Regarde par ton œil le demi œil de son [le nûn] existence,

Issue de sa générosité, tu découvres son absent.

L’être et la lettre :

Il faut commencer là où il n’y a vraisemblablement pas de commencement, là où la convention s’éclate et devient paradoxalement dis-vention. Conventionnellement, les lettres constituent le système de la langue et leur combinaison donne, selon certaines règles et certaines intelligibilités propres à telle ou telle langue, le sens de quelque chose, son usage adéquat ainsi que sa valeur dans ce système linguistique. Les lettres, de ce point de vue, émanent de l’esprit qui organise, découpe et distribue leurs rôles et leurs désignations des choses. Chaque chose a, de ce fait, un mot qui la désigne, voire la chose et le mot, la chose et sa nomination ne font qu’un seul et même habitacle. Telle est la conception des lettres dans cette entreprise organisatrice, donnatrice de sens et manipulatrice de ces lettres.

Ibn ‘Arabî (1)semble thématiser ce qui n’est conventionnellement pas thématisable. C’est ainsi qu’il rend les lettres animéeslorsqu’il dit à ce propos : ” Sache que les lettres sont une communauté parmi d’autres à qui la parole est adressée et la charge [d’assumer les responsabilités] est confiée ” (2). La lettre, de ce point de vue, devient une entité existentielle indépendante qui ne renvoie qu’à elle même dans une chaîne indéfiniment infinie. Donnant la priorité à la lettre, Ibn ‘Arabî renverse ainsi la conception classique du langage, selon laquelle la lettre n’est qu’un amas graphique à l’insu de laquelle se glisse l’esprit ou la monotonie du sens, dans la mesure où la lettre (selon certaines règles) désigne constamment le même sens, le sens univoque. La lettre devient ainsi le corps écrasé, esclave de l’esprit, elle est sans cesse manipulée par ce dernier qui cherche en elle la perpétuité et l’éternité. Sans le vouloir et sans le savoir, la lettre devient l’a priori concret et le substrat matériel sur lesquels cet esprit ou ce sens détient une existence effective, mais fictive puisque la lettre ne renvoie qu’à la lettre sans désigner pour autant un sens enfin (en vain) retrouvé (3). Ou bien, ce sens, qui prétend être univoque et homogène, se fragmente en une multiplicité sémantique disséminée.

L’écriture chez Ibn ‘Arabî est indissolublement liée à la priorité qu’il donne aux lettres en tant qu’événements linguistiques. Etymologiquement parlant, l’écriture au sens de kitâba veut dire “la combinaison” ou le “regroupement” de certaines lettres pour désigner une signification quelconque : ” l’écriture est la combinaison. C’est ainsi que le bataillon [militaire] (katîba) a été nommé bataillon, en raison de l’incorporation des troupes les unes dans les autres ” (4). L’exemple de la stratégie militaire qu’Ibn ‘Arabî mentionne est fortement significatif. En ce sens, l’écriture a un rôle stratégique et tactique, à l’instar du stratagème de la guerre. Dans l’écriture, les lettres s’incorporent les unes dans les autres, comme les troupes militaires qui, par un acte stratégique et tactique, se dispersent et se regroupent, se plient et se déplient, avancent et reculent pour s’emparer d’un triomphe éclatant contre l’adversaire. Bref, l’écriture a la caractéristique du “regroupement” (jam‘) et de la “dispersion” (tafriqa) (5). Le “regroupement” des lettres pour désigner une dispersion sémantique, comme le mot combiné ‘ayn qui désigne une multiplicité de significations telle “source”, “œil”, “trésor”, “soleil”, “espion”, etc.,

