Pourquoi est-il si difficile de refermer ce météore sans que le bras entier ne soit endolori ? Sans doute parce que, fisting oblige, ce roman fait mal même avec les plus doux préliminaires. Disons-le sans ambages : Bandaison noire n’est point un roman que l’on puisse ignorer. Pour les mauvaises langues, cette autofiction d’Aymen Daboussi n’est sans doute pas une bonne proie. Elle excite. Elle dérange. Et, comme l’éjaculation en relief en direction d’un spectateur de films pornographiques, Bandaison noire fuit entre les mains – quand elle ne devient pas de l’explosif. C’est moins au Cheikh Nefzaoui de La prairie parfumée qu’à la Katsuni du Palais des phantasmes qu’il faudra peut-être demander la plus juste appréciation des potentialités de ce projectile libidinal.
Pas plus qu’il n’est un artificier des mots, Daboussi n’est un romancier : on dirait un Rocco Siffredi en pleine alerte, habillé d’une jebba et acclamant, mais à l’envers, l’hymne national tunisien. Être pris pour ce que l’on n’est pas, n’est-ce pas là d’ailleurs la règle du jeu dans l’autofiction ? Commis par un psychologue de Razi auquel l’auteur prête son nom, Bandaison noire mérite d’être lu moins comme la biographie d’une révolution confisquée, que comme sa théologie négative – celle qu’aura réinventée, dans les backrooms de la révolution, un saint rieur, nourri jusqu’à la moelle de musique rock, de poésie jâhilite et de films gonzo. Ce n’est pas un roman, mais sa démolition réglée. Ce n’est pas de la littérature, mais sa conversion absolue. Ce n’est pas de l’art, mais sa relève irréversible. On ne peut rêver meilleure contrebande où joie et pornographie tendent tous les filets à notre hauteur.
Logique démonstrative de la perversion
Car Bandaison noire ne se paie pas de mots. Construit autour d’une imperceptible scission entre deux terres, deux horizons, deux langages, mais sans la moindre couture apparente, ce récit crache pourtant l’essentiel : l’élan de la révolution tunisienne n’est pas assez hard, et il faudra y remédier. Le sexe ou la baise serait moins le problème que sa trépidante résolution spirituelle. Bandaison noir s’en veut la démonstration en acte. Comme au cinéma où l’élaboration des fantasmes est fonction de la mise en scène, la démonstration chez Daboussi doit sa force à une logique de la perversion, qui est un art de la conversion : c’est en donnant le change aux déboires de la révolution que les écarts du désir subliment les contraintes du point de vue de Daboussi au profit d’une fabrique à situations sexuelles.
Est-ce un défaut, toutefois, si Bandaison noire évolue sans réel scénario ? Soit. Il n’en demeure pas moins que le récit possède la vertu des plans-séquences. Il y a sans doute quelque chose de Lars von Trier chez Daboussi : la caméra portée n’arrêtant pas de tourner, et le psychologue de lutter, et le désir de couler – jusque dans les moments où l’Asian carp, ce poisson volant qui fascine tant le psychologue, vient déboussoler sa cartographie fantasmatique et lui frayer passage vers une autre Amérique. C’est sans doute l’un des mérites de cette autofiction, dont le cœur bat au rythme des conversions et des devenirs, que d’avoir constamment rendu le désir au désir, et le débit des fluides au brasier des affects. Qu’elle soit au mieux huilée ou au pire accidentée, la mécanique du désir s’y accomode de tous les raccords et faux raccords possibles. Quand on a connu les preuves que donne Bandaison noire, il devient inutile de douter que la logique de la perversion est affaire de montage.
Mais Bandaison noire n’a pas pour autant la mollesse embrasée de la littérature rose. Et c’est davantage qu’une question de genre. S’il faut jeter ce récit sur le pavé d’une intelligentsia aux croupes fort peu ondulantes, c’est parce qu’il a justement les nerfs solides. Érotique, le terme semble en effet trop faible pour qualifier l’intensité qui, au fil de descriptions électrisantes à force d’être cristallines et cruelles, irrigue le geste dépouillé de l’auteur.
