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Lorsque le passé juge le présent

Le « Hizb al Tahrir » représente l’expression politique la plus radicale du courant conservateur. Né après la chute de l’Empire ottoman, il porte au paroxysme le traumatisme subséquent à la disparition des anciens modes de gouvernement et d’organisation économique et sociale. Nostalgique, il idéalise un passé, élevé au statut de modèle salutaire.

A l’image des autres composantes du courant conservateur, il ne reconnaît point l’effet du temps sur les sociétés humaines et il n’admet aucune interférence entre les conceptions des hommes et les systèmes de relations, de lois et d’institutions.

Si IbnouKhaldoun émet le constat que « les différences entre les générations humaines sont le produit des différences de leurs moyens de subsistance » (2), la conception conservatrice nie toute implication entre l’homme et son milieu naturel et historique.

Elle sacralise le patrimoine religieux, affirmant le caractère immuable de ses textes, pris au sens large, et qui englobent à la fois le Coran, les propos attribués au Prophète, aux Compagnons, et les jugements légaux émis par les juristes traditionalistes. Les textes sont absolus, transcendant les vicissitudes du temps et de l’espace. Ils ne sont nullement liés à un contexte déterminé. Globaux, ils embrassent tous les aspects de la vie individuelle et collective, sans distinction entre ce qui s’apparente au culte et ce qui est relatif aux transactions sociales. Ils forment une totalité indivise et s’imposent d’eux-mêmes, sans égard à leur utilité ni à leur adéquation avec la réalité.

Ces textes sont donc absolus, globaux et contraignants.

Ce qui a été produit durant les premiers siècles de l’Islam en termes de lois, d’institutions et de systèmes économiques, n’est pas un passé révolu, mais un modèle type que les générations ultérieures sont tenues d’imiter. Tout ce qui s’en écarte est catégoriquement rejeté.

En partant de la dichotomie entre la vérité et le mensonge, entre la bonne guidance et l’égarement, entre l’Islam et l’impiété, tout ce qui est étranger à l’histoire musulmane devient de fait lié à l’impiété. Par voie de conséquence, le capitalisme et le socialisme ne sont que des modes impies d’organisation. Les accepter équivaut à de l’impiété pure et simple !

La confusion entre le passé et le présent, entre la croyance religieuse et le système social, atteint des sommets chez le courant conservateur, qui tire ses conceptions du patrimoine juridique le plus attaché à la lettre, le plus traditionaliste et le plus rigoriste.

La propriété est vue sous cet angle, d’où le rejet des sociétés coopératives, des sociétés anonymes, des sociétés d’assurances ainsi que de toutes les formes de propriété inconnues du corpus juridique hérité. Définie selon les termes de ce corpus, la société est limitée aux formes traditionnelles en vigueur au Moyen Âge. Les sociétés capitalistes modernes sont toutes déclarées illicites, à commencer par les sociétés anonymes, sous prétexte que dans ce type de société l’argent croît sans associé physique. Comme si l’argent pouvait croître de lui-même. Et l’on ignore délibérément les travailleurs à qui revient le mérite de cette croissance.

Critique tronquée du capitalisme et du socialisme

Les principales critiques émises par le courant conservateur à l’encontre de l’économie capitaliste, sont que cette économie est matérialiste, ignorant le rôle de l’esprit et des mobiles moraux dans l’activité économique, et qu’elle ne se préoccupe que de la croissance de la production. Le fait qu’elle soit fondée sur les inégalités sociales est considéré comme une donnée naturelle et le fait que le capitalisme tire ses profits de l’exploitation des travailleurs n’est aux yeux du courant conservateur qu’un aspect mineur !

Par contre, le socialisme est attaqué de manière virulente, accusé de semer le trouble parmi les travailleurs et de n’arriver au pouvoir qu’à travers des révolutions sanglantes, des coups d’Etat et l’occupation d’autres pays. Il est contraire à la nature lorsqu’il vise à réduire ou à abolir la propriété privée qui est, selon les conservateurs, la manifestation de l’instinct de conservation de l’espèce humaine ! Le courant religieux conservateur rejette toute atteinte à la propriété privée et toute tentative de sa limitation quantitative, parce que cette mesure est nuisible à l’économie, alors que la croissance et l’expansion des propriétés augmentent la richesse générale.
Il rejette également toute politique qui vise à organiser la production et la répartition.

Economiquement ultra-libéral, il déclare illicite la fixation des prix par les pouvoirs publics, alors qu’IbnoulQuayyim (mort en 1350) distingue une politique de prix abusive d’une politique de prix justifiée, à partir du moment où elle vise la protection du consommateur et la justice sociale (3) ! A l’inverse, ce courant autorise l’individu à dépenser sans limites et à se vautrer dans le luxe, passant sous silence de nombreux textes qui blâment de tels comportements et ignorant les propos du quatrième Calife Ali, qui disait : « Il n’y a de pauvre qui a faim que parce qu’un riche s’est autorisé un luxe » et « toute opulence avérée n’est que la contrepartie d’un droit bafoué » (4).

Sur les pas de Chafi’i, les conservateurs limitent l’usure aux six biens cités, dans des propos attribués au Prophète, sans tenir compte des positions des autres écoles juridiques, qui étendent l’usure à tout échange inégal concernant des produits identiques. (5)

Le courant conservateur prétend être le plus fidèle à l’Islam, alors qu’en vérité il n’est fidèle qu’à une lecture particulière, la plus conservatrice et la plus rétrograde.