Ce qui nous intéresse dans la stratégie de l’écriture dans le mode scripturaire d’Ibn ‘Arabî, ce n’est pas comment la combinaison de lettres implique une multiplicité sémantique, mais comment Ibn ‘Arabî découpe, déplace et distribue les lettres pour désigner autre chose que le sens conventionnel, un autrement que le sens. En outre, loin d’être un grammairien de l’ésotérisme, Ibn ‘Arabî fait preuve d’un mode d’écriture qui n’est pas non plus exotérique. Il se situe dans un lieu indécidable entre ce qu’on a l’habitude de nommer l’antagonisme ésotérisme/exotérisme (6). Dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, il s’agit vraisemblablement d’une lettre, non pas en tant que source pléthorique qui déborde de sens et de symboles ésotériques, non pas en tant que graphème muet, mais en tant qu’événement qui ne cesse de se métamorphoser et d’affecter constamment la structure du texte, la lettre qui est toujours en-train-de se transformer et en-train-de se connecter aux lettres-événements adjacents faisant apparaître un sens au pluriel, jamais clos ou achevé. Le texte d’Ibn ‘Arabî a des yeux de lynx si l’expression est adéquate. Un regard perçant et attentif au plus infime détail, une archéologie du détail qui pro-jette un régime de Lichtung (= éclaircissement) faisant éclairer tous les monuments textuels constituant la trame du texte. L’œil du texte d’Ibn ‘Arabî est attentif aux aléas de la lettre. L’introduction de celle-ci, si infime et accessoire qu’elle soit, pourrait changer, bouleverser même toute une architecture textuelle bien définie. La lettre-événement dans le texte d’Ibn ‘Arabî joue un rôle prépondérant dans la détermination du sens du Texte, qui est le Coran et la manière dont Ibn ‘Arabî l’analyse à lumière de sa considération de la lettre-événement.

L’herméneutique du Kun (Sois !) :

Pour illustrer cette considération qu’Ibn ‘Arabî donne à la lettre, nous suivons comment il déconstruit et décompose les mots pour voir quel mécanisme sous-jacent les actionne. Nous prenons l’exemple de Kun (Sois !) qu’il tire du verset coranique : ” Quand nous voulons une chose, Notre seule parole est “Sois”. Et, elle est ” (7). Sur le plan métaphysique, Ibn ‘Arabî estime que les êtres possibles, c’est-à-dire les prototypes des êtres au sens platonicien du terme, sont des mots inépuisables de Dieu qui ” proviennent d’une combinaison qu’on désigne par le terme kun ” (8). De ce point de vue, kun est un ordre divin (9) adressé aux êtres possibles pour qu’ils sortent hors de la préexistence (hâl al-thubût), c’est-à-dire existent (ex-sistere, sortir hors de..) et entament une existence effective (hâl al-wujûd) (10). Le kun est une parole (kalima) et toute parole, chez Ibn ‘Arabî, est foncièrement blessante, dérivée de kalm qui signifie “blessure” : ” la parole (kalâm) est un caractère psychique influençant. Elle est dérivée de kalm qui signifie blessure. La première parole qui a percé (déchiré) les auditions des êtres possibles est le mot kun (Sois !) ” (11). Si kun est un mot, une parole blessante, alors la blessure crée, en effet, l’existant. La blessure est foncièrement créatrice (12). Elle est une déchirure dans l’ordre des faits faisant surgir ce qui était jusqu’ici dérobé aux regards. L’instant même de l’ordre (kun) est le moment d’existenciation et de surgissement de l’être. Cette allusion ontologique, si brève qu’elle soit, nous introduit à la manière dont Ibn ‘Arabî emploie la lettre dans son interprétation allégorique de l’être.

Kun est incontestablement un ordre existentiel et originaire adressé à une chose pour qu’elle existe et sorte hors du néant. Selon Ibn ‘Arabî, dans le terme kun, il y a un wâw (w) implicite (le wâw de K[W]N, la racine de l’existenciation) qui, métaphysiquement, désigne le mystère (al-ghayb) ou la phase de la préexistence (13) et s’ajoute au jûd (la générosité) pour donner le wu-jûd, c’est-à-dire le fait de faire surgir l’existence. L’être, en conséquence, est un don, une générosité à laquelle s’est ajouté le wâw (14) : ” C’est par la générosité (jûd), écrit-il, que l’existence (wujûd) a été créée ” (15). De cette combinaison (la lettre wâw qui s’ajoute à la donation originaire), Ibn ‘Arabî déduit la création de l’existence par le flux de la générosité. Cette existence n’est pas donnée toute entière et d’un seul coup, mais par quantité déterminée. Ce qui explique d’ailleurs que l’existenciation soit constamment en œuvre.

