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 De fait, l’un des traits saillants de l’atroce histoire des famines est qu’on n’en a jamais vu survenir dans un pays doté d’un gouvernement de type démocratique et d’une presse libre. Elles se sont produites dans les antiques royaumes et les sociétés autoritaires contemporaines, dans les communautés tribales primitives et les dictatures technocratiques modernes, dans les économies coloniales administrées par les impérialistes du nord et dans les pays d’indépendance récente du sud gouvernés par leurs despotes nationaux ou leurs partis uniques et intolérants. Elles n’ont jamais affligé de pays indépendants, tenant des élections régulières, abritant des partis d’opposition critiques et des journaux qui puissent enquêter librement puis contester la sagesse des stratégies gouvernementales sans redouter une censure absolue.  Amartya Sen – « Pas de bonne économie sans vraie démocratie » – Le Monde, 28/10/1998.

C’est à travers la question de la famine, un désastre économique, que le prix Nobel d’économie Amartya Sen démontre l’impact de la nature autoritaire d’un gouvernement sur le processus de développement économique.

La Démocratie, Levier de Développement

Il est ici question de démontrer que la démocratie et la bonne gouvernance constituent des leviers essentiels au développement équitable et durable des nations. Cette équation a même été au cœur des débats, à l’occasion de la célébration de la Journée mondiale de la liberté de la presse, en Mai dernier à Paris au siège de l’UNESCO. Le secrétaire général des l’ONU, Ban Ki-Moon, avait d’ailleurs rappelé que « la liberté d’opinion et d’expression est essentielle à la démocratie, la transparence et l’état de droit, qui sont des facteurs nécessaires pour le succès du programme de développement durable »

Cette thèse est appuyée par un nombre croissant d’études empiriques qui tendent à établir une corrélation entre la liberté et le développement économique, en accord avec les théories développées par les prix Nobel d’Economie Amartya Sen et Joseph Stiglitz.

Ceci vient contredire le courant de pensée, de plus en plus répandu dans notre pays, qui tend à promouvoir l’idée qu’un « Etat Autoritaire » où l’ordre et la sécurité priment sur la liberté et la démocratie, considérés comme des vecteurs de désordre et d’instabilité politique et économique, serait le plus à même d’assurer le développement durable de notre pays.

Les Freins au Développement Economique

La démarche consiste à mettre en évidence le rôle des « dictatures prédatrices » dans la persistance des problèmes de sous-développement dans les pays du tiers-monde. En effet, plusieurs facteurs à l’origine du sous-développement sont intrinsèquement liés à cette nature de régime politique :

L’absence de l’Etat de Droit et le manque de fiabilité du Système Judiciaire

On parle d’absence de l’Etat de droit lorsque les lois prévues pour maintenir un cadre juridique qui garantit la justice et l’équité sont existantes mais non appliquées. Il est important de souligner que la fiabilité du système judiciaire est un point central du développement économique. En effet, l’investissement de capitaux domestiques ou étrangers est fortement lié à la sécurité juridique de cet investissement. Le facteur d’« aversion au risque » aurait ainsi tendance à inciter les investisseurs à reconsidérer leur décision en cas d’absence d’un État de droit.

La Corruption

La corruption est considérée comme le frein au développement par excellence, elle a une incidence directe sur la croissance économique. En effet, le développement de réseaux de détournement d’argent public et de corruption représente un manque à gagner considérable pour le trésor public des pays concernés. Ce fléau concerne des sommes colossales qui pourraient permettre aux pays concernés d’éviter l’endettement auprès des instances internationales (FMI et Banque Mondiale) et de financer les politiques économiques adéquates. A long-terme, la corruption a un effet négatif sur la qualité de la gouvernance et sur l’environnement institutionnel d’un pays concerné.

La Mauvaise Gouvernance

La mauvaise gouvernance a une incidence directe sur l’échec des politiques économiques car elle crée un contexte défavorable au développement économique. Ce contexte est généralement caractérisé par les facteurs suivants :

L’opacité : l’absence de transparence financière qui concerne la divulgation des sources de financement, la communication des résultats ou les accords de gré-à-gré favorise les pratiques illicites et les comportements anti-concurrentiels. L‘absence de transparence dans la gestion politique permet aux gouvernements de ne pas rendre compte de l’impact de leurs décisions sur la société, la santé publique, l’économie, ou l’environnement.

Le surendettement et l’inefficacité des stratégies de développement : les prêts contractés sont conditionnées par des reformes qui peuvent avoir des répercussions sociales.

Le manque de compétitivité : elle engendre la production de biens de moindre qualité à un prix supérieur au marché international, ce qui rajoute un cout supplémentaire à l’économie.

Une bureaucratie lourde : elle décourage l’entrepreneuriat et cause des pertes de temps et de revenus aux entreprises.

