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La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes, CEDAW, a été ratifiée par la Tunisie en 1985. Mais une déclaration générale ainsi que des réserves spécifiques ont été posées concernant un certains nombres d’articles. Le 16 août 2011, un conseil des ministres adoptait un décret-loi qui levait les réserves. Le déclaration générale, elle, était maintenue. Cette levée des réserves peut sembler une avancée. Sauf que, comme l’explique Hafida Chekir, une des fondatrices de l’ATFD, professeur de droit et membre du comité d’experts de la haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique,la notification de la levée des réserves aux Nations unies n’a toujours pas eu faite au Secrétaire Général des Nations Unies.

Nawaat : Est ce qu’à l’époque la ratification de la CEDAW a eu lieu du fait d’une réelle volonté de faire avancer la situation des femmes en Tunisie, ou était-ce simplement une mesure politique dans la continuité du féminisme institutionnel et une mesure « parade »?

Hafida Chekir : La CEDAW a été ratifiée en juillet 1985, peu avant la tenue de la Conférence des femmes de Nairobi au Kenya. Je pense donc qu’il y avait les deux motivations à la fois. Nous avions un président de la République qui disait avoir fait la « révolution des femmes », avoir consacré l’égalité entre les hommes et les femmes dans le Code du statut personnel (CSP). Il y avait donc une volonté de faire avancer la situation des femmes, mais dans la continuité de la politique de l’État. C’est pour cela qu’elle pouvait être qualifiée de féminisme d’État.

J’ai été membre de la Commission pour la ratification de la convention, car je représentais la commission syndicale que nous avions créée en 1982 : c’était la Commission de la femme ouvrière. Nous défendions la ratification de la convention sans réserves. Mais l’État n’a pas voulu le faire. Il s’est alors appuyé sur l’article 1er de la Constitution, sur des articles du CSP inégalitaires ainsi que sur le Code de la nationalité, inégalitaire à l’époque, pour émettre des réserves.

C’est pour cela que je pense que cette ratification s’inscrit à la fois dans la continuité de la politique de féminisme d’État préconisée par le chef de l’État, et qu’elle découle également de la pression internationale. En effet, il ne faut pas oublier que la Tunisie a ratifié la plupart des conventions internationales relatives aux droits des femmes, depuis la Convention sur les droits politiques des femmes jusqu’à celle sur la nationalité de la femme mariée et celle sur le consentement au mariage, l’enregistrement du mariage et l’âge minimum du mariage. La Tunisie fait partie des pays qui ratifient le plus les conventions relatives aux droits de l’Homme, même si dans la pratique il y a eu des régimes dictatoriaux, et que ces droits, qui sont consacrés par les instruments internationaux ratifiés par la Tunisie, n’ont pas été toujours respectés.

Nawaat : Voilà trois ans que la révolution a eu lieu, et il n’y a pas vraiment eu d’avancée juridique pour les droits des femmes. Il y a eu la levée des réserves sur la CEDAW, mais la déclaration générale a été maintenue. Y a t-il actuellement une volonté politique de faire avancer la situation des femmes ?

Hafida Chekir : Tout dépendra de la pression de la société civile. Quand le gouvernement Essebsi a levé les réserves, il a maintenu la réserve générale qui oblige l’État à ne pas prendre de dispositions qui iraient à l’encontre de l’article 1er de la Constitution,article abrogé depuis l’abrogation de la constitution de 1959. C’est aberrant ! C’est important que les réserves aient été levées, et il ne faut pas oublier que sous le régime de Ben Ali le gouvernement a subi tellement de pressions pour la levée des réserves qu’il a promis de le faire et de ratifier le protocole facultatif additionnel à la CEDAW en 2008. C’est ce qu’il a commencé à faire avant la révolution puisque, dés le premier décembre 2010,le Code de la nationalité a été modifié pour reconnaître les mêmes droits aux hommes et aux femmes quant à l’octroi de leur nationalité à leurs enfants.

