Bien qu’il dote sa palette de moins en moins de couleurs sombres, préférant les plus chaudes, Brahim Letaief continue de concocter des films dopés. Il n’est pas de ceux qui scrutent le ciel pour y décrocher des idées de cinéma. Il appartient plutôt à cette frange de réalisateurs qui, bien terre-à-terre, préfèrent revisiter des lieux – communs –, quitte à laisser tomber le temps du récit. Sur l’écran, c’est joli. Mais sur le papier ? La beauté n’a qu’un temps : la mayonnaise de Porto Farina ne prend pas. Il ne faut pas s’attendre à rire à gorge déployée, car ce que propose ce troisième long-métrage est révélateur, chez Brahim Letaief, des fragiles tendons de ses comédies sociales.

Galerie de figures improbables, Porto Farina ne laisse rien de côté. Le père Fredj, timidement campé par Mohamed Driss, est un despotique capitaine des mers qui ne raccroche pas les gants. Non moins autoritaire est sa femme Aïcha, jouée par Fatima Ben Saïdane. Leur fils unique Ali, auquel Mohamed Ali Ben Jemaa prête son corps, est un rustique qui veut coûte que coûte devenir père. Ignoré par sa cousine Sarah, laquelle est plutôt amoureuse de Hasna, il est en revanche adoré par sa « tante » Monia, qu’incarne Wajiha Jendoubi. Bien sûr, d’autres personnages masculins comme féminins s’invitent dans le film. Sauf que, faute de carburant, leur distribution générale frise un pittoresque de foire dont la représentation distanciée par le temps du récit tend à les mettre à l’étroit. On veut bien rire d’ailleurs, ce n’est pas la question. On aimerait surtout qu’une idée comique émerge de cette galerie aussi étoffée, alors que le film se raccourcit les limites auxquelles ses personnages tendent pourtant les bras.

Mais de quoi parle Porto Farina alors ? Non moins que le patriarcat et matriarcat d’antan, c’est la question de l’adoption qui se veut au cœur de l’intrigue. Tout juste saura-t-on qu’Ali, en quête d’un fils héritier, quitte sa femme française pour rentrer au bled et se marier avec Sarah. Expédiant, en montage alterné, le retour du fils et la révolte des pêcheurs contre son père, le film en vient en cours de route à s’affaisser avec l’ingrédient du mariage arrangé en seconde de noce. Si la trame se veut décalée, elle se déplie en troquant la sage photo de famille pour un secret enfoui. Mais les rouages sont là où on les attendait : tout bascule quand Sarah décide de se payer un peu la tête de sa famille en se présentant en corset indécent le jour du mariage. Si les ennuis se profilent à l’horizon, ce foutoir tragicomique peine à dépasser son magma d’intentions. L’intrigue a beau porter la promesse d’un dénouement, elle fonctionne comme un pneu crevé.

Crevé, moins parce que les verrous du secret font frein, qu’à cause d’un scénario à bout de souffle. Tout, pourtant, aurait pu être mené autour d’une peinture des rapports sociaux que Brahim Letaief noie une première fois quand il nous laisse sur les bras des personnages féminins sans véritable mode d’emploi, alors que tout les destinait à tirer les ficelles de l’histoire, et une deuxième fois au moment où le père, placé en garde à vue avec son fils, crache le morceau. Ce qui aurait pu faire le peu d’originalité de Porto Farina est mal exploité : jouant sur tous les tableaux, il ne prend aucune piste au sérieux. Et si les épices du dialogue ne sont pas de trop pour pimenter le ragoût, le rire se coince malgré tout. Ce qui le coince, c’est la façon qu’a le film de débarrasser, à moindre peine, nos têtes des noyaux de pêche de la morale sociale.

Que le comique des mots salaces soit aux manettes ne suffit donc pas. Pas plus qu’une esthétique aux seins à l’air, mâtinée de reparties au poivre qui corsètent les possibilités de la comédie d’explorer son sujet. Si le scénario de Porto Farina est dénué d’élan, sa mise en scène semble s’être raidie sur des marottes jetées dans le plan, telles quelles, avec en règle des champs-contrechamps sans réelle puissance d’évocation. Il est vrai que Brahim Letaief  fait vœu parfois d’un peu d’intelligence ; à travers la récurrence des chaussures de Fredj, qu’il veut toujours bien cirées, et qui dit le poids d’un patriarcat que les femmes supportent mal à coups de crachat, ou en lâchant un coq seul dans la maison, ou encore en faisant chausser au père les godasses trop larges de son fils, l’idée est de sortir le patriarcat de ses gonds. Mais on serait mal avisé de prendre pour argent comptant ces métaphores ou métonymies qui sentent un peu le réchauffé.

Si l’on se garde de rejeter cette comédie en bloc, il est indéniable qu’il se passe un peu plus de choses sur sa palette flamboyante que dans sa dramaturgie à dépense nulle. Sous sa croûte arty prête à faire bon ménage avec les rythmes musicaux de Zouhaier Gouja, Porto Farina s’emballe dans son carton-pâte. Si la toile de fond est bien huilée dans le décor, y trouvant un écrin à l’œil pétillant, l’esthétique butine dans une palette collant aux personnages comme leurs costumes gitans, espagnols ou maltais. Reste que le choix de redonner, au décor de la région de Ghar El Melh, un regain de vie et d’aura photogénique, n’arrange rien à l’affaire, pas plus que le parti-pris de jouer le pas de côté en charriant des dialogues un peu cocasses par-ci, un peu délurés par-là. S’il ne recule pas devant l’énormité du trait, Porto Farina  reste plutôt sage derrière sa caméra. Il se contente d’espérer tout d’une ligne artistique trop visible par les costumes et peu charpentée dans les idées. Ce qui, en dopant sa petite santé, lui aurait fait oublier le reste.

Ce serait exagérer de parler d’intelligence comique là où le formatage des points de vue règne en maître ici. Brahim Letaief  applique une conception très plate de la comédie sociale. On se demande bien quelle mouche l’a encore piqué pour fignoler un film avec des possibilités de découpage scolaires et un scénario bien ramolli dont les rouages laissent ses ressorts au point mort. On se demande même si le cinéaste n’avait pas un poil surestimé ses idées qui, depuis Cinécitta, n’ont rien de mémorable. On aurait pu espérer, cinq ans après Affreux, cupides et stupides, que Brahim Letaief fasse évoluer un petit peu ses idées au lieu de se faire, d’un film à l’autre, un peu trop confiance. C’est peu dire alors que ce film est quelconque : si Porto Farina nous livre une comédie fréquentable croisant l’esprit de vacances, son intérêt reste aussi maigre que la profondeur de champ de ses plans, et dont le chromatisme ne cache pas l’absence de fond.