Ensuite le kâf (k) de [K]un se dit pour l’être. Selon Ibn ‘Arabî, il est l’ombre de kun. Ce dernier est un voile qui empêche la Majesté de la Face (wajh) divine de brûler l’être. Les lumières rayonnantes de cette Face tombent sur kun qui protège l’être, c’est-à-dire ce dernier devient l’ombre du kun sur lequel ces lumières tombent. La transcription arabe du nûn (n) de ku[n] est comme un demi cerle au-dessu duquel il existe un point. Le demi-cercle de nûn apparent symbolise chez Ibn ‘Arabî le monde sensible (=le monde inférieur) dont la partie supérieur est caché, la partie du monde intelligible. Nous constatons déjà la thèse métaphysique selon laquelle le monde inférieur est le reflet du monde supérieur ou bien son ombre, illustrée particulièrement par le symbolisme du miroir. La transcription des deux mondes supérieur et inférieur devient donc un cercle au milieu duquel il existe un point. Un examen attentif à cette transcription nous renvoie à l’image de l’œil. Cette transcription est à la fois le nûn qui voit son image dans le miroir, un nûn dédoublé (le sensible qui est l’intelligible et inversement, mais dans un lieu intermédiaire qui est l’isthme (barzakh) ou le mundus imaginalis selon Henry Corbin) et la forme de l’œil. Dans une lettre adressée à l’imâm al-Râzî, Ibn ‘Arabî dit : ” Sache que le monde tout entier [sensible/intelligible] est la pupille de l’œil de Dieu qui ne dort jamais. Les mondes supérieurs sont la paupière de dessus et les mondes inférieurs sont la paupière de dessous… le noir est l’âme universelle et le blanc est l’esprit universel. Dieu est la lumière de cet œil. Nous avons dit que les mondes supérieur et inférieur sont les paupières, car ils protègent la manifestation rayonnante de la lumière ” (16).

Le nûn, chez Ibn ‘Arabî, signifie la science synoptique (la science de la totalité des choses) (17). Le synoptique est, en effet, propre à l’œil. Ce dernier embrasse d’un coup d’œil la totalité d’un aspect dans une vision, jamais dans une division.

Regarde par ton œil le demi œil de son [le nûn] existence,

Issue de sa générosité, tu découvres son absent [le côté supérieur] (18)

La phénoménologie de la lettre :

Le traité d’Ibn ‘Arabî Le Dévoilement des effets du voyage (19) traite la question du voyage universel de tous les êtres, jusqu’à la divinité elle-même. Tout est en voyage, voire tout est voyage : la loi de l’errance universelle. Parlant du voyage de Noé dans son arche, celui-là a reçu le Four (tannûr) comme signe du commencement du déluge, lorsqu’il commence à bouillonner/jaillir.

