La voie qu’emprunte Haythem Zakaria, on n’y insistera jamais assez, n’est pas de ces demi-mesures d’un art qui s’en tient aux effets de manche. Pur, purifié au maximum, le geste qu’il engage d’une œuvre à l’autre est de haute lice. Ainsi, pour répondre à l’appel des grands espaces, il lui suffit de pétrir avec une persévérance rare la matière austère du paysage. Et c’est une idée singulière que de le faire en pliant l’image vidéo aux latitudes du temps, en faisant accéder le regard à une durée lourde en chacun de ses plans d’une sobriété voulue et d’une rigueur non moins assumée.

Licence donnée au regard, Interstices conjoint dans sa démarche deux installations vidéo. Si l’Opus I trouve dans le désert de Nafta des étendues rocheuses susceptibles de remettre les pendules du paysage à l’heure, l’Opus II nous place devant l’étendue marine du Cap-bon, comme un milieu qu’on peut abandonner à lui-même. L’hostilité de ces espaces et de leurs immensités lestées de vide, restitue au paysage une homogénéité qui en ferait à la fois le lieu d’une expérience contemplative apaisée et une proposition d’espace et de temps qui, dans chaque vidéo, respire à pleins poumons. L’image en ressort comme une plaque sensible, trempée dans l’émulsion de l’air.

Entre les deux installations, c’est une ellipse à deux foyers qui se propose au regard. Sur fond d’une synthèse sonore syncopée de souffles et de silences, le désert d’Opus I offre un site à cette rythmique étirée entre le vide et le plein de l’espace. L’horizon, réverbéré par le relief d’un désert chauffé à blanc, tend les bras comme s’il descendait le ciel sur terre. Sur le front de mer d’Opus II, en revanche, c’est le ralenti qui fige vagues et torrents, en donnant l’image d’une matière travaillée par les lignes de force qui commandent à la fois sa métamorphose et sa partition musicale. Ce double geste dit le flirt d’une nature et d’une technologie : le paysage est là, géométrie et ambiance synthétique font le reste. Et ce n’est que la conjonction des trois qui forge le profil de l’œuvre.

On pourrait dire de chaque vue d’Opus I que c’est une photographie en noir et blanc descendue des cimaises pour accorder de l’espace au temps : Haythem Zakaria filme en plan large, à une échelle où le choix du cadrage frontal fait passer entre ciel et sol la ligne d’horizon, tantôt éclipsée par une chaîne de montagnes, tantôt ponctuée de quelques ombres, nuages ou mirages. En alternance, de longs plans fixes arrêtent la course du temps, appellent fondus au noir et induisent des stases. Il arrive que l’image frémisse soudain légèrement en se pliant sous l’effet d’un panoramique. Mais ce n’est plus un bloc d’espace-temps qui file vers l’horizon, ce n’est pas non plus une toile de fond enveloppante qui demande à être percée. Le désert d’Opus I déplie plutôt une part du paysage comme un espace indéterminé, c’est-à-dire perméable à l’éclat dévorant du jour.

Encore faut-il, pour camper l’œil sur le site du guetteur, non seulement donner du temps à l’espace, c’est-à-dire se tenir à l’orée du paysage comme un hôte arrivé trop tôt, mais accorder aussi de l’espace au son. Ce qui, à ce niveau-là, se profile d’Opus I à Opus II, est sans doute un peu différent. La durée dilatée des prises de vue dans l’une se déplie avec la même fixité que les horizons de l’autre. Mais si l’extension des plans s’emploie à offrir une projection au loin, c’est par un recadrage temporel qu’Opus II peut manifester le caractère fluent de ce qui est filmé. Avec le ralenti optique, Haythem Zakaria se donne la possibilité d’expérimenter la matière-temps elle-même. Entre les cadres en plongée et les plans plus ou moins rapprochés, la ténacité de la prise de vue fait sourdre des états d’apesanteur qu’un Epstein n’aurait pas désavoués. La conséquence dans les deux cas est l’impression d’une amplitude temporelle qui rend l’image hypnotique.

Contrairement aux pratiques visuelles qui prennent le paysage pour argent comptant, la démarche de Haythem Zakaria aura pour effet de faire perdre au paysage son univocité pittoresque. Car s’il y a quelque chose qui nous saisit devant les étendues d’Interstices, ce serait moins le vertige de Pascal devant les espaces infinis que ce qui, en chaque paysage, tend et retourne à l’autre : la négociation entre deux infinis dont la contrainte libre du dispositif ferait un hybride fort. Mais cet hybride ne vient pas seul ici. La géométrie sera de la partie, trouvant d’autant plus à maintenir la perception entre énigme et raison qu’à plusieurs reprises, on discerne dans les derniers plans d’Opus I de minces rubans noirs ou de petits carrés statiques, et dans Opus II ainsi que des lignes de creux et de crête reliant des points. Au bout de quelques secondes, ce n’est plus un flux de formes génératrices qui prend en écharpe le regard du spectateur, mais quelque chose comme une matrice graphique masquée. Cette modélisation organise des ricochets à peine perceptibles entre ciel et terre, mais aussi entre les pointes du paysage, et dont le degré d’abstraction n’aurait d’égal que la dimension processuelle. Ce qui importe dans Interstices, ce n’est pas seulement le temps qui dote le paysage d’une existence plus proche de l’ordre synthétique que d’une mécanique bien huilée ; mais surtout la greffe de ces géométries discrètes qui commande d’un bout à l’autre une anatomie du paysage, où la perception se montre prête à s’y réinventer.

On fera tous les reproches qu’on veut au minimalisme de Haythem Zakaria, mais pas celui d’être poseur. Sa démarche, marquée par la recherche d’un art à la fois conceptuel et sensible, ne recule pas devant ce genre d’alliance contre-nature entre deux gestes qui habituellement ne se recoupent pas. Si l’étendue désertique ou marine est chez lui une scène du monde d’où s’absente toute dramaturgie, il y a dans Opus I et Opus II cette idée que le paysage trame quelque chose à la fois à ras d’expérience et au-delà de l’image, c’est-à-dire à l’endroit même où l’habitation du plan vaut habitation du monde. L’aurions-nous compris sans qu’Interstices nous le rappelle sans concession ?