Un mort déjà. Des dizaines d’arrestations. Tel est le premier bilan des journées d’intenses mobilisations qui se sont étendues dans de nombreuses villes du pays depuis jeudi dernier dont certaines à l’appel du mouvement « Fech nestanaou ». Kasserine, Thala, Sidi Bouzid, Gafsa, Tebourba, Meknassi, Sousse, Sfax, Tunis, Sidi Ali Ben Aoun, Bouhajla, Kebili, Sakiet Sidi Youssef, Ben Arous, Bizerte et autres villes tunisiennes, ont été le théâtre de multiples formes d’action, manifestations, rassemblements, blocages des routes, qui se sont poursuivis parfois tard dans la nuit par des affrontements avec les forces de police. Le mobile immédiat de ces mobilisations, face auxquelles le gouvernement privilégie la manière forte, est l’augmentation générale des prix consécutive à la mise en œuvre de la nouvelle loi des finances. Mais d’autres revendications n’ont pas tardées à surgir qui mettent directement en cause l’ensemble de la politique économique et sociale du gouvernement. Les jeunes et les moins jeunes qui descendent dans la rue appartiennent pour la plupart aux classes populaires les plus défavorisés, en particulier celles des régions et des quartiers marginalisés depuis des décennies. L’exaspération sociale dont témoignent ces mouvements de protestations est cependant bien plus large. La baisse constante du pouvoir d’achat, la dégradation du niveau de vie, la déliquescence croissante du service public, l’incertitude quant à l’avenir concernent également les classes dites moyennes.

La fameuse « guerre contre la corruption » lancée par Youssef Chahed, ne fait plus illusion, tant elle parait inconséquente, sélective, suspecte, motivée par de sombres calculs politiciens. Le patronat, pourtant généralement choyé par le gouvernement, ne semble guère lui-même très rassuré. Il exprime désormais publiquement sa méfiance comme l’ont montré les rodomontades de Wided Bouchamaoui, la présidente de l’UTICA, menaçant de quitter l’Accord de Carthage si la loi des finances n’était pas sérieusement amendée, dans un sens évidemment plus favorable qu’elle n’est aux investisseurs et aux hommes d’affaire. A ces motifs de mécontentement qui tend à se généraliser, s’ajoute la réprobation que suscitent la médiocrité de nos gouvernants, leurs chicanes et leurs querelles, leurs inconstances et leurs versatilités, leur corruptibilité, pour que la colère populaire ne soit plus seulement sociale mais qu’elle prenne également un contenu politique qu’il s’exprime de manière explicite ou par la désaffection et l’abstentionnisme à l’égard de ses formes institutionnelles.

Au sommet, par contre, c’est-à-dire dans les sphères dirigeantes de l’Etat et des partis majoritaires, il n’y a pas de politique. Il n’y a que de la cuisine. Et de la mauvaise cuisine. Nos dirigeants ne dirigent pas, ils ne gouvernent pas, ils ne gèrent pas, ils sont là, c’est tout et ils s’accrochent. Ils n’ont évidemment pas de projets à long terme, ils ignorent le moyen terme, ils négligent le court terme, ils sont dans l’instantané, dans l’intrigue de basse-cour. Dernier épisode en date, la prétendue rupture de l’alliance entre Nida Tounes et Ennahdha. Avant dernière épisode : les multiples cabrioles pour reporter les élections municipales. Avant-avant dernier épisode : les contorsions du président de la République pour préparer l’opinion publique à son éventuelle candidature en 2019. Vous voulez d’autres exemples ? Je peux évoquer aussi la rocambolesque candidature, annoncée puis retirée, de Hafedh Caïd Essebsi aux élections législatives en Allemagne, la sécession puis le retour de l’UPL dans l’alliance majoritaire, la démission non-démissionnante des ministres d’Afek Tounes, les remaniements ministériels annoncés, souhaités, exigés, reportés, démentis. Si elle devait être complète, la liste serait bien longue de tous ces faux drames qui n’ont de politique que le nom. L’incurie, l’impéritie, l’insignifiance, la mesquinerie, le carriérisme obtus, la gloutonnerie, la cupidité et la zizanie qui règnent au sein des cercles dirigeants sont tels qu’on serait tenté de parler d’un vide au niveau du pouvoir. Les seules forces relativement conséquentes et stables – qui en ont l’air à tout le moins -, au sein ou à la périphérie du pouvoir, sont les forces armées et le ministère de l’Intérieur, Ennahdha et l’UGTT. Certes, ce n’est pas rien.

En face, il y a l’élan mélancolique, fourbu, mais toujours vivant de la révolution. Qu’on ne s’y trompe pas, en effet. L’incandescence protestataire que nous connaissons depuis une semaine n’est pas fortuite. Elle n’est pas un simple mouvement revendicatif suscité par les récentes hausses de prix. Elle n’est pas comparable aux grandes mobilisations sectorielles du printemps dernier. Elle a peu à voir également avec les mouvements de grèves impulsés par les syndicats. Ce qui s’exprime actuellement dans la rue, c’est toute la colère accumulée depuis la révolution. La colère et la puissance. La puissance et l’impuissance. La déception qui n’est pas la résignation. Peut-être pas l’espoir mais la volonté. Plus que dans une condition sociale, bien que ce soit aussi le cas bien évidemment, c’est dans l’histoire, l’histoire de la révolution, l’histoire de la chute de Ben Ali, l’histoire de la chute des gouvernements qui lui ont immédiatement succédé, que s’ancrent l’énergie et l’esprit de ces mouvements de protestation. Une révolte sociale qui s’enracine dans la mémoire active d’une révolution n’est pas simplement une révolte.

Contrairement à ce qu’a pu affirmer Béji Caïd Essebsi en septembre dernier, la révolution n’était pas un accident, un désordre momentané, une simple parenthèse. Elle s’enracinait dans une profonde crise de l’Etat tunisien qui n’est pas résolue à ce jour. Nos gouvernants feraient bien de s’en souvenir plutôt que de recourir à la force.