Par ailleurs, en maintenant la déclaration générale, le gouvernement peut s’appuyer sur cette déclaration pour maintenir des réserves inspirées du CSP, qui maintient des discriminations notamment par rapport à la question du chef de famille, au domicile conjugal, au nom de la famille ou à la succession,

Ce qu’il faut remarquer c’est que, malgré la demande de la société civile, l’État tunisien n’a pas notifié aux Nations unies le texte portant levée des réserves. Le texte du décret-loi du 24 octobre 2011 explique que « l’État procédera à la notification des réserves qui ont été levées au Secrétariat général des Nations unies. » Et jusqu’à présent cela n’a pas été fait. Bien au contraire. En discutant avec des membres de l’ANC, notamment du courant Ennahdha, on se rend compte qu’ils prétendent que les réserves ont été levées par un décret-loi qui, pour eux, doit devenir une loi pour être applicable. Or, ils oublient que le décret-loi qui a levé les réserves a valeur de loi, d’après le texte du 23 mars 2011 sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics. Et ceci est très important. En suivant cette logique, en mettant en cause le décret-loi sur la levée des réserves, on doit faire de même avec tous les décrets lois qui ont été adoptés à cette période, dont celui portant sur les élections, et donc qui peut remettre en cause le statut de ces personnes élues sur la base d’un décret-loi. Or elles ont accepté ce décret-loi pour se faire élire, mais refusent les autres décrets-lois qui ont la même nature juridique ? Il faut être conséquent ! On ne peut pas attaquer un décret-loi. Le texte sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics explique que le président de la République adopte des décrets-lois sous forme de loi, car nous étions dans une situation de vide institutionnel, puisque l’Assemblée était dissoute.

C’est important que l’État continue aujourd’hui la procédure et notifie au Secrétariat général des Nations unies la levée des réserves. En effet, sur le site des Nations unies, il n’y a pas de notification de changement pour la Tunisie. Or il y a des pays arabes qui l’ont fait. C’est le cas du Maroc, par exemple, qui a levé ses réserves sur la nationalité et les droits des femmes dans la famille. Et ceci a été notifié au Secrétariat général des Nations unies, puis publié sur le site.

Nawaat : Qu’en est-il de la question de la nationalité en Tunisie ?

Hafida Chekir : La question de la nationalité ne se pose plus, du fait de la loi du premier décembre 2010 qui reconnaît aux hommes et aux femmes le même droit d’octroi de la nationalité au enfants. Donc la réserve sur ce point n’existe plus. Mais il y a un problème pour les autres réserves, car il n’y a pas eu de nouvelle loi pour changer la situation.

Nawaat : Quid de la question de la prostitution ? La CEDAW indique que l’État doit lutter contre la traite des femmes. Or ce n’est pas le cas. Est-ce que vous pensez que c’est une question qui va se régler ?

Hafida Chekir : Nous avons toujours en Tunisie un arrêté de 1940 qui organise la prostitution. Mais en fait il n’y a pas eu de réserves sur ce point lors de la ratification de la CEDAW. En fait, l’article 6 de la convention engage l’État tunisien. Donc il devrait y avoir modification de la loi. Normalement, quand l’État tunisien adopte une convention et qu’elle est ratifiée, elle a une valeur supérieure aux lois. Or l’État tunisien n’a pas modifié les lois qui sont contraires à la convention. Mais, bien plus, il a formulé des réserves sur la base de ces lois qui sont discriminatoires !

Je voudrais ajouter un point : certains sont en train de s’élever contre la CEDAW. Mais ils manquent de formation à son sujet. Ils ne connaissent pas la convention. Quand on voit ce qui est écrit dans les médias, il y a tromperie : on présente des choses qui ne sont pas dans la convention. On entend, par exemple, que la convention encourage le mariage des homosexuels. Or à aucun moment la convention n’en parle. Elle parle du droit de choisir son conjoint, qui est un des droits de l’Homme et qui existe dans le Code du statut personnel. Cette disposition a été adoptée par le gouvernement à l’époque pour lutter contre les mariages forcés. Il semble qu’il y ait contestation de la convention car elle appelle les États à limiter l’âge du mariage, et certains veulent un mariage avec des femmes mineures, par exemple, ou n’apprécient pas que la convention consacre l’égalité absolue entre les hommes et les femmes.