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Walid Mattar a néanmoins bien pris la précaution de mettre en évidence qu’il y a des échelons dans la souffrance. De manière souvent subtile ou quelques fois moins, telle ce bus et ce train qui se quittent après avoir roulé un bon chemin en parallèle, « Vent du Nord » met en évidence qu’Hervé est et reste mieux loti dans son enfer que Fouad dans sa damnation. Il y a cependant d’autres précautions que Walid Mattar n’a pas prises. Dès que la caméra fait mine de reculer pour mettre la vie de chacun des deux protagonistes dans son univers propre, le propos change. Ou plutôt le ton. Contre la complexité du monde qui entoure Hervé, la construction subtile des personnages et leur dynamique parfois inattendue ; contre l’effet des structures et l’oppression bureaucratique qui écrase l’être humain français et l’empêche de vivre, Walid Mattar n’oppose qu’un paysage morne, des personnages sans vie et des sous-chefs déshumanisés comme agents d’oppression. Contre le grand effort de recherche et de documentation effectué au Nord1, Walid Mattar n’a opposé que les clichés colonialistes les plus éculés.

Un scénario bien ficelé au nord, bâclé au sud

Sous les coutures du montage parallèle, l’intrigue suit son cours tranquille de part et d’autre de la Méditerranée. Elle culminera au même moment pour l’un et pour l’autre. Et le basculement a lieu au moment où les deux personnages se feront face. Mais si l’histoire est bien huilée au nord, le scénario n’arrive pas à entrainer le côté sud dans son sillage. D’un côté une progression limpide, de l’autre un récit haché. Une illustration parfaite en est le plan magnifique montrant Hervé courant sur la plage pour rattraper son canot, allégorie de toute beauté mettant cet homme seul, en apparence faible et impuissant, en lutte contre la nature, le ciel bleu et les nuages surplombant la plage et la montagne : Tous ces éléments écrasant de leur majesté cet homme seul qui court. Qui se bat malgré tout !

Ce plan a été soigneusement préparé. Pourquoi Hervé est-il seul et pas accompagné par son fils comme d’habitude ? Parce que son fils n’arrive pas à se réveiller. Pourquoi ? Parce qu’il a fait la fête la veille. Pourquoi ? Parce qu’il sort d’une longue journée de travail qu’il a passée tapant aux portes pour vendre le produit de la pêche du jour d’avant. Une progression limpide des événements au bout de laquelle l’absence du fils est un fait compris et accepté.

Au sud, on ne comprendra pas comment Fouad, qu’on a montré assez nonchalant dans ses premières séquences à l’usine, a tout à coup été promis au poste de chef d’atelier ; on ne comprendra jamais ce qui a provoqué le revirement de sa copine-collègue, ni ce qui a provoqué celui du sous-chef. Bien que ces trois faits ont été les éléments-clés du basculement côté Sud, ils n’ont été ni préparés ni expliqués. Peut-être qu’ils ne méritaient pas ces efforts… Dans l’impensé de la main qui a écrit, la félonie du sous-chef ou de la fiancée sont donc des événements naturels, prévisibles, qui vont de soi. De mauvaises langues diront : « ce qui n’a pas besoin d’être expliqué est en réalité essentialisé ».

Les personnages : êtres humains au Nord, stéréotypes au Sud

Cet esprit d’essentialisation est parfaitement mis en œuvre chez les personnages entourant Fouad. Si, au Nord, les ouvriers ont chacun une vie et un caractère marqué2, si le bar est un lieu de vie, si même la dame qui fréquente la piscine a la latitude d’exposer un pan de sa vie à l’écran, on ne saura jamais rien de la vie de ceux qui fréquentent le café. Ce sont juste des personnes assises, dos au mur, végétant devant leur verre de thé, moquant Fouad qui va s’échiner au travail, exhibant leur machisme en évoquant sa relation avec Karima ou écoutant idiotement le bigot du lieu débiter ses superstitieuseries religieuses.