Dans le terme fâra al-Tannûr (littéralement veut dire : “le Four se mit à bouillonner”, c’est une exprssion coranique, Coran, sourate 11, verset 40), nous dégageons les significations suivantes (20) : la clarté de l’aube ou bien l’illumination de l’aurore, le jaillissement de l’eau et le rougeoiement de la chaleur (= le bouillonnement de la marmite). La clarté de l’aube fait surgir le jour de la nuit ou bien l’instant même de l’aurore n’est ni nuit, ni jour. Le verbe fâra rassemble à la fois l’eau et le feu, puisqu’il désigne le jaillissement pour l’eau et le bouillonnement pour le feu. Le substantif Tannûr, Ibn ‘Arabî le décompose en Ta et nûr (Ta-nûr). Le Ta (T en latin) est la lettre alphabétique arabe qui, chez lui, désigne la manifestation et l’occultation (comme la manifestation du jour et l’occultation de la nuit à l’approche de l’aube) (21). Le Ta dans ce verset signifie pour Ibn ‘Arabî le corps (l’existence d’une construction humaine qui inclut des éléments hétérogènes dû au changement d’humeur) et le nûr veut dire “lumière” : ” l’eau du Four, écrit Ibn ‘Arabî, (tannûr), [la communauté de Noé] ne comprirent pas qu’il s’agissait de la lumière (nûr) à laquelle s’était ajouté le tâ’ de l’achèvement de la constitution humaine par l’existence du corps ” (22). Nous pouvons ainsi lire l’expression fâra al-tannûr (le four se mit à bouillonner) comme ceci : fâra/ta/nûr (littéralement : four/corps/lumière) qui veut dire “le corps de la lumière se mit à bouillonner/jaillir”. Cette expression est confirmée par un autre récit, celui de Moïse qui a aperçu un feu : ” j’ai aperçu un feu ; peut-être vous en apporterai-je un tison ou trouverai-je par ce feu une guidance ” (23). Dans ce récit, c’est le corps du feu qui s’enflammait. Mais le feu est lumière comme la lumière enflamme à son tour : ” Tout feu, écrit-il, est lumière lorsqu’il brûle et les lumières consument les corps combustibles ” (24). Il en résulte donc que le feu qui a été aperçu est, indubitablement, une lumière qui s’enflamme (une lumière qui bouillonne/jaillit) et enflamme à son tour les corps combustibles. Le corps de la lumière s’enflamme et la lumière du corps guide, lorsque Moïse dit à ce propos : ” ou trouverai-je par ce feu une guidance “. Par ce feu ou plutôt par cette lumière, Moïse voulait une guidance. C’est le corps même de Moïse qui cherchait une lumière (” ou trouverai-je “) grâce à laquelle il se guide, seulement parce que ce je s’est mis en quête d’une guidance qui, enfin, l’a trouvé en lui-même. Moïse a donc trouvé la manifestation divine (la théophanie) dans ses occupations quotidiennes (le feu) pour satisfaire les besoins des siens. Il a ainsi cherché le feu par lui, pour lui, en lui.

Par un beau dévouement pour ma famille, j’ai trouvé

Mon Seigneur. Dans mon occupation,

Il m’a dévoilé sa sollicitude (25).

Telle est donc l’analytique du corps de la lumière et de la lumière du corps en se basant sur le terme Ta-nûr, décomposé et distribué. La lettre-événement Ta n’a pas changé seulement la sémantique du verset, mais aussi sa morphologie, son architecture scripturaire. Autrement dit, la lettre-événement change non seulement le Dit (= le sens) du texte, mais aussi son Dire (= son énoncé) (26) qui distribue, à son tour, une multiplicité de micro-dits, de significations réparties. Cette tâche herméneutique qui cherche la signification au pluriel, une multiplicité sémantique, à partir de la lettre-événement qui transpose les mots, n’est pas censée être une modification du verset, jugée blasphématoire et un sacrilège impardonnable par les exégètes et les docteurs de la Loi (27), mais simplement la quête du autrement-que-le-texte (tout en restant fidèle au texte), un “autrement” qui, il faut l’avouer, dépasse les conventions et les consensus. Ce qu’il faut fondamentalement retenir de l’herméneutique d’Ibn ‘Arabî, ce n’est pas l’exotérisme de la lettre en tant que signifiant désignant un signifié univoque et homogène, mais plutôt la phénoménologie de la lettre en tant qu’apparition dénivelant ainsi ce qui paraît symétrique dans le rythme linguistique. Le propre de toute phénoménologie est “le retour aux choses mêmes”. Ainsi, l’herméneutique d’Ibn ‘Arabî nous offre ce retour rétrospectif à la “chose même” mettant en œuvre le sens originel et étymologique des mots. Ibn ‘Arabî définit, par exemple, l’intellect par l’intellect lui-même dont voici la signification : l’intellect (‘aql) est dérivé de ‘iqâl, une entrave destinée à tenir les bêtes (notamment l’entrave des chameaux que les arabes nomades utilisaient dans le désert pour les empêcher de s’évader) pour qu’elles ne s’échappent pas et par conséquent pour qu’elles ne s’égarent pas. En ce sens, le rôle de l’intellect consiste à empêcher l’âme de s’évader et de commettre les pêchés. La définition du cœur répond à la même logique. Le cœur (qalb) a été nommé ainsi parce qu’il ne cesse, à chaque instant, de varier (taqallub) par l’effet des pensées subtiles qui l’affectent constamment : ” “Il y a bien là un rappel pour quiconque a un cœur”. Le cœur a pour propriété le changement subit (taqallub) d’un état spirituel à l’autre et c’est ainsi qu’il est nommé qalb. Celui qui explique le cœur par l’intellect n’a aucune connaissance des réalités. L’intellect (‘aql) est une limitation (taqyîd) dérivé de l’entrave (‘iqâl). Si on entend par intellect, qui est la limitation, ce que nous entendons nous, c’est-à-dire ce qui est limité par le changement et qui ne cesse de changer, est exact ” (28). Ce retour rétrospectif à la “chose même” (à la “lettre même” ou au “mot même”) permet de saisir l’essence de sa signification. Toute la tâche herméneutique (29) d’Ibn ‘Arabî s’inscrit, en effet, dans cette quête du sens originel, mais dans la topographie de la lettre qui renvoie à elle-même. Sachant que la lettre et la multiplicité sémantique qu’elle entoure sont inextricablement entrelacées, Ibn ‘Arabî cherche donc ce qui entoure la lettre dans la lettre elle-même. L’au-delà de la lettre et son en deçà ne peuvent être que la lettre dans sa phénoménalité, son apparition manifeste et sa métamorphose mouvante.