Dévalorisation du travail et des travailleurs

L’aspect rétrograde de la conception sociale du « Hizb al Tahrir » se révèle de façon nette, dans son attitude à l’égard du travail et des travailleurs. Contrairement à IbnouKhaldoun, qui considère que la majorité, si ce n’est la totalité des marchandises et des biens, tirent leur valeur du travail humain incorporé (6), le fondateur du « Hizb al Tahrir » nie que le travail soit à lui seul l’origine de la valeur.

Il rejette l’indexation des salaires aux prix, ouvrant largement la voie à l’exploitation des travailleurs, surtout qu’il interdit à l’Etat de fixer les salaires. Il n’y a donc ni salaire minimum, ni plafond des rémunérations, alors que le quatrième Calife avait déclaré : « 4 000 dirhams correspondent à une dépense, au-delà c’est de la thésaurisation. » (7)

Et lorsque le salaire ne suffit pas à répondre aux besoins du travailleur, il ne revient pas à l’employeur de l’augmenter, mais il incombe à l’Etat de le faire, en puisant dans le Trésor public, et en définitive en alourdissant le fardeau du contribuable.
Ainsi, l’Etat pallie les déficiences du capital !

Mais d’où l’Etat tire-t-il les ressources nécessaires pour assumer ce rôle ?

Les revenus de l’aumône légale à eux seuls ne peuvent suffire. Le « Hizb al Tahrir » préconise le recours à l’impôt foncier, c’est-à-dire au prélèvement effectué par l’Etat sur les récoltes des paysans des territoires anciennement conquis. Dans cette perspective, seuls les paysans de l’Arabie sont soumis à l’aumône. Tous les autres paysans des pays musulmans doivent s’acquitter de l’impôt foncier ! Comme si les paysans à l’époque d’Omar étaient les mêmes qu’aujourd’hui. Comment ces paysans musulmans accepteront-ils d’être traités de manière discriminatoire ? Annabhani ignore-t-il qu’au Xème siècle, les Fatimides avaient mis fin à cette discrimination (8) ? Ignore-t-il les divergences entre les juristes quant à la légitimité de transformer une terre soumise à l’impôt foncier en une terre soumise à l’aumône ? Ignore-t-il qu’Abdul Malik IbnouMarwan a autorisé la vente des terres des provinces conquises, les faisant passer de terres soumises à l’impôt foncier en terres soumises à l’aumône, au point qu’Omar II s’est trouvé dans l’impossibilité de les ramener à leur statut antérieur ?

Par conséquent, afin de pallier les insuffisances des salaires, il ne reste plus à l’Etat qu’à décréter de nouveaux impôts. Mais cette solution est violemment rejetée par Annabhani. L’Etat ne peut le faire, parce que « cela ne rentre pas dans le cadre de mesures auxquelles tous les musulmans sont astreints » ! Alors, dans ce cas, quel est le sens de la solidarité entre les musulmans ? Que signifie la parole attribuée au Prophète, qualifiant les musulmans d’un seul corps, où chaque membre qui souffre fait courir le risque à l’ensemble ? Que signifie la fraternité des musulmans ?

Annabhani refuse d’entendre parler d’impôts, autres que l’aumône et l’impôt foncier. Il rejette qu’ils soient décrétés pour des raisons économiques. Ils ne peuvent ni grever les grosses fortunes, ni être progressifs en fonction des revenus !

N’y a-t-il pas de meilleure défense des privilèges ? N’y a-t-il pas de meilleures garanties à la société de classes ? L’interdiction des nationalisations, du contrôle des prix et des salaires, ne sont-elles pas une sacralisation de l’économie de marché et qui, au nom de la religion, offrent la meilleure légitimation de la domination du capital sur l’économie?

La défense de la concentration des capitaux, au point de dire qu’elle fait des ouvriers des capitalistes, ne révèle-t-elle pas les limites et les aberrations de leur auteur ?

Et puis, quel est l’Etat qui se dispense d’avoir un budget annuel ?
Annabhani répond que c’est l’Etat où les chapitres et les sommes budgétaires sont à la discrétion de son chef. Quel chef ? D’après lui, il s’agit du Calife des musulmans.

Un Calife et un Etat imaginaires, étrangers à la réalité historique des musulmans, mais qui sont les piliers d’une utopie à laquelle s’accrochent cet auteur et ses partisans.

===== Notes de bas de page =====

(2) IbnouKhaldoun. Al Mouquaddima 132

(3) Mohamed Farouk Annabhan. Abhathounfiliqtisad al islami 64

(4) Khaled Ridha. Le Prophète de l’Islam et ses Califes 401

(5) Voir Abu Oubeyd. Al Amwal et Al Mawardi. Al Ahkamassoultaniyya

(6) IbnouKhaldoun. Al Moukaddima 423

(7) Khaled Ridha. Le Prophète de l’Islam et ses Califes 443

(8) Abu AbdillahAchi’i a refusé les recettes de l’impôt foncier en déclarant : « il n’y a pas d’impôt foncier sur les capitaux des musulmans » Mahmoud Ismail. Sousyouloujya al fikr al islami 1/150