De quel bois se chauffe Aymen Daboussi ? Au compteur remis à zéro de l’érotisme mièvre d’un Mohamed Chokri et à celui, pudibond et sans épaisseur, d’une Salwa Naimi, le roman d’Aymen Daboussi répond par la vitesse autodestructrice d’une pornographie effrénée, où se conjuguent insolence sincère, désespoir contagieux et innocente irresponsabilité digne des dieux grecs. Son éloquence sacrilège n’y est pas pour autant une terre d’asile du retour à l’érotologie arabe classique ; elle sourd plutôt de tout un art de la perversion qui condense et crépite. Mais derrière ses personnages trimballant leurs folies, entre une Tasnim ronde dont la seule préoccupation spirituelle est la fellation et une Lady Frankenstein habitant une Amérique paumée, Daboussi ne prend pas de gants ni ne baisse pavillon, d’ailleurs, devant les obsessions naïves et colonialistes d’un Christophe alléché par le vent frais de la révolution.
Empreint dans sa coolitude d’une innocence presque bêtifiante, Bandaison noire profane tout, sans merci. Car tout, dans le récit de Daboussi, s’articule avec cette pornographie virevoltante qui s’échine à profaner, corps après corps, la version soft de la révolution. Loin de toute concession à l’érotisme, jalon d’une vaine rhétorique qui désamorce l’excitation, la facture nette de Bandaison noire puise directement dans la palette HD du X. Du gang bang à l’éjaculation faciale, en passant par la gorge profonde, l’art de la fellation royale, le plan à trois et le maniérisme du doigtage, Aymen Daboussi déroule les fils secrets de sa pornographie aussi habilement que le heavy metal passe sans ajustement d’une gamme à l’autre.
Et ce n’est pas tout. S’il fait encore preuve d’une puissance affolante à phagocyter Sade, Bataille, Bukowski, Daboussi ne s’en détache pas moins pour s’accorder plutôt les délicates digressions d’un ramoneur de haut vol – un ramoneur de pensée. Car il est sans doute l’un des rares à avoir compris que l’enjeu de la pornographie, même la plus trash, n’est pas tant de faire jouir que de faire rire : sa substance est joyeuse. Et derrière cette joie, on ne s’étonnera pas de voir les personnages de Bandaison noire se ranger volontiers comme derrière la flèche de Robin des Bois.
C’est une joie transgenre qui donne cette pornographie sa grammaire vitale. Que ce soit dans le sublime d’un soleil toujours ardent, ou quelquefois dans le ridicule d’une chute de voiture dans un ravin, ou dans l’odieux d’un gang bang aux allures postcoloniales, la pornographie de Daboussi troque l’éthique du désir contre l’esthétique du plaisir. Et la micropolitique de la joie contre l’eschatologie du bonheur. D’où le décrochage en vigueur qui, dans Bandaison noire, convertit la baise en relation épistolaire. Car c’est le corps du monde, et non ses signes, qui intéressent Daboussi. C’est le corps d’une Amérique à perte de vue, et non les signes d’une révolution à bout de souffle, qui lui importe au fond. Bandaison noire est la gracieuse pornographie qui sait tenir les promesses d’une telle conversion.
Qu’on ne s’y trompe pas, toutefois. Bien que de partout transpire dans Bandaison noire une obscénité du moindre mot et du moindre geste, la pornographie d’Aymen Daboussi abrite une éthique minimale. C’est une éthique sans peau et sans feuilles mortes, qui déconstruit orientalisme et colonialisme à coups de langue, comme James Dean reconstruit les vies perdues de Sarah Jay à coups de reins. Sa devise : si le pathos de la révolution est abêtissant, le sexe serait plus logique et intelligent. Sa morale : la baise a de plus sûres chevilles parce que moins désenflées. Fiduciaire en temps de révolution, le sexe va toujours plus loin.
