Patrick BAUDOUIN est avocat, président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH).

Libertés en péril

Le phénomène du terrorisme n’est pas nouveau. Mais chacun constate que la menace terroriste se répand et s’accroît à travers le monde. Par leur ampleur et leur charge symbolique, les attaques du 11 septembre 2001 sur le territoire américain ont marqué un tournant décisif dans l’histoire du terrorisme et des mesures et pratiques antiterroristes. Elles ont constitué le point de départ d’une série de dispositions sans précédent, présentées comme relevant d’une « guerre contre le terrorisme », pour ne pas parler de la « croisade du bien contre le mal ». Le langage belliqueux ainsi utilisé par le président des Etats Unis, dans la lignée de l’expression « terroriser les terroristes » utilisée en son temps par Charles Pasqua, traduit un premier dérapage avec perte de contrôle suivi de beaucoup d’autres dérives.

L’adoption de législations antiterroristes d’exception s’est répandue comme une traînée de poudre : adoption dès le 26 octobre 2001 par les Etats Unis du Patriot Act, et le 14 décembre 2001 par la Grande-Bretagne de l’Anti Terrorism Act, permettant par exemple aux autorités de ces deux pays de détenir pour une longue période indéterminée des non-ressortissants, sans aucune charge précise, sur la simple suspicion de leur participation à des activités terroristes ou de liens avec des organisations terroristes. De nombreux autres Etats ont emboîté le pas, appartenant à tous les continents, du Canada à l’Australie, en passant par divers pays européens, le Maroc et la Tunisie, ou encore l’Indonésie et les Philippines… Chaque nouvel attentat suscite en riposte une surenchère d’adoption de textes antiterroristes. La caricature en a été donnée par la Grande-Bretagne après les attentats de Londres de l’été 2005, où l’on a même vu, de manière proprement inimaginable au pays de l’habeas corpus, un Premier ministre britannique plaider pour une durée de garde à vue portée à trois mois. La France, qui a joué hélas un rôle précurseur en adoptant dès 1986 une législation d’exception largement exportée, ne demeure pas en reste avec le « durcissement de l’arsenal » mis en oeuvre par son populiste ministre de l’Intérieur prévoyant, pêle-mêle, l’accès facilité aux fichiers, le contrôle des déplacements, le développement de la vidéosurveillance ou l’accroissement des peines de prison.

Plus grave encore que ces mesures, la lutte antiterroriste a servi de prétexte à des pratiques scandaleuses. Au mépris de tous les principes des droits de l’homme et des conventions internationales, les autorités américaines, en invoquant le concept inédit de « combattant armé » ou de « combattant illégal », s’autorisent à maintenir en détention illimitée et sans inculpation des centaines de prisonniers au tristement célèbre camp de Guantanamo. La torture a été pratiquée à Abou Graib, et le recours aux mauvais traitements devient expressément recommandé. Les avions affrétés par la CIA utilisent les aéroports européens pour transporter les suspects de terrorisme vers les centres de détention secrets implantés dans divers pays où, mondialisation oblige, se trouvent externalisées les méthodes d’interrogatoire et d’incarcération les plus brutales. Et, même en Grande-Bretagne, un innocent, dont le comportement était apparu vaguement suspect, a été abattu sur un quai du métro londonien sans que cela ne suscite ni émotion particulière, ni même grande excuse.

Tous ces avatars de la lutte affichée contre le terrorisme soulèvent de nombreuses questions, au regard tant de l’efficacité que de la légitimité. Certes, le terrorisme qui vise aveuglément des populations civiles, et s’affiche quasi quotidiennement sur les écrans de télévision, ne peut susciter que révolte et condamnation. Certes, la sécurité et la vie constituent des droits essentiels du citoyen, et les Etats ont le droit et le devoir de prendre les mesures appropriées pour assurer sa protection contre le terrorisme. Mais il faut être vraiment aveugle pour ne pas voir que la multiplication des mesures et pratiques antiterroristes depuis cinq ans n’a nullement enrayé un terrorisme qui, bien au contraire, ne cesse de se développer.

Ce constat nullement étonnant était d’ailleurs parfaitement prévisible. Le terroriste n’est pas dissuadé par le renforcement de la répression : ce n’est pas parce qu’il risque vingt ans de prison au lieu de dix qu’il renoncera à accomplir son acte. Quant aux graves violations des droits de l’homme commises à Guantanamo, Abou Graib et ailleurs, elles ne font qu’attiser la haine des Etats-Unis et des pays qui les soutiennent, et susciter de nouvelles vocations de kamikazes. En ce sens, il peut être dit que George Bush est le meilleur allié de Ben Laden. Les autres effets pervers de la « guerre mondiale contre le terrorisme » sont multiples, en banalisant les exactions de la Tchétchénie à la Palestine, mais on peut évoquer particulièrement la récupération faite par de nombreux Etats autoritaires qui, sous couvert de contribuer à ce combat antiterroriste, ont adopté des législations répressives utilisées en réalité pour bâillonner les opposants et les défenseurs des droits de l’homme. S’agissant de régimes honnis par leur peuple, la seule échappatoire devient celle de l’extrémisme, lui-même générateur de terrorisme.

