Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
Amina de Femen lors de son arrestation par la police à Kairouan le 19 mai 2013.

Les dernières péripéties du geste d’Amina et le plus récent événement artistique et culturel représenté par le beau film du talentueux Kechiche viennent jeter une lumière crue sur un phénomène ayant cours en Tunisie et qui voile sa révolution exemplaire tout en explicitant l’une de ses motivations premières si vite oubliées : cet hiatus énorme séparant le pays réel et le pays légal. Ils dénoncent ainsi la grave rupture entretenue par nos élites, au pouvoir ou dans l’opposition, entre nos divers intégrismes, religieux et laïques.

On savait que la Tunisie tournait à vitesse multiple, qu’elle relevait d’âges si dissemblables, confinant à la préhistoire dans les zones défavorisées et à la modernité la plus extravagante dans les zones les plus favorisées. On s’en satisfaisait, chantant fallacieusement le miracle tunisien quand ce n’était qu’une illusion se faisant passer pour un prodige. Car ce dernier était juste prodigieux en prodigalités quant aux valeurs, instrumentalisées pour le service d’une maffia aux affaires servant ses propres intérêts et affaires au nom du peuple et à ses dépens.

Or, comme la Tunisie aurait été un modèle sous la dictature, on essaye d’accréditer la même thèse aujourd’hui, après la révolution, moyennant juste une couche de ripolin, en gardant la machinerie répressive de l’ancienne dictature et en affichant, en plus, un vernis moralisateur se voulant éthique. De fait, il n’en est rien, n’ayant d’esthétique au sens étymologique du terme (et qui est le sens vrai de l’éthique), cette sensibilité au ressenti du peuple, la fusion avec son imaginaire fait de frustrations et d’un désir fou autant à la dignité qu’à la volonté de vivre sa liberté sans entraves.

La fin de l’ordre ancien en Tunisie a libéré les envies en chaque Tunisien, réveillant en lui le libertaire qui sommeille et l’hédoniste épris de vie et du plaisir de vivre. Une faim d’ordre nouveau est venue sanctionner le paradigme saturé. Mais les tenants de l’ordre ancien, les seigneurs du passé, tout autant que les nouveaux maîtres du jour, saigneurs d’un peuple qui souffre, ne veulent ni ne peuvent laisser l’ordre nouveau prendre place. Ils font tout pour soit retrouver leurs anciens privilèges soit ne pas être si tôt privés des délices du pouvoir qui les brimait et qu’ils n’ont jamais rêvé conquérir un jour.

Les uns et les autres voient du même œil la volonté de vivre du pays profond, taxant de désordre son désir d’émancipation, criant à la crise sociale, quand elle n’est que dans leurs têtes. Ils oublient qu’il n’existe pas de désordre, qui n’est qu’une multiplicité d’ordres, et que le déséquilibre économique ou celui des mœurs n’est que la manifestation de la nécessité urgente d’équilibres moral et socio-économique. Ceux-ci doivent tenir compte des besoins réels du pays et de la psychologie profonde de son peuple et non seulement des exigences d’instantes surplombantes, venant du ciel ou de l’étranger, et qui ne seront capables que de toujours faire perdurer le déséquilibre économique, social et moral actuel. Bien pis, il l’aggravera au lieu d’en faire une multiplicité d’équilibres où chaque catégorie sociale, chaque minorité en Tunisie — et non seuls les financiers, les affairistes et les rigoristes religieux — trouvent leur compte, notamment les plus pauvres et les exclus de toutes sortes, véritable ferment de la Révolution.

De fait, la Révolution du peuple semble avoir été confisquée par des dogmatiques, soit de la finance et de l’économie transcendante, déconnectés des réalités du pays, soit par des moralisateurs qui ont la tête au ciel et qui ne voient pas le réel populaire, cherchant à corseter sa liberté dans un cadre moral figé qui n’a rien à voir avec l’éthique islamique faite, au vrai, de liberté individuelle et de libération des mœurs.

Et les deux se méprennent sur le réel populaire (un réal, dirait la sociologie compréhensive aujourd’hui) et le réduisent, moyennent un principe de réalité bien commode, à ce qu’il n’est pas, cadrant juste avec leur vision caricaturale du peuple. Or, ce peuple pauvre et humble n’est pas moins digne et hédoniste.

Amina et Adèle, le film primé à juste titre à Cannes, viennent de le rappeler. Il ne sert à rien de nier officiellement au peuple sa liberté de vivre au grand jour ses mœurs, car il les vit déjà en silence ou en cachette. Ainsi, l’homosexualité, pour prendre un exemple de ces sujets dont on a peur de parler alors qu’ils nous bloquent dans notre inconscient pour évoluer vers la nécessaire reconnaissance du droit à la différence et au respect inconditionnel de l’altérité. Elle est bien présente dans notre société tout autant qu’elle l’a été, de tout temps, dans le monde arabe et musulman, comme partout dans le monde tout court. La tradition judéo-chrétienne l’a interdite, comme d’autres cultures, mais le Coran ne l’a jamais fait. Aussi est-il monstrueux qu’aujourd’hui, alors que la chrétienté et le judaïsme se libèrent de leur tradition liberticide, nos intégristes continuent de s’en réclamer, la faisant la leur, après l’avoir intériorisée comme tant d’autres négations de la liberté de conscience, telle l’apostasie jamais interdite en islam pur.

La Tunisie est aujourd’hui à la croisée des chemins; et le pire