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Kasserine, la ville la plus tendue et morose du pays. Tout près de Chaambi, là où se cache une dizaine de terroristes, la ville qui s’est révoltée contre la dictature de Zaba est, à nouveau, sous contrôle d’un gigantesque dispositif sécuritaire. Les Kasserinois s’enlisent dans la dépression générale. La pauvreté et la marginalisation s’accentuent devant la priorité sécuritaire. Kasserine, la ville et les villages, croupissent, encore, sous l’immense embargo médiatique et politique. A la recherche d’une ultime trace de résistance, nous avons rencontré quelques militants indépendants de la société civile. Parmi eux, Rabii Gharsalli, jeune journaliste citoyen, qui essaye tant bien que mal d’aider sa communauté et de témoigner de son époque. Portrait.

Dans un café populaire, Rabii et deux jeunes discutent d’un nouveau projet d’aide aux rappeurs du quartier. Il finit sa réunion et ouvre le débat sur la situation misérable de l’hôpital de la ville où deux bébés ont trouvé la mort, il y a quelques semaines, suite à une coupure d’électricité. Dans quelques instants, Rabii doit assister à une autre réunion avec des militants qui collectent des fonds pour aider deux familles nécessiteuses..

Dans ce même café, entre ces deux réunions, il nous accueille pour nous aider à comprendre ce qui se passe dans sa Kasserine. Grand de taille, il a la couleur bronzée de ses ancêtres. Ses épaules carrées et bien dressées portent fièrement une belle tête et un sourire blanc et innocent. Ses yeux châtains clairs bavardent dans chacun de ses silences. Il a les mots rares, mais les paroles pertinentes. Son jean usé et sa veste légère et impuissante face au froid rude de Kasserine, racontent la souffrance de son quotidien. Et pourtant, Rabii garde implacable sa fierté et sa patience. Il sait comment cacher, en permanence, sa rage derrière la fumée saturée de ses cigarettes dévorées à longueur de journée.

A trente deux ans, avec deux parents à la retraite et sept frères et sœurs, c’est la misère qui a freiné ses études et son avenir. Il passe sa journée sur le terrain du volontariat et du journalisme citoyen et le soir dans les bars de la ville. Il mène sa vie au jour le jour avec une seule mission « aider les gens avec une caméra, une page facebook et un ordinateur… ». Rabii noye ses souvenirs d’années de torture et de répression policière dans l’alcool et les discussions entre amis. « Le jour où Bouazizi s’est immolé, ma vie a basculé d’un total désespoir et solitude à un combat et une ouverture », se souvient-il. Rabii était le salafiste du quartier qui sortait rarement de la mosquée. Aujourd’hui, il est devenu le « révolutionnaire » de la ville.

Durant et après la révolution, je me suis rendue compte que filmer un enfant qui mange dans les poubelles est peut être plus important que faire la prière… j’ai appris à regarder autour de moi et à réclamer justice pour moi et les miens »,
nous confie-t-il.

Entre deux prières, il était systématiquement interpelé par la police. « Les gens avaient peur de me côtoyer … même aux cafés, je restais seul et rarement servi », poursuit Rabii. Effrayante vie, celle qui nous condamne à la marginalité et la défaite à jamais. « À l’époque, je ne pouvais même pas travailler ni m’intégrer à la société comme tout jeune à mon âge. Les gens ne me détestaient pas mais ils avaient peur des conséquences … donc, tout le monde m’évitait », ajoute-t-il. Rabii raconte les années de torture morale et physique. D’après lui, son seul et unique crime était son appartenance idéologique.

Je n’ai jamais fait partie d’un groupe organisé. A cette époque où tout le monde savait ce qui se passait réellement dans le pays (les salafistes dans les grandes villes étaient moins surveillés et harcelés que dans les villes de l’intérieur) la police trouvait facile et amusant d’étoffer le bilan de leur rapport de fin d’année par mon nom, moi et mes semblables. C’est facile de s’acharner sur les pauvres, les vulnérables, les sans-protection comme moi …, nous explique Rabii.