Les principales victimes des dérives sécuritaires de l’antiterrorisme risquent bien d’être non pas les terroristes, mais les citoyens et les démocraties. Non seulement le terrorisme reste une menace en voie d’expansion, mais ce sont les libertés individuelles de chacun qui deviennent de plus en plus malmenées. Les mesures dites dans un premier temps spécifiques au terrorisme s’étendent ensuite à d’autres domaines : ainsi en va-t-il par exemple de l’allongement des délais de garde à vue, ou des conditions de perquisition. Les atteintes à la vie privée se multiplient : du fichage à la vidéosurveillance, des contrôles en tous genres aux interceptions de communications téléphoniques et Internet. L’arbitraire administratif se développe au détriment du pouvoir judiciaire. Un climat de suspicion s’instaure, visant principalement les étrangers, soumis à interpellations et expulsions, et contribue progressivement à une détérioration du lien social, elle-même source de nouvelles tensions.

S’affranchir du respect des règles essentielles en matière de libertés et de droits de l’homme revient en fait à donner vainqueurs les terroristes. Le terrorisme vise à déstabiliser les démocraties en discréditant leurs valeurs universelles de liberté et d’humanité. Déroger à ces valeurs pour combattre ceux qui cherchent à les détruire revient à tomber dans le piège tendu, et à saper les fondements des sociétés démocratiques. Il est grand temps de se mobiliser pour rompre un engrenage infernal qui conduit, après chaque acte terroriste retentissant, à adopter, de manière irrationnelle et démagogique, sous le coup de l’émotion voire de la panique, des dispositions aussi contre-productives qu’illégitimes en contradiction avec la législation internationale des droits de l’homme.

Une analyse raisonnée impose au contraire de revendiquer une lutte antiterroriste respectueuse des droits fondamentaux, seule recevable au nom à la fois des principes et de l’efficacité. Pour satisfaire l’impératif de sécurité, les Etats démocratiques disposent le plus souvent d’ores et déjà, dans le cadre de la lutte contre la criminalité, des moyens policiers et judiciaires suffisants, sans qu’il soit nécessaire d’instaurer des mesures complémentaires de répression. En cas d’absolue nécessité, dans des situations particulières, les dispositifs internationaux de protection des droits humains prévoient la possibilité d’une limitation temporaire de certains droits, en excluant ceux dits « indérogeables », tels que le droit à la vie et à l’intégrité physique, ce qui interdit toute dérogation par exemple pour le recours à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il est essentiel d’exiger la stricte conformité des législations et pratiques antiterroristes des Etats avec leurs obligations internationales dans le domaine des droits de l’homme. Comme l’a écrit Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies : « Chacun d’entre nous devrait être pleinement conscient que la protection des droits de l’homme ne doit pas céder le pas devant l’efficacité de l’action antiterroriste. A l’inverse, si l’on se place sur le long terme, on voit que les droits de l’homme, la démocratie et la justice sociale forment l’un des meilleurs remèdes contre le terrorisme. »

Plutôt que de se cantonner dans un langage et des mesures de type « guerrier », mieux vaut essayer, en évitant les simplifications et les amalgames, de déterminer les causes du terrorisme et de s’attaquer aux racines du fléau que sont la misère et les inégalités, les discriminations de toutes sortes, les situations de conflits. On ne doit pas oublier que la terreur d’Etat fait au quotidien dans le monde beaucoup plus de victimes que le terrorisme. Plus que jamais, face au terrorisme, la force du droit doit l’emporter sur le non-droit de la force. A cette fin, le recours à la justice doit être utilisé chaque fois que cela est possible, comme le démontrent de premiers succès judiciaires obtenus. Il faut saluer ainsi les coups d’arrêt donnés par la Cour suprême des Etats Unis lorsqu’elle a, le 28 juin 2004, admis la possibilité de recours judiciaires pour les prisonniers de Guantanamo, ou par la Chambre des lords britannique qui, après avoir condamné, le 16 décembre 2004, le principe des détentions illimitées, a décidé, le 8 décembre 2005, à la différence de la Haute Cour d’appel de Londres, que toutes informations obtenues à l’étranger sous la torture sont irrecevables dans les procès de terrorisme devant les juridictions anglaises.

L’absence de réaction significative, voire le silence assourdissant, face aux atteintes aux libertés constitue un phénomène dangereux et angoissant. Citoyens, ressaisissez-vous, cessez par indifférence ou inconscience d’être passifs ! Ce sont vos droits et libertés qui sont en cause, et n’attendez pas d’être vous-mêmes directement victimes pour éprouver alors le regret d’un réveil trop tardif.

Patrick Baudouin


Source : Liberation.fr