L’écriture ludique :

L’herméneutique d’Ibn ‘Arabî décèle en effet le mode de l’écriture exercée dans cette œuvre immense, prolifique et controversée. Comme nous l’avons montré ci-dessus, Ibn ‘Arabî fait recours à une écriture qui prend en considération, attentivement et scrupuleusement, la lettre dans sa phénoménalité apparente sans être un exotérisme commode ou un ésotérisme énigmatique. Il regroupe, combine et disperse donnant à la lettre un espace d’exploration à travers lequel elle circule et se connecte aux lettres adjacentes. Puisque la lettre est, chez lui, une entité existentielle indépendante, voire un corps organique et vital qui s’incorpore avec les autres lettres, elle joue un rôle prépondérant dans la détermination du sens du terme ou du verset. L’écriture demeure ainsi stratégique ; au lieu de trouver un sens clos, de le maintenir et de le préserver de tout oubli et perte, elle disperse davantage cette couche sémantique, l’affecte constamment et l’expose aux parcours hasardeux. Derrière cette stratégie scripturaire, Ibn ‘Arabî visait, non pas un sens-autre, car dans ce cas, il ne s’agit que d’un transfert horizontal et d’un déplacement linéaire d’un sens à l’autre dans une duplicité fallacieuse, mais d’un autrement-que-le-sens diagonal et opaque, une nuée de significations dont le centre n’est jamais lui-même, mais la-marge-dans-le-centre, ou plutôt un décentrement qui fait reculer la réalisation inexorable de la clôture signifiante. Certes, il y a une présence du texte coranique dans le texte d’Ibn ‘Arabî, mais il est indispensable de concevoir cette présence comme étant “différée” in æternum, et que le texte d’Ibn ‘Arabî n’est pas une herméneutique ésotérique aux confins de la lettre, ni une pure transposition Nawaathinale et aléatoire des lettres, mais il s’agit incontestablement d’une indication allusive ou bien d’une allusion (ishâra) faisant valoir une correspondance permanente entre le “même” et l’”autre”, voire la présence de l’autre dans le même et du même dans l’autre sans identité apparente, mais par le biais du symbolisme du miroir. En effet, la présence de l’autre (le monde, un autre même pensant) dans le même (le “moi” indivisible et irréductible) est une allusion, à la fois métaphorique et herméneutique [Ibn ‘Arabî donne l’exemple du verset : ” Nous leur montrerons nos signes dans l’univers et en eux-mêmes ” (Coran, Sourate 41, verset 53) (30). Ce que les gens voient en eux-mêmes comme signes (âyât) correspond aux signes du monde, c’est-à-dire la présence de l’autre (= le monde) dans le même et le reflet du même dans l’autre par une symbolisation anthropomorphique (la corrélation Nawaatrocosme/microcosme)]. Etymologiquement parlant, l’allusion ne se dissocie point du “jeu”. Toute lecture allusive est une mise en œuvre d’une logique du jeu en tant que probabilité, indécise entre le hasard et la nécessité. Etant une allusion, l’écriture chez Ibn ‘Arabî est donc une stratégie, voire un jeu de substitution, de métaphoricité et de radicalisation de la lettre, ” le mouvement qui est jeu, écrit Hans-Georg Gadamer, n’a aucun but auquel il se terminerait, mais il se renouvelle dans une continuelle répétition ” (31). En ce sens, l’écriture est le mouvement et la cadence de la lettre dans le rythme signifiant sans jamais désigner un sens univoque. Elle est plutôt fluctuante et créatrice des traces et des écarts, disséminante de la constellation signifiante. L’écriture est, de ce fait, un jeu probable en jeu, voire un enjeu qui suppose déjà une stratégie face aux probabilités du “ce qui peut être gagné ou perdu” (ce qui, dans un conflit implacable, regroupe et disperse les troupes pour des fins strictement stratégiques et tactiques). C’est ainsi qu’apparaît le caractère ludique de l’écriture dans le mode scripturaire d’Ibn ‘Arabî, un jeu mouvant et permanent, marqué par la répétition et la différence faisant à la fois combiner et disséminer les lettres dans un rythme signifiant fluctuant et variable. C’est qu’il ne faut pas chercher le sens, car ce dernier n’est qu’une puissance et une violence contre qui la résistance doit être menée et maintenue, mais les significations multiples et enfouies dans les labyrinthes du texte, non pas le Dit comme un édit intangible et sacral, mais les Dire, constamment réactualisés et différés.

