadrage qui isole un corps : à la réplique de chaque personnage, l’autre se tait, attendant son tour pour répondre. Le jeu n’est pas en reste : là où la justesse de Sondos Belhassen tend à Bouzid une perche qu’il ne saisit pas, la prestation des deux jeunes comédiens se révèle approximative, Joumene Limam trop mécanique pour convaincre, et Afef Ben Mahmoud qui ne trouve pas grand-chose à tirer de son personnage. Cette mésalliance entre la faiblesse de l’interprétation naturaliste et la maîtrise de la mise en scène, traverse le film et tient au surlignage des intentions du réalisateur qui crépitent de temps à autre.

C’est qu’à force de vouloir courir deux lièvres à la fois, la dénonciation d’une politique et l’interpellation sur des victimes, Bouzid voit un brûlot quand il marine dans son jus. Le mal dont souffre Les épouvantails est d’asservir l’interpellation à la force centrifuge qui régit la dénonciation, taillant plus dans les causes que dans les effets. Or l’efficacité d’une fiction n’est possible qu’en s’extrayant de ce schéma dans lequel s’engouffre Bouzid. Si c’est sa façon à lui d’être à la hauteur du réel, c’est-à-dire d’évoluer avec son temps en évaluant les temps qui courent, on peut se dire qu’il y a là problème. Privilégiant le pourquoi au comment, et la conviction du réalisateur aux dépens du désir de son personnage, Les épouvantails remet l’idéologie devant les corps dont le point de vue secoué ne fait pas trembler les parois de sa petite métaphore sociale.