Excepté Fouad et son ami, aucun des clients du café n’a de vie propre. On ne saura jamais s’ils ont aimé, s’ils se sont battus pour vivre, s’ils ont travaillé, s’ils ont été mis à la porte, s’ils ont des diplômes, s’ils ont une famille qui les aime ou les répudie, s’ils se sont retrouvés là en un carrefour de leurs existences ou s’ils se sont donnés rendez-vous… Bref, s’ils ont une vie. Ou plutôt : Le spectateur n’a pas à se poser cette question : Il va de soi qu’ils n’ont pas de vie ! Ou que leur semblant d’existence se réduit à cet état de paresse3. Celui dont on saura le plus est l’ami de Fouad, stéréotype de la petite frappe de quartier et qui n’évoluera pas tout au long du film. Un autre aspect de ce traitement essentialiste est celui des personnages féminins. D’abord, celui des ouvrières : une image qui frappe, toutes les ouvrières sont voilées, exceptée Karima, la petite amie. S’il y a une explication au fait que c’est l’élue de Fouad4, on l’a très vite trouvée. Un plan large vaut mieux que mille discours !

L’élue doit être belle, souriante, élancée, évoluera en décolleté et en manches courtes et surtout, C’est l’unique ! Toutes les autres doivent avoir le profil opposé. Notons aussi que Karima actera sa trahison par une mini-jupe, des talons-aiguilles et rentrera tard le soir dans la voiture du rival. De quoi saupoudrer l’imaginaire occidental de beauté d’une pincée de sexisme à la sauce de la clientèle du café5. La mère, ensuite. D’elle aussi, on ne saura rien. A part qu’elle a un frère habitant ailleurs où Fouad veut la renvoyer et surtout qu’elle avale une demi-tonne de médicaments par jour. Regard triste et résigné. Faible et sans énergie.

La maman agira en maman. Demandera des nouvelles de son fils à l’usine et réagira aux ragots rapportés à propos de la relation que son fils a avec Karima. Aucune nuance. Aucune subtilité. Aucune évolution. Les autres personnages « féminins » montrés en Tunisie sont la préposée au paiement des salaires -cassante, inhumaine et paresseuse à souhait- et les femmes du cabaret. Une femme qui chante, d’autres qui dansent et qui rentreront avec des vieillards pleins aux as. Des personnages féminins qui ne semblent y être que pour mettre en évidence la frustration du subalterne qui, à défaut de rentrer avec une de « leurs » femmes, leur volera un smartphone.

Au Nord, à part la mamie acheteuse de poisson qui a eu droit à sa tranche de vie, c’est l’épouse qui est le personnage féminin le plus en vue. Impuissante devant son fils, froide et cassante envers son mari, elle se transforme ensuite en une alliée formidable qui prend part au combat de la petite entreprise et qui montre une grande émotion lors de la descente de police et lors du départ du fils vers l’armée.

L’évolution est pour le moins remarquable ! Une évolution vécue aussi par le personnage du fils. D’abord montré oisif et rétif à l’autorité de ses parents, on voit plus tard que cette oisiveté et cette résistance peut se transformer en une grande énergie pour soutenir l’entreprise familiale lorsque les conditions ont changé.

Nous sommes ainsi en face d’un déséquilibre flagrant dans la construction des personnages et leur évolution6. Au Nord, des personnages qui évoluent, qui ont une vie propre qui déteint sur le caractère, qui sont capables d’émotions et de mouvement. Au Nord, Hervé a même droit à une vie de famille ! Au sud, les stéréotypes les plus éculés sur la paresse supposée du jeune des quartiers populaires, les petites frappes, la mère malade et la copine qui s’en va tromper le jeune chevalier avec un plus vieux qui lui assurera la sécurité matérielle. Au Nord, des êtres humains. Au Sud, des cas sociaux ou des stéréotypes déshumanisés, au choix.

La condition ouvrière : destin de classe au nord, hors-classe au sud

Dans son approche de la condition ouvrière, Walid Mattar n’a pas voulu impliquer Fouad ou Hervé dans une action politique et/ou syndicale. Il a préféré mettre sa focale sur le quotidien du travailleur, avec ses joies, ses espérances, ses désillusions et ses souffrances. Le leitmotiv du film a été la mise en parallèle du parcours des travailleurs du Sud et du Nord ; les deux catégories subissent de plein fouet les conséquences d’un capitalisme mondialisé sans foi ni loi et qui ne reconnait comme frontières que les seuils de rentabilité. Malgré cela, le traitement filmique de la condition ouvrière n’a pas échappé à la bipolarité évoquée plus haut.

Au Nord, la première séquence à l’usine est une scène de lutte syndicale. La seconde est une bagarre contre les flics7. Ensuite, c’est le long chemin de croix d’Hervé qui subira les affres de la bureaucratie à la recherche de la légalisation de sa petite entreprise. Une lutte au bout de laquelle il subit une défaite, mais non sans avoir lutté jusqu’au bout. Jusqu’à se retrouver en agent de sécurité routière devant une école, en compagnie de son collègue syndicaliste. Unis dans la défaite, c’est bien une communauté de destin de classe qui a été montrée8.