Notes :

1 Mystique et théosophe andalou du 13e siècle. Né à Murcie en 1165 et mort à Damas en 1240. Il est pour le Soufisme (la mystique musulmane) une référence doctrinale et intellectuelle majeure. Parmi ses oeuvres monumentales figurent “Les Illuminations de la Mecque” (al-Futûhât al-Makkiyya ; désormais Fut.,) en quatre volumes dans l’édition de Beyrouth et plus que 15 volumes dans l’édition critique entamée par Osman Yahia, décédé récemment ; “Les Chatons de la Sagesse ou la Sagesse des Prophètes” (Fusûs al-Hikam), “Traités d’Ibn ‘Arabî” (Rasâ’il Ibn ‘Arabî), “L’interprète des Désirs” (Turjumân al-ashwâq), etc., Pour une bio-bibliographie exhaustive d’Ibn ‘Arabî, voir l’éminent livre de Claude Addas, Ibn ‘Arabî ou la quête du Soufre Rouge, Paris, Gallimard, 1989, 407p.

2 Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-Makkiyya (Les Illuminations de la Mecque), Beyrouth, tome I, p.58. Pour une explication exhaustive des sciences des lettres chez Ibn ‘Arabî et de leurs correspondances cosmiques et ontologiques voir : Les Illuminations de la Mecque. Anthologie présentée par Michel Chodkiewicz, III. La science des lettres, par Denis Gril, p.165-282, éd. Albin Michel, 1997 ; Nasr Hamid Abu Zayd, Falsafat al-ta’wîl : dirâsa fî ta’wîl al-Qur’ân ‘inda Muhyi Dîn Ibn ‘Arabî (La philosophie herméneutique. Etude sur l’interprétation du Coran chez Ibn ‘Arabî) al-Markaz al-thaqâfî al-‘Arabî, Casablanca-Beirouth, 3e éd., 1996.

3 Ibn ‘Arabî considère que la lettre, bien qu’elle soit le signifiant qui désigne un signifié, est un signifiant qui dissimule son corrélat : ” toute lettre désignant un sens est un voile sur ce dernier, même si elle est censée le désigner ” (Fut., IV, p.214). Dès lors, il n’y a pas un sens qui ne soit dissimulé. Tout sens est une signification occultée, paradoxalement par la lettre qu’elle désigne. Ce modèle nous offre une image éclatante du conflit des interprétations qui revendiquent le sens clos et achevé. Cet antagonisme incite ainsi chaque interprétation à dissimuler la charge sémantique ou ésotérique d’un enseignement faisant de lui une Nawaathine de guerre contre les autres interprétations prétendant ainsi détenir le véritable sens, un sens qui régit la volonté de vérité de toute tendance aspirant à l’accaparer. Sens et puissance sont intimement interpénétrés.

