Dans l’imaginaire de chacun, la campagne est synonyme du silence qui y règne. Seulement ce silence est relatif, entrecoupé par les sons des animaux, ou parfois (rarement) des humains, puisque les campagnards sont connus pour leurs voix sonores. Dans l’imaginaire des citadins, la campagne est l’équivalent de la rusticité et des manquements des « nécessités » imposées par la « civilisation ». La vie à la campagne, ou la ruralité, ne supporte pas le superflu, l’au-delà du nécessaire ! Ceci n’est plus que l’imaginaire décalé d’une réalité désormais envahie par une supposée « modernité » qui se réduit aux gadgets indispensables, ou supposés tels, de la vie moderne.
Signe de l’envahissement grandissant des bruits de la ville, portant loin, les antennes paraboliques ornent désormais les toits de toutes les maisons. Les câbles électriques font partie du paysage le plus banal et, pour finir, toutes les broutilles relatives à la téléphonie mobile, avec ses cortèges de générations de téléphones… Il faut y ajouter l’envahissement de tous les espaces par le plastique, signe évident de l’adoption des mêmes modes de consommation, mais à des échelles différentes, tout simplement.
S’il est vrai que parfois la réalité frise la caricature, il n’en demeure pas moins que l’école, équivalent par excellence de la modernité – même non considérée ainsi –, fait également partie de la « banalité » du paysage rural partout où l’on va dans le pays… L’école a toujours été la voie de la libération des pressions constantes sur l’individualité qui n’arrivent à s’exprimer qu’en progressant sur les voies du savoir et les avancées dans la saisie de la complexité du monde… La ville garde ses attirails de façade, dont la relative facilité de la vie et la légèreté apparente qui peine à se libérer du poids de l’histoire et des traditions.
Partout ailleurs dans le monde dit moderne, une réconciliation avec la nature s’est opérée dès les années 1970 après les échecs des révolutions de jeunesse. Echecs relatifs, évidemment, puisque ces mouvements ont réussi à opérer des changements profonds dans les sociétés dans lesquelles ils sont nés. Chez nous, le réveil de la jeunesse à la fin des années 1960 a été suivi par l’ouverture des portes de l’enfer pour tous ceux qui ont osé défier l’ordre établi, un « ordre » qui se basait sur des prétendues « vérités » sacrées, à savoir l’héritage de la lutte pour la libération du pays et la mission sacrée dont étaient dépositaires ceux qui étaient sensés nous mettre sur le droit chemin de la « joie de vivre », selon une expression chère à notre « combattant suprême » !
Bref, les propos de cet essai ne sont pas centrés sur l’histoire et ses vicissitudes, même si cette dernière nous rattrape comme un boomerang lorsqu’on tente de la dépasser. Disons que des formes de nostalgie animent nombre de rêveurs, qui croient en une nature enchantée où loups et moutons cohabiteraient dans une intelligence séculaire qui ne connaîtraient pas les conflits récurrents entre humains, notamment pendant les périodes de trouble telles que celles que nous vivons de nos jours…
Les rêveries liées à une soi-disant nature pure non souillée par les humains trouvent leurs racines dans l’imaginaire d’un paradis où toutes les créatures cohabiteraient en toute intelligence. En clair, les humains cherchent à voir une nature sans souillure, intacte ou peu perturbée. Dans ce contexte, les ruraux se transforment, dans l’imaginaire, en gardiens d’une origine détruite partout ailleurs dans les espaces urbains. Cela n’est pas si simple…
On a souvent tendance à oublier que les écosystèmes méditerranéens ont toujours été façonnés par l’homme, avant que la machine ne soit mise à contribution pour transformer, le plus souvent de façon irréversible, des espaces entretenus par les bras de l’homme durant des millénaires. Dans cet espace multiculturel, les rapports de l’homme à la nature ont permis de maintenir une coexistence au fil du temps, moyennant des transformations qui n’affectaient pas les capacités de résilience des espaces naturels. Les techniques d’exploitation étaient relativement douces et assuraient une survie, fruste il est vrai, de l’ensemble de ses habitants.
L’invention de la machine a accru les transformations anthropiques des espaces naturels et précipité l’effondrement de nombreux écosystèmes. Les techniques ont alors surpassé les capacités des écosystèmes à se renouveler. La généralisation de la mécanisation a alors permis d’accéder aux terrains les plus reculés et à « dompter » des milieux jusque là réfractaires aux interventions humaines, comme par exemple le détournement de cours d’eau, l’assèchement de zones humides…
Si l’alimentation a toujours été le souci des humains depuis la nuit des temps, les aléas climatiques – mais aussi politiques, liés aux vicissitudes de l’histoire – les ont poussé à adopter des modes de vie compatibles avec les conditions naturelles qu’ils subissaient. La transhumance, par exemple, permettait de maintenir en vie les troupeaux sans porter de grands préjudices aux parcours. La densité humaine, assez faible, maintenait toujours une pression relativement faible sur les ressources naturelles.