Au Sud, c’est la démobilisation totale. Rien ! Nada ! Même pas le début d’une révolte malgré les bas salaires ! Malgré l’absence de couverture sociale… Une résignation et une indifférence qui transparaissent lors de l’annonce du nouveau chef d’atelier ou encore lorsque Fouad est venu s’attaquer à Karima : Dans la première scène, tous ont salué le nouveau chef ! Dans la seconde, aucun n’a bougé pour intervenir. Opportunisme, lâcheté… Ou plus simplement invisibilisation.

Car au Sud, nous n’avons paradoxalement pas vu se dérouler le film de vie d’un travailleur, mais plutôt le récit d’un amoureux transi. Ses seules mésaventures à l’usine ont été le refus de la couverture sociale, la trahison de Karima et la promesse non tenue d’une promotion. Sans cela, il serait encore heureux de sa condition, tous comme les autres travailleurs. Ce ne sont pas les petits salaires qui dérangent. Ce ne sont pas les cadences infernales ou l’exploitation par le patron. D’ailleurs, au Sud, nous ne voyons le patron que lors de la première séquence à l’usine et les conditions de travail sont étrangement idéalisées9. Si problème –minime- il y a, c’est à cause de la mauvaise foi d’un petit chef ou la paresse de la dame préposée au paiement.

Fouad n’est pas un ouvrier comme les autres. Mais s’il n’est pas comme les autres, c’est que son statut d’ouvrier a été sublimé par son état amoureux. C’est l’amoureux qui fait la cour à sa bien-aimée et qui est même capable pour cela de se lever de bonne heure. C’est l’amoureux qui ruse pour arracher son premier baiser. C’est l’amoureux qui attend sa bien-aimée pour lui offrir un cadeau mais elle ne vient pas. C’est l’amoureux trahi par sa bienaimée avec un autre mieux loti. C’est enfin l’amoureux qui ne l’est plus et qui réclame vengeance, qui est désormais prêt à vendre son âme au douanier et qui, comme Rastignac, s’adresse au nouveau monde en lui chuchotant : A nous deux ! Les autres ? Voisins de quartiers ou collègues d’usine, ils poursuivent anonymement leur non-existence.

Epilogue : Au Nord s’écrit l’Histoire, Au Sud l’Imaginaire de la soumission.

Lecture faite, il apparait donc qu’il y a des films plutôt qu’un. D’un côté, un film véritablement politique entraîné par une lame de fond sociale qui ne laisse pas indifférent. Une approche humaniste d’une question sociale mettant en évidence le poids des structures et la déshumanisation des travailleurs par la bureaucratie toutes causées par des politiques néolibérales qui mettent le profit avant l’humain. Magnifiquement filmé, maitrisé de bout en bout, sans tomber ni dans le pathos ni dans la propagande, un scénario bien huilé et des personnages véritablement humains.

De l’autre, c’est, suivant Albert Memmi, le portrait du colonisé : Essentialisé comme paresseux, indifférent, ingrat, déshumanisé… Les travailleurs ne luttent pas, ils acceptent leur sort. Paresseux, les jeunes du quartier ne bougent pas du café et écoutent passivement le bigot parlant des bienfaits des ailes d’une mouche tombée dans le verre de thé. C’est encore, suivant Edward Saïd, le portrait de l’Orient essentialisé par les auteurs orientalistes du 19ème, « son indifférence muette, sa pénétrabilité, sa malléabilité indolente »10.

Cet impensé colonial dessine donc un pays terne et sans vie, sans possibilités de révolte ni d’action, sans conscience collective de l’oppression ni de la communauté de destin entre les opprimés. Un pays qui semble n’avoir pas bougé depuis une cinquantaine d’années, peut-être même depuis les premières jeeps des soldats français passant devant le café d’un village reculé. Un pays où seul surnage parmi ses congénères celui qui ne semble être là que par un accident spatio-temporel tellement il joue bien le rôle de l’amoureux transi des romans français du 19ème. Ce ne sera donc que juste fin que Fouad finisse par aller vers des horizons plus francophones.