4 Fut., III, p.221.

5 Cf. Fut., I, p.64.

6 L’ésotérisme vient du grec esôterikos qui signifie “intérieur”, c’est-à-dire un enseignement basé sur des symboles et des images qui se transmet dans l’anonymat, octroyé à un certain nombre d’adeptes qui veillent à le transmettre dans une chaîne ininterrompue. L’ésotérisme est le postulat de l’interprétation symbolique du monde : ” Le ta’wîl (l’interprétation), écrit Henry Corbin, présuppose la floraison des symboles, l’organe de l’Imagination active qui simultanément les fait éclore et les perçoit… Par essence, le ta’wîl ne peut tomber dans le domaine des évidences communes ; il postule un ésotérisme ” (Henry Corbin, L’Imagination créatrice dans le Soufisme d’Ibn ‘Arabî, réédition, Aubier, 1993, p.19). L’exotérisme est la doctrine selon laquelle il n’y a pas de sens profond et ésotérique en dehors de la lettre. La lettre est le sens lui-même. Si dans l’ésotérisme, l’esprit œuvre à briser la rigidité de la lettre pour faire jaillir un sens inépuisable, l’exotérisme tâche à faire triompher la lettre au détriment de l’esprit.

7 Coran, sourate 16 (les abeilles), verset 40.

8 Fut., IV, p.65.

9 Dans les Fusûs al-hikam (la Sagesse des prophètes), Ibn ‘Arabî déclare ceci : ” les existants (al-mawjûdât) sont la parole inépuisable de Dieu. Ils sont crées de kun et kun est la parole de Dieu ” (p.142). Dans un autre passage, il dit : ” le monde tout entier est un livre transcrit ” (Fut., III, 455. Cf. aussi Fut., I, p.436).

10 Sur l’existence (al-wujûd) et la préexistence (al-thubût) ou bien l’être et le prototype, voir Fut., IV, p.108 et 130 ; Fut., III, p.281 et le Livre des théophanies (Kitâb al-Tajalliyyât), p.13

11 Fut., II, p.181. dans un autre passage il déclare ceci : ” le kalm est la blessure. Il est la trace laissée dans le blessé ” (Fut., IV, p.70). Il ne faut toutefois pas comprendre ici “blessure” au sens concret du terme (blessure corporelle ou psychique). La blessure a le sens de trace comme le montre ce texte, une trace qui fait surgir et fait apparaître un existant quelconque.

12 Cf. Fut., IV, p.70 ; ” Si, comme l’écrivait Héraclite, “la foudre crée l’univers”, peut-être, pouvons-nous dire que la blessure crée l’homme ” (Edmond Jabès, Désir d’un commencement. Angoisse d’une seule fin, Fata Morgana, 1991, p.14).

13 Cf. Fut., II, p.123.

14 cf. notamment Ibn ‘Arabî, Traité du wâw wa mîm wa nûn (le Livre du w, m et n), in Rasâ’il, I, éd., hayderabad, 1948, p.1-16. Il est extrêmement intéressant de comparer, sans réductionnisme gratuit, cette constatation par celle de Heidegger chez qui le es gibt (“ça donne”) désigne la donation originaire de l’être et du temps. Le es gibt est double. Il désigne sous la forme de “ça donne” la générosité de l’être chez Heidegger, mais il désigne sous la forme de “il y a” l’obscurité de l’être et le non-sens chez Emmanuel Lévinas (cf. E. Lévinas, De l’existence à l’existant, Vrin, 1947 : ” l’il y a, dans son refus de prendre une forme personnelle, est “l’être en général”… le courant anonyme de l’être envahit, submerge tout sujet, personne ou chose ” p.93).

15 Fut., II, p.179. Dans un autre passage il dit : ” l’existence est le premier trésor de la générosité ” (Fut., III, p.361).

16 Ibn ‘Arabî, Epître adressée à l’Imâm al-Râzî, in Rasâ’il, I, p.14. Il dit dans un autre texte : ” l’existence toute entière est son [Dieu] œil ” (Fut., II, p.46).

