Une fois n’est pas coutume, voici un film qui ne se regarde pas trop le nombril. Et qui mérite donc d’être pris au sérieux. Nejib Belkadhi ne semble avoir qu’un souhait dans Regarde-moi : s’assurer de recentrer un regard autre, en nouant serré l’histoire d’un père à son enfant autiste. Et, d’une caméra pudique, prendre ses distances avec les attendus du drame familial. Ce film qui a du cœur, sait éviter la tarte à la crème d’un cinéma de compassion. L’injonction du titre est-elle pour autant infaillible ?

Ce n’est pas une injonction pour une chanson tendre. Car il y a ici deux personnages qui n’arrivent pas à communiquer. Lotfi, interprété par Nidhal Saadi, s’est barré à Marseille où il a refait sa vie avec une femme française dont il attend un bébé. À côté, ou plutôt en face de cette paternité naissante, se tient une paternité perdue qui le fera revenir au bled au bout de sept ans d’absence, le temps de s’occuper de Youssef, son enfant autiste joué par Idryss Kharroubi, suite à un accident cardio-vasculaire de son ex-femme. Avec cette double vie, Regarde-moi brosse le portrait d’un père fuyant les démons du passé, que la colère amène à arracher son fils à sa tante Khadija, interprétée par Sawssen Maalej. S’il pense qu’il suffirait de laisser parler son instinct pour reprendre la garde de Youssef, la tante estime qu’il doit le faire suivre par des spécialistes, alors que la grand-mère comme la futur nounou regardent ce petit-fils d’un autre œil, comme « fou » ou « possédé ». L’occasion sera ainsi donnée de faire la petite synthèse des regards portés sur ce trouble. Mais l’autisme en soi n’intéresse pas le cinéaste autant que le prétexte qu’il offre d’une peinture où le non-dit, l’hypocrisie et le conformisme social montrent le bout de l’oreille.

Le propos de Regarde-moi n’a pourtant rien d’un rail sur lequel on peut s’élancer en toute assurance. Nejib Belkadhi fait exister à égalité la complexité de l’autisme du fils et le désemparement qui fait vaciller le point de vue du père. La complexité du trouble, on la devine à travers les difficultés de Youssef à appréhender le monde extérieur : agité, il refuse l’interaction, détourne le regard, arrache les yeux à ses poupées et brouille ou biffe ceux sur les photos. Face à ses crises, le père, empêtré qu’il est dans ses contradictions, hésite entre assumer sa garde de l’enfant ou le placer dans un centre de réhabilitation avant de retourner à Marseille. Si cette tension irrigue la dramaturgie de Regarde-moi, la mise en scène semble marquée au fer rouge par un autre chassé-croisé. Sur ce terrain, filmer l’autisme n’est pas sans poser au cinéaste un véritable problème de représentation dont on ne sait de quel côté il va retomber. L’on se demande comment Regarde-moi va laisser l’enfant habiter le cadre là où son autisme le condamne à se replier sur lui-même et mettre le monde entre parenthèses ? Nejib Belkadhi le filme en prenant prétexte d’un regard difficile à fixer jusque-là, pour le traduire à l’image quand  les mots accusent leurs limites. C’est par là que le désir d’un regard dans les yeux va dicter certains choix d’écriture cinématographique, avec une marge de manœuvre que la dramaturgie va laisser en partie au hasard.

Cette marge accueille les contingences de la relation par les détails égrenés d’un plan à l’autre. Comme les moyens qu’il a tentés jusque-là ne sont pas bons à sortir l’enfant de sa coquille, Lotfi se donne encore d’autres chances : pour pouvoir stimuler ce regard, dont seuls les jeux de lumière éveillent l’attention, il doit s’intéresser à ce que regarde son fils. L’astuce qu’il trouve est de coiffer sa chambre de guirlandes lumineuses. Cette façon de nouer le lien, si elle laisse entrevoir un début de résolution pour recentrer le regard de Youssef, n’en reste pas moins limitée à l’espace clos de la chambre. Le laissant un soir pour endormi, le père profite pour aller se défouler en boîte. Mais il suffit de la fugue du petit en pleine nuit pour mettre à mal l’efficacité de l’astuce. Lotfi, insuffisamment responsable malgré tout, n’est pas encore au bout de ses peines. L’autre manière dont il va se rapprocher de son enfant, par un regard un peu plus prolongé que d’habitude, il la trouve ailleurs, grâce aux images vidéo qu’il déniche par hasard dans le smartphone de son ex-femme, documentant des moments d’escapade en compagnie de Youssef. Muni d’un caméscope, Lotfi cherche alors le regard de son fils, recueille son flottement à défaut de l’attraper. Jouant sur la mise en abyme tout en variant les échelles de plan, mais sans se départir d’une certaine souplesse, la caméra suit les gestes de Youssef dans la lenteur de leur développement, le capte dans quelques moments en famille ou dans son rapport aux objets. L’image, vidéo ou photo, médium et vecteur, n’offrirait ici qu’un intérêt mineur si elle n’aidait à construire progressivement le lien. À travers ce chassé-croisé de regards à la fois fugitifs ou évités, elle retranscrit par écrans interposés les étincelles qui vont faire bouger les lignes entre les deux personnages.

S’il y a là une espèce de logique, il faut sans doute reconnaître que ce parti pris de contredire l’autisme par  la possibilité à l’écran d’un regard-caméra, fait éclore l’émotion sur un terrain plus ou moins aride. Le problème est que l’usage du caméscope, justifiable au début, finit par plier le dernier tiers du film aux tics de représentation. Plus sceptique devant la pertinence de ce dispositif, on se demande si pareilles tics ne traduisent pas l’impression que Regarde-moi, parce qu’il ne veut pas prendre le risque, s’accommoderait d’un regard biaisé pour tisser un pont vers l’enfant ? Les derniers segments, porteurs à la fois de désillusions et d’espoir, semblent à ce point se repaître de ce filon qu’ils nous montrent Youssef filmant Lotfi à son insu, dans un étrange excès d’écriture qui jette aux orties les règles de cohérence du point du vue. La faute peut-être à un scénario qui toise un peu son principe de réalité, mais surtout au réalisateur qui, se reposant sur les lauriers de son dispositif, fait tirer à la tante une larmichette que le film pouvait pourtant éviter.

Voilà pourquoi ce film a du cœur plus que des tripes. Au-delà de son enrobage raffiné, tout se passe comme si Regarde-moi oscillait timidement entre le souci de rester dans les clous et la tentation des effets de manche. Bien entendu, cela n’enlève rien à la sincérité de Nejib Belkadhi qui cherche à nous faire franchir les limites de la différence. Sans verser dans l’intimisme fade des drames familiaux, il sait se tenir à distance du pathos et de la bonne conscience. Et s’il reste sur le terrain d’une intimité bien tempérée, le film travaille au corps. Sa délicatesse compte.