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De cette répression acharnée et aveugle qui s’est abattu sur lui et ses semblables, Rabii a appris à résister au régime de Ben Ali qui voulait le persuader qu’il est criminel et plus précisément à la violence de l’Etat. Faut-il rappeler, que l’ancien régime de Ben Ali à utilisé la loi antiterroriste comme arme de dictature. Selon des associations de Droits de l’Homme (Human Rights Watch par exemple), les procès iniques au nom de la lutte contre le terrorisme n’ont servi qu’à généraliser la répression, la torture et les disparitions forcées.

Des individus mais aussi des communautés entières étaient et restent jusqu’à ce jour accusés ouvertement de terrorisme et de criminalité. La période de la révolution et à l’époque de la révolte du bassin minier, l’Etat tunisien a accusé des manifestants pacifistes de terrorisme. La liste des martyrs et des blessés de la révolution qu’on essaye de dresser depuis trois ans allait faire partie du bilan de l’Etat en matière de lutte contre le terrorisme. Ce dossier allait rester enfermé dans les caves du ministère de l’Intérieur si nous n’avions pas réussi à pousser Ben Ali de s’en aller.

Aujourd’hui, les donnes ont-elles vraiment changées? Pour sa part, Rabii reste, encore, le marginal qu’on soupçonne de criminalité. Hier, pour son appartenance idéologique et aujourd’hui, pour son activisme. Il reste « dangereux » à cause de sa lutte contre le pouvoir qui garde la même politique répressive, centralisée et corrompue. Arrêté plusieurs fois et malmené par les flics, Rabii est presque interdit de porter sa seule et unique arme : sa caméra. « On nous interdit de filmer même dans la rue. Mon travail est devenu, ces derniers mois, une grande prise de tête. Le Chaambi et ses alentours nous sont aussi interdits. La police m’a fait signer un engagement. Désormais, s’ils m’arrêtent avec ma caméra en train de filmer, j’aurais d’énormes ennuies et des procédures judiciaires seront menées contre moi », explique Rabii, qui n’appartient pas à une association ou un média qui pourront le défendre ou le protéger.

Face à ces contraintes, ce jeune activiste ne cède pas sur ses principes et son engagement. « Ma lutte de tous les jours est de révéler les vérités … ne jamais arrêter de rappeler : ici, on crève de faim », dit il avec son sourire amer, qui résume intensément la couleur de la misère collée à Kasserine depuis des décennies.

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« Je défendrais jusqu’à la dernière minute de ma vie, la résistance pacifique. Je pense que nous devons tous lutter contre la violence, non seulement celle des groupes terroristes mais aussi celle de l’Etat », insiste Rabii. Ce n’est pas la finalité qui lui est importante, mais bien l’entreprise en elle-même. Menacé aussi par les salafistes jihadhistes, entre Kasserine et Sbeitla, ce jeune n’épargne aucun effort à critiquer ces groupes extrémistes qui étaient, il y a quelques années, dans son même camp.

Le 14 janvier, quand Ben Ali a pris l’avion, j’étais devant la maison du commissaire de police qui m’a torturé durant des années. J’avais une énorme rage et je voulais me venger tant que c’était possible… une fois face à face, j’ai renoncé et j’ai laissé tomber mes plans de vengeance en espérant avoir justice devant la loi … Hélas, le commissaire de police a été promu à Nabeul. Je l’ai même vu à la télévision …

Rabii continue à raconter son histoire incroyable, mais oh combien représentative de la jeunesse tunisienne dans les régions de l’intérieur.

Ce témoignage ne fait de Rabii ni un héro ni une victime, mais seulement un témoin qui remet à l’ordre du jour une partie de la problématique du « terrorisme » que personne ne veut évoquer. La lutte contre le terrorisme ne réussira jamais sans justice, sans démocratie et transparence. L’issue de cette crise sécuritaire et sociale ne se fera jamais sans réforme et lutte contre la violence de l’Etat.