Or, nous sommes un pays qui vient de vivre une révolution. Appelez-la comme vous le voulez mais gardons l’essentiel : Depuis 2010 (et bien avant), des travailleurs bougent, des femmes luttent, les marginalisés occupent le devant de la scène. Des grèves, des manifestations, des émeutes parfois, des blocages de route. Des mouvements sociaux et des campagnes naissent ici et là, des réseaux de résistance se sont tissés ici et là. Tout, sauf cette morosité sans nom décrite par « Vent du Nord ». La partie Sud du film est un crime d’invisibilisation contre tous ceux qui luttent et qui organisent la résistance contre les pouvoirs corrompus qui se succèdent. Si paresse, passivité ou soumission il y a, c’est seulement dans l’imaginaire des dominants.

Dans l’imaginaire des dominants, ils n’y a, justement, pas de domination. Si les marginalisés, les chômeurs, les pauvres sont marginalisés, chômeurs ou pauvres, c’est seulement de leur faute. C’est qu’ils ne travaillent pas assez, c’est qu’ils n’ont pas bien bossé à l’école, c’est qu’ils sont oisifs et passent leurs journées avachis sur une chaise. Il n’y a pas de structures oppressives, il n’y pas de politiques publiques favorisant les plus nantis excluant la périphérie rurale et marginalisant encore plus les marginalisés des quartiers populaires. Il y a juste la responsabilité individuelle de ces paresseux sans nom qui sont les premiers responsables de leur situation.

Pour un imaginaire de l’émancipation : Beaucoup d’espoir malgré tout !

Contre cette idéologie culpabilisatrice des dominants, une idéologie de l’émancipation est à installer. Une idéologie où les vrais coupables sont désignés du doigt et où les subalternes élargissent les possibilités du présent pour trouver des chemins de lutte. Une idéologie de l’émancipation à installer dans l’imaginaire de ceux qui, comme Walid Mattar, se veulent sincèrement du côté des opprimés mais qui sont peu à peu gagnés par le désespoir.

Car oui, depuis sept ans, peu de choses ont changé et la succession des événements semble rétrécir peu à peu les possibilités de lutte. Mais depuis sept ans, que de victoires acquises face à l’oppression ! Que de chemin parcouru pour voir enfin surgir que d’expériences innovantes et que de jeunes qui imposent un autre regard ! Walid Mattar, malgré tout, est de ceux-là. En effet, depuis le Sud, penser et oser poser un regard sur le Nord est en soi une victoire symbolique. Poser ce regard à travers le prisme de classe ouvrière en est une autre. Le faire sans tomber dans le pathos ou la propagande en est une troisième. Ce n’est pas l’indulgence due à une première œuvre, mais ce sont les espérances d’une nouvelle manière de faire du cinéma !

Notes

  1. A l’image du parcours du combattant qu’Hervé s’est vu contraint de suivre pour lancer son entreprise, parcours qui n’aurait pas été possible à l’écran s’il n’y avait pas un travail de recherche et de documentation préalable.
  2. Voir la scène à l’intérieur du fourgon de police ou celle précédant l’affrontement avec la police.
  3. Dans son « Portrait du Colonisé », dès la première page, Albert Memmi met la paresse en tête des caractéristiques attribuées au colonisé ; « Rien ne pourrait mieux légitimer le privilège du colonisateur que son travail ; rien ne pourrait justifier le dénuement du colonisé que son oisiveté. Le portrait mythique du colonisé comprendra donc une incroyable paresse. Celui du colonisateur, le goût vertueux de l’action. »
  4. Et de Walid Mattar, donc…
  5. Non que l’occident ne soit pas sexiste, il s’agit juste de s’étonner que le réalisateur reproduise le sexisme qu’il semble dénoncer chez les clients du café.
  6. Un déséquilibre qui touche aussi les lieux de vie. Si le bar est un endroit vivant où on joue et on discute boulot et commerce, au Sud, le Café est montré sous le mauvais jour des Lieux Communs les plus visités -au propre comme au figuré- des quartiers populaires.
  7. Une bagarre qui n’occulte même pas le côté humain du flic !
  8. On ne manquera pas aussi de noter la symbolique du passage de témoin générationnel. Les vieux vaincus qui ouvrent la route aux jeunes !
  9. Ce qui dénote d’un manque de documentation flagrant concernant les sociétés opérant sous la loi 72.
  10. Edward Saïd, « Orientalisme, l’orient créé par l’occident ». Chapitre « Orientalisme latent et manifeste ».