● L’inefficacité des institutions publiques dans la gestion du secteur public 

L’absence de la Liberté de la Presse et des Partis d’Opposition

Les partis d’opposition et les médias d’informations peuvent imposer une discipline qui aide à prémunir contre de la détérioration d’une situation critique qu’un régime autoritaire aurait tendance à censurer. En effet, il existe plusieurs antécédents historiques, à l’instar de la Grande Famine en Chine, où l’excès de zèle des responsables locaux avait abouti à l’élaboration de rapports embellis qui ont aveuglé leur gouvernement. Un régime autoritaire pourrait ainsi croire en l’efficacité illusoire des actions qu’il entreprend, en l’absence d’un système libre d’informations.

L’Exception des Régimes Autoritaires Développeurs

Il est vrai qu’à la fin du XXème siècle, certains « régimes autoritaires développeurs » à l’instar du Singapour, de la Corée du Sud et de la Chine, ont connu un développement économique rapide. Ils ont réussi à s’imposer dans la mondialisation grâce au développement rapide de grands centres urbains spécialisés dans la production industrielle et les activités des services destinées à l’export.

A l’opposé des « régimes autoritaires prédateurs » d’Afrique ou du Moyen-Orient, les pays susmentionnés sont caractérisés par le fait qu’ils ont su imposer des mesures politiquement difficiles mais crucialement importantes pour le développement économique de leur pays, ce qui leur a permis de devenir des géants du commerce mondial. Parmi les mesures à l’origine de cette dynamique de prospérité, on peut citer la planification économique stricte, l’investissement considérable dans l’infrastructure (près de 9% du PIB pour la Chine), l’ouverture à la compétitivité et le développement du commerce extérieur. La chine s’est notamment distinguée en imposant, des mesures protectionnistes cruciales telles que la très forte dévaluation du Yuan et les barrières à l’entrée (sur le marché financier, sur la prise de contrôle des entreprises nationales et sur les appels d’offres de marchés publics), malgré les pressions des puissances occidentales. Ces mesures lui ont permis de diminuer son déficit commercial et de protéger son industrie locale contre la concurrence des firmes multinationales.

C’est un dynamisme économique totalement diffèrent de celui de la Russie, des Emirats Arabes Unis et du Qatar qui ont bâti leur puissance économique sur des réserves énergétiques exceptionnelles. Leur croissance économique est essentiellement liée à l’exportation d’une production primaire (charbon, hydrocarbures et uranium), elle demeure faible en termes de création d’emplois.

La faillite du modelé économique Tunisien

Notre économie est handicapée par l’héritage d’une « dictature prédatrice » qui nous a gratifiés d’un panel remarquable de freins au développement. En l’espace de deux décennies, des pays avec un stade de développement inférieur au notre comme le Guatemala, le Sri Lanka, la Slovaquie, le Bangladesh, le Vietnam, la Roumanie, le Pakistan et les Philippines, nous ont dépassés dans le classement mondial selon PIB. Nous n’avons pas stagné, nous avons régressé. Nous ne sommes plus compétitifs, notre économie ne produit plus autant de richesse que les pays qui nous sont similaires. A l’ère de la mondialisation, notre modèle économique est vétuste.

Ce modèle de gouvernance a déjà failli, comme le souligne le rapport de la Banque Mondiale :

En fait, au-delà de la façade brillante souvent présentée par l’ancien régime, l’environnement économique en Tunisie était (et demeure encore) profondément défaillant. Fait encore plus important, l’infrastructure stratégique mise en place pendant la période Ben Ali a non seulement donné lieu à des résultats économiques inadéquats mais a de plus soutenu un système basé sur les privilèges, qui appelle à la corruption et aboutit à l’exclusion sociale de ceux qui ne sont pas bien introduits dans les sphères politiques.[…] Et bien que les rapports précédents de la Banque mondiale aient régulièrement mis en relief les défaillances réglementaires, les obstacles à l’accès au marché et les privilèges de l’ancien système […] un système asphyxié par sa propre corruption […] La leçon apprise nécessitera que la Banque Mondiale souligne inconditionnellement […] l’extrême importance du droit à l’accès à l’information, de la transparence et de la redevabilité comme partie du programme de développement favorable aux pauvres, en Tunisie comme partout ailleurs.

Il serait temps que nos concitoyens fassent ce constat et remettent définitivement en cause notre modèle de gouvernance.

La Tunisie ne dispose pas de réserves énergétiques exceptionnelles. Etant donné qu’elle a signé un certain nombre de partenariats économiques et qu’elle s’est endettée auprès des instances internationales, elle ne pourra pas imposer des mesures protectionnistes (dévaluation de la monnaie ou barrières à l’entrée) pour protéger son économie locale contre la concurrence des firmes multinationales. Par conséquent, l’unique garant de notre développement économique serait un modèle démocratique basé sur l’état de droit, la lutte contre la corruption et l’application rigoureuse des règles de bonne gouvernance.