Fantasmatique de l’indifférence sexuelle
Mais on objectera, pour cette raison même, que le roman choque s’il ne fait pas chou blanc. Et qu’en fait d’art, il n’y aurait que du graveleux plaqué et mal inspiré, d’un artiste qui ne l’est pas moins. On dira surtout que Daboussi y orchestre la pire des misogynies, en réduisant les femmes au rang d’objets sexuels et les homosexuels à celui de simulacres sucrés d’hommes. Sa Bandaison noire mériterait-elle pour autant l’indignation dont un certain criticisme de calotins voudrait l’accabler ? Et si, tout compte fait, ce récit biographique ne réinventait pas la poudre ?
Peu importe au fond. Car il faut se réjouir du fait que, conformément à l’éthique qu’il promet, le récit s’évide avec finesse des convoitises du moi : Bandaison noire ne souffre pas de la mélancolie mythique d’une virilité absolue. C’est qu’on chercherait en vain, chez Daboussi, les traces de la moindre différence des sexes. Tout simplement parce qu’il n’est pas question chez lui de subjectivités, mais de devenirs.
Il y a quelque chose de profondément spinoziste dans les personnages de Bandaison noire, dans leur manière de tailler l’affect, de le faire circuler et d’en distribuer la puissance. Tout s’agence avec tout, tout peut se brancher sur tout ; et tout converge pour faire voler en éclats de rire, ou de jouissance, le pathos de la révolution : la fellation avec Tasnim devenant éthique ; la sodomie avec Christophe ou Federica se faisant élégie ; le foutre, les vomissements, les crachats, la scatologie et ses pluies d’or une fête foraine, et le fist-fucking avec Inès une conversion spirituelle vers l’Amérique d’Alia. Dans son effort de faire secouer de bonne rage les corps énamourés et les chairs désœuvrées, Daboussi sait rester fidèle à ce qu’il y a de plus innocemment politique dans l’obscène : l’égalité des êtres, leur sublime in-différence.
Justement, car il se peut que Bandaison noire ne plaise pas à quelques unes de nos têtes pensantes qui, pour tenter de dire dix fois moins, appellent à la rescousse l’utérus de Maman en guise de clé rouillée, alors qu’elles peinent encore à apprécier les dentelles noires de Simone de Beauvoir, les escadrons de Mia Khalifa ou les porte-jarretelles d’Ovidie. Mais Daboussi sait très bien comment titiller les réflexes de ce féminisme morne et racorni qui, sans se l’avouer, renonce à la joie d’être un autre. En faisant rimer légèreté bordélique avec lyrisme foutraque, Bandaison noire s’évertue à noyer le poisson du machisme comme du féminisme, avec leurs oreillers et draps froissés, dans le style de la baise cosmique. Où il n’y a que des coulures de désir, clair comme l’eau de roche, et des batteries d’affects.
Le désir serait à l’indifférence des sexes ce que l’art de la nuance est à la pornographie : une condition, et non une conséquence. Cet art de la nuance, c’est toute une fantasmatique. Sa règle : ne jamais confondre la réalité du fantasme avec du réel. Sa vertu : seul le fantasme sait dissoudre les tristes affects de la loi. Parce qu’il ne distille pas une petite sociologie de la sexualité, mais balise plus modestement une éthique raffinée du phantasme, le roman de Daboussi n’a pas besoin de transgresser la loi. La loi n’existe pas. Ne reste qu’à déjouer le droit, parce que le droit a structure de fantasme. On imagine avec quel soin Daboussi conjugue alors ces deux perversités : là où le comique de la loi nous rend tristes, c’est d’un humour au vitriol que le droit doit recevoir la plus excitante des bénédictions. Et c’est peut-être là que réside la tâche éthique de la pornographie : nous alléger un peu plus joyeusement du pathos de la révolution, sans lui ôter son élan. Jamais peut-être, dans la littérature arabe, la joie pornographique n’a été aussi riche en intensités. Véritable hapax, Bandaison noire serait en tous cas l’un des plus beaux péchés, précieux parce qu’uniques, dont la littérature arabe contemporaine puisse nous gratifier : rectifiant le tir, une fois pour toutes, le roman de Daboussi est ce geste d’altitude qui donne à la révolution les coups de reins dont elle a besoin. Avec, en supplément, le sourire au coin des lèvres.
Foutre! mais à qui est donc destinée cette savante, lente et perverse branlette?
James Deen vous voulez dire ?