Du moins en ce qui concerne la rive sud de la Méditerranée, la colonisation a inauguré la généralisation de la mécanisation pour travailler la terre. Les surfaces emblavées annuellement – pour la culture des céréales – se sont accrues, et de nombreux terrains de parcours ont été transformés en terrains agricoles. Le mode de vie traditionnel s’est progressivement transformé et les migrations saisonnières ont été perturbées. Pour ce qui est de la Tunisie, l’avènement de l’indépendance a marqué la fixation des populations et la fin des transhumances. Au cours des années 1960, les steppes ont été mises en culture et la destruction des étendues de jujubier était considérée comme un impératif de développement national. La dynamique de l’espace naturel et son caractère fragile n’ont jamais été pris en compte dans les transformations qu’il a subies.
L’appétit du gain, mais surtout l’accroissement des besoins avec le temps, a poussé les habitants des espaces ruraux à accroître la taille de leurs troupeaux, ce qui a abouti au dépassement de la capacité de charge animale des pâturages. Conséquence logique : la disparition progressive des espèces consommées par le bétail et la réduction progressive de la diversité animale qui habite les espaces sous pression. Malgré ce constat, personne n’a poussé vers le changement des modes d’élevage, pour que le bétail ne dépende pas uniquement de la végétation naturelle ou des espaces cultivés après moisson. Les utilisateurs de tels espaces dégradés ne se soucient plus de leur régénération et sont parfois même conscients des déséquilibres évidents qu’ils ne cessent d’amplifier. La logique économique a pris le dessus sur la sagesse séculaire des paysans qui, en détruisant l’espace qu’ils occupent, contribuent à enterrer leur propre statut ! Est-ce ainsi que le monde « progresse » ?
La banalisation et l’homogénéisation des paysages par la monoculture rendent les écosystèmes agraires d’une platitude déconcertante. La vie devrait y être pourtant foisonnante, mais les techniques utilisées – mécanisation, utilisation des pesticides, etc. – rendent la vie difficile aussi bien pour la faune du sol que pour les autres espèces. Le désherbage chimique, cher aux agronomes, met le sol à nu et ne laisse pas de place à la végétation naturelle, car elle n’est pas la bienvenue selon les tenants du productivisme et de l’agrobusiness…
Corollaire de ce qui précède, le recours systématique aux semences « améliorées » laisse peu de place aux semences traditionnelles et à leur cortège de plantes accompagnatrices. Les goûts se banalisent et le marché contribue à uniformiser les traditions et les cultures locales, aidé en cela par la propagande des médias, chantres de la modernité et de l’homogénéité.
L’usage des armes à feu, introduites depuis la colonisation, a donné libre cours aux amateurs de tuer ! La chasse aux animaux, pour leur chair ou pour donner un hypothétique sens à l’acte de tirer, complète le reste, et les gros animaux sont les premiers à en payer le prix. La preuve étant leur disparition de nos paysages depuis le début du siècle dernier. Les fauves ont laissé la place à nos semblables qui ne pourront pas se vanter d’avoir fait disparaître les espèces de grande taille. Les espèces restantes, de plus petite taille, recherchées par les chasseurs de tout poil, continuent à décliner à vue d’œil. Dans combien de lieux le lièvre et la perdrix ont-ils été entièrement décimés ? Après 2011 et le relâchement des contrôles, on est allé plus loin pour exterminer – le mot est sa place – ce qui reste des populations naturelles de ces deux espèces dans des sanctuaires ou refuges (certains parcs nationaux et réserves naturelles), des sites où la chasse est interdite depuis des années… Tout ceci pour satisfaire les appétits des tueurs !
Les plantes ou les petits animaux ne sont pas en reste. Le sur-prélèvement de certaines espèces (escargots), associé aux sécheresses récurrentes et prolongées, a été la cause de la raréfaction – voire même la disparition ? – de certaines espèces, notamment celles qui sont recherchées pour être consommées. L’arrachage ciblé de certaines espèces de plantes – en plus de la destruction de leurs habitats – les a rendues très vulnérables, rares et risquant de disparaître de nos paysages. Il s’agit, entre autres, de la mélisse, de l’origan, de la fougère royale… Les pressions que subissent certains arbres, notamment le gommier et le chêne vert, les rendent de plus en plus vulnérables…
Pour finir, si les tendances décrites – et d’autres – continuent à sévir chez nous, nous finirons par voir nos campagnes condamnées au silence. D’ailleurs, de nombreux oiseaux chanteurs ont complètement disparu, d’autres sont sous pression croissante. Dans ces conditions, les générations futures nous condamneront pour notre silence ou complicité. Il reste qu’il est largement temps d’agir afin d’inverser les tendances et de rendre nos espaces naturels plus accueillants, vivants et diversifiés !
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