Peu importe que Les Baliseurs du désert (1984) soit vieux d’une bonne trentaine d’années. Et que l’on ne retienne des images de Nacer Khemir que celle du désert. Certes, dans le paradoxe qu’il y a à confier le souffle d’une fiction au mouvement d’un désert qui croît, le film puise son motif qui va tapisser Le Collier perdu de la colombe (1991) avant de s’étendre jusqu’à Bab’Aziz (2005). Mais s’il est difficile d’en faire le tour en quelques mots, c’est qu’une fois le décor planté, le film embarque avec énigmes. Et s’il trouve une place de choix parmi les Venice Classics de 2017, c’est que le cinéaste a su arpenter une région où les films se risquent rarement. Cette région, c’est la région conte – sans doute le plus propice des terrains à l’épanouissement des métaphores.
En effet, avec Les Baliseurs du désert Nacer Khemir avait quelque chose à dire, lui qui a le goût de la fiction et qui s’y aventure en personne. C’est dans un village aux portes du désert, mais dénué d’école, qu’il fait dépêcher son protagoniste, un jeune maître d’école à la silhouette raide et lente qu’il incarne. Nous ne saurons pas grand-chose de lui, sinon qu’il est venu ici enseigner, alors qu’une malédiction avait frappé les hommes du village, partis arpenter les limites du désert. On voit leurs inlassables allers et retours et leurs ombres sur les sables mouvants, tels des fantômes qui rôdent autour du monde des vivants. Le vent fait parfois parvenir jusqu’aux villageois un chant qu’on devine d’une Andalousie révolue. Sur place, ne restent que des enfants orphelins, des femmes et des vieillards ainsi qu’une discrète jeune fille dont l’instituteur tombe amoureux avant de disparaître à son tour, complètement envoûté par l’appel du désert.
Sous nos yeux, qu’il tient à garder grands ouverts autant que nos oreilles, Nacer Khemir parsème le film de détails isolés ou récurrents, qui ne laissent pas son récit intact. Il arrive chez lui ce qui arrive chez les conteurs : la métaphore joue sur plus d’un tableau. Les miroirs que brisent les enfants à l’entrée du village, ne leur servent pas seulement à faire pousser un jardin en plein désert. De l’autre côté de ces miroirs-là, il y aurait plus d’une vérité pour brouiller la ressemblance que l’on recherche quand on s’y regarde, comme si on se penchait sur le temps en sa fêlure. Ce n’est pas le seul exemple, dans Les Baliseurs du désert, où les prémisses de la métaphore opèrent sur un élément du décor choisi pour sa valeur de signe et efficacement rappelé. Il y a, bien sûr, d’autres plans dans le film qui gagnent en allusions à chaque fois que l’on y repense.
La question va pourtant au-delà de la fonction d’usage ; il ne s’agit plus de savoir à quoi sert la métaphore, mais ce qu’elle peut ici. Et si elle demande de faire en quelque sorte le ménage autour d’elle, c’est que quelque chose demande à s’énoncer sans tout à fait se dire. Le récit repose sur un procédé de points de suspension entraînant l’espace quand le temps dérape. À l’imminente disparition qui menace les villageois, s’ajoute ainsi l’irrésolution de l’instituteur, désemparé face aux légendes du passé et l’héritage des ancêtres. C’est par cette fissure dans la transmission que le film règle sa dramaturgie sur une tension à combustion lente, au service d’une quête à perte de vue.
À cette improbabilité dans la rupture, le film intègre une double géographie, celle qu’ouvre et ferme au regard le hors-champ. Bien qu’il rêve de mettre les pieds à Cordoue en traversant la mer, le jeune garçon Houssine pressent que sa destinée sera similaire à celle des baliseurs. Entre le désert qui risque de tout engloutir et le désir refoulé d’une inaccessible mer, les frontières seraient-elles perméables ? C’est sur l’impossible suture des deux bords de ce tiraillement géographique que le film met des mots. Et si la parole est ici aux manettes, le cinéaste a celle des Mille et Une Nuits pour marraine. Aux paroles qu’il met dans la bouche de Houssine vient s’associer une économie du verbe qui ménage à bon compte une certaine réserve du sens ; et dans Les Baliseurs du désert il y a une fidélité à cette réserve mais qui se gagne sur le dos de la métaphore.
Ce qui est sûr, c’est que la réserve du sens n’appartient pas qu’à la logique d’enchâssement du conte ; elle doit aussi son secret à la mise en scène, plus proche d’une peinture passée à la craie que d’un croquis. La photogénie du désert y est sensible, comme si chaleur, moiteur et couleurs laissaient s’imprimer sur la pellicule une lumière décelant les contours de quelques silhouettes redevenues incertaines. L’image le sait, qui le sert de son mieux avec tout ce qui, dans les beiges, les bruns, les ocres, est propre à défier l’épreuve de l’œil. La caméra glisse, jamais n’insiste, car les points de repère sont là ; les cadres passent de l’aptitude à prendre du champ à celle de se rapprocher des corps comme dans un geste d’écoute. Reste qu’il est difficile de démêler, dans Les Baliseurs du désert, ce qu’il doit à sa plastique réfléchie ou au décrochage fictionnel qu’il charrie.
Sans doute Les Baliseurs du désert est-il tout cela, et bien d’autres choses encore. Si tout se passe ici comme si le fond et sa forme coïncidaient, en faisant les signes se relayer avec souplesse, ce n’est pas seulement une symbolique qui se porte de la sorte à l’écran, mais aussi un regard sur la mémoire qui en rachèterait le temps. C’est parce que Nacer Khemir met les résonances fantastiques du conte au défi de répondre à l’inquiétude du présent que le film, une fois sa poésie assurée, déroute et fait réfléchir. Et cela devrait être la seule chose qui compte, car on ne l’oubliera pas de sitôt.
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