Il faut se faufiler entre les arbres fruitiers, les bosquets en fleurs et les effluves de parfum de rose de l’Ariana pour trouver le prototype de Sofiene Rouis. Depuis plus d’un an, cet ingénieur agronome en halieutique s’est lancé dans un projet agricole hors du commun : l’aquaponie. Le concept ? « Basique », dit-il, « c’est comme ça qu’on faisait avant et c’est ce qu’on fait toujours dans les rizières en Asie par exemple ». L’aquaponie est une technique fondamentale de la culture hors sol : il s’agit de synchroniser un élevage de poissons d’eau douce (l’aquaculture) et la culture de végétaux, fruits et légumes, dans de l’eau (hydroponie).  « On recrée un écosystème », résume Sofiene, « rien ne se perd, tout se transforme ».

Dans un premier bassin, vivent les poissons. Ils rejettent des déjections dans l’eau, dont de l’ammoniaque. Cette eau est pompée continuellement vers un second bassin où des bactéries transforment naturellement l’ammoniaque en nitrite, puis en nitrate. Or le nitrate est un élément essentiel pour la croissance des végétaux. L’eau, chargée de nutriments, s’écoule ensuite le long d’une gouttière qui couvre le mur du fond du jardin (une structure communément appelée « Nutriment Film Technique ») et nourrit ainsi les racines de « plus de 485 plantes sur 6 étages », avant de retourner, filtrée et purifiée par l’action des plantes, dans le bassin aux poissons. C’est un cercle vertueux : l’eau peut se recycler indéfiniment, « on en rajoute rarement, seulement quand il fait chaud », précise Sofiène, « et nous la puisons depuis un réservoir d’eau de pluie ». Un gain d’espace énorme et une économie d’eau estimée à presque 95% par rapport à la culture maraîchère conventionnelle, alors que 70% des dépenses en eau douce dans le monde sont destinées à l’agriculture.

Et la symbiose est complète : les quelques 400 poissons, des Tilapia pour la plupart, comestibles, sont nourris à l’aide de compléments qui poussent entre les légumes. Les autres déchets solides qu’ils produisent sont aussi valorisés et réutilisés comme compost pour la culture en sol. Sofiene réalise ses semis en terre avant de transférer les jeunes pousses dans des gobelets recyclés, placés le long de la gouttière. « La transition du sol au hors sol est parfois un peu brusque. Mais après 5 à 7 jours de stress, c’est reparti », nous raconte-t-il. Il réutilise parfois les légumes achetés sur le marché, tout en veillant à leur traçabilité, mais espère bien créer sa propre banque de semences à l’avenir. Tout peut pousser selon les saisons : menthe, céleri, fraises, tomates, oignons, laitues, poivrons, aubergines, radis, épinards, basilic et même quelques boutures de vigne et des plantes grasses. « En aquaponie, le rendement est plus élevé, la croissance plus rapide et la nourriture de meilleure qualité », affirme Sofiene en pointant du doigt une branche de céleri : « celui-là, ça fait 7 mois qu’on le coupe, qu’on le mange et qu’il continue de nous nourrir ». De l’autre côté du jardin, au sein d’un second prototype aquaponique appelé « système Chop », des tomates « grand calibre, 110g en moyenne » ont fait le bonheur de toute la famille pendant Ramadan dernier.

Econome en eau et en énergie, l’aquaponie, c’est également « 0 produits chimiques. On ne peut pas tricher comme avec le bio car sinon les poissons et les bactéries meurent, l’écosystème serait détruit ». Effectivement, la labellisation biologique tolère généralement jusqu’à 5% de traces chimiques et moins d’1% d’organisme génétiquement modifié (OGM). « On redécouvre le parfum et le goût des aliments, le plaisir de manger sain et frais », relève Sofiene en montrant tour à tour les jeunes racines plus claires que les autres ou les graines qui seront bientôt récoltées pour les prochaines plantations. C’est donc, aussi, connaître les écosystèmes, réapprendre les phases de croissance du vivant. Très accessible et ludique, « il faut seulement avoir quelques connaissances sur la nature, sur le comportement des poissons par exemple », explique Sofiene, « entre la préparation des semis et l’entretien des poissons, ça ne me prend que 30 minutes par jour ».

Autour de lui, « les gens sont fascinés, ils doivent y goûter pour y croire ». « Je n’ai jamais entendu parler d’aquaponie pendant mes études. L’idée m’est venue en regardant une vidéo sur les réseaux sociaux. J’ai voulu essayer simplement pour voir si ça marche vraiment », nous confie Sofiene. Après une première tentative échouée sur le toit de la maison, le prototype qui fonctionne actuellement permet de nourrir sa famille et ses amis avec des produits frais toute l’année. « C’est le futur de l’agriculture que ce soit en Tunisie ou dans le monde », affirme-t-il, lui-même surpris par les potentialités de son installation, « on est peu nombreux à s’être lancés mais on se sent comme des pionniers ». Actuellement en pleine étude de projet, il compte bien le développer et se joindre aux autres initiatives existantes en matière de biodiversité. « Nous allons automatiser une partie du système pour recueillir plus de données, puis se constituer en entité juridique pour la location d’un terrain ». Sofiene espère reproduire son prototype sur 500m2 de production en étages, accompagnée d’une culture biologique en sol pour les plantes à bulbes, moins faciles à cultiver dans l’eau. Seule la consommation d’énergie due à l’électricité et au transport sera à mesurer.

Mais surtout, il s’agit maintenant de faire connaître l’aquaponie comme solution innovante aux nombreux maux rencontrés par l’agriculture conventionnelle. La création d’un tel écosystème permet d’abandonner la consommation excessive d’eau et les engrais chimiques tandis que le gain d’espace permet de lutter contre la disparition et la désertion des zones fertiles. Résolument, l’aquaponie offre une nouvelle voie vers l’indépendance alimentaire, individuelle et collective. Alors qu’aujourd’hui la Tunisie importe même des oignons d’Algérie et que le prix des denrées alimentaires ne cesse d’augmenter, le prototype de Sofiene « on peut le répliquer partout », dit-il, « sur les toits, sur les murs d’écoles, sur les balcons, dans les garages, même dans le désert ». En attendant que l’aquaponie fasse l’objet d’une reconnaissance dans le milieu agricole conventionnel et d’une labellisation propre, comme ce fut le cas avec la culture biologique.