17 cf. Ibn ‘Arabî, Istilâh al-Sufiyya (le Vocabulaire des mystiques), in Rasâ’il, II, p.14.

18 Fut., I, p.70.

19 Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, texte arabe édité, traduit et présenté par Denis Gril, éd., de l’Eclat, coll. Philosophie imaginaire, 1994.

20 Ces trois significations sont admirablement rassemblées dans l’épopée de Gilgameš, ce dernier (Roi d’Uruk) qui a reçu comme signe du commencement du cataclysme le bouillonnement de la nuée, juste après le début de l’aube :

Et le moment fatal arriva : lorsque, dès l’aurore,
Le chut des petits pains
Lorsque brilla le point du jour, Monta de l’horizon une noire nuée (L’Epopée de Gilgameš. Le Grand homme qui ne voulait pas mourir. Traduit de l’akkadien et présenté par Jean Bottero, Gallimard, 1992, p.189)
Et Ninurta se mit à faire déborder les barrages (d’en haut)
Tandis que les dieux infernaux, brandissaient des torches (idem., p.190) (ns).

21 Cf. Fut., I, p.70.

22 Ibn ‘Arabî, Le dévoilement, idem., p.44.

23 Coran, sourate 20, verset 10.

24 Ibn ‘Arabî, Le dévoilement, idem., p.66.

25 Idem., p.66.

26 Nous devons cette corrélation Dire/Dit à Emmanuel Lévinas sur le plan philosophique, Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence (1974) et à Oswald Ducrot sur le plan linguistique, Le Dire et le dit (1984).

27 Cf. Michel Chodkiewicz, Un Océan sans rivage. Ibn ‘Arabî, le Livre et la Loi, Seuil, 1992, pp.39-40. Le livre de Michel Chodkiewicz montre que l’exégèse la plus profonde naît toujours chez Ibn ‘Arabî de la plus scrupuleuse attention à la lettre et que le Coran est omniprésent dans ses écrits et son enseignement spirituel. M. Chodkiewicz a essayé de faire de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî une copie du Coran, réduisant l’aspect philosophique, symbolique et littéraire à un simple emploi technique justifiant l’enseignement spirituel et initiatique. Citant une expression d’Ibn ‘Arabî ” tout ce dont nous parlons dans nos séances et dans nos écrits procède du Coran et de ses trésors ” (p.40), M. Chodkiewicz nous apprend qu’Ibn ‘Arabî restait fidèle au texte coranique. Mais, lire le texte par le texte pour le texte n’est-il pas autre chose que le texte, une déviation infime et légèrement perceptible ? Certes, il y a toute une logique coranique inhérente au texte d’Ibn ‘Arabî, mais nous ne pouvons, sous aucun cas, prétendre que le texte d’Ibn ‘Arabî est le texte coranique, sinon il nous est difficile de distinguer le premier du second. Le texte d’Ibn ‘Arabî est irréductible, même si l’enseignement qu’il porte dans sa trame tire son origine du texte coranique. Car tout en disant le texte coranique, c’est-à-dire en l’interprétant faisant attention à la lettre et à ses métamorphoses, le texte d’Ibn ‘Arabî dit autre chose que le texte coranique et il n’y a aucun doute là dessus. Il suffit de lire attentivement toute cette hyponoïa philosophique, symbolique et herméneutique pour constater la différence entre le texte premier qui est le Coran et le texte second qui est l’herméneutique étymologique d’Ibn ‘Arabî, attentive à la lettre. C’est ainsi que nous désignons l’herméneutique d’Ibn ‘Arabî comme la quête d’un autrement-que-le-texte au sein du texte lui-même.

28 Fut., III, p.198.

29 Rappelons que l’herméneutique (gr. Herméneutikè, art d’interpréter) est fondée sur une pratique, celle de l’interprétation et de la compréhension. Elle est principalement conçue comme une technique de retour au sens premier. Cf. Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode : Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik, Tübingen, 1960 ; trad. Française, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, édition intégrale revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 1996 ; cf. aussi Jean Grondin, L’Universalité de l’herméneutique, Paris, PUF, 1993.

30 Cf. Fut., I, p.279.

31 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, idem., p.121.

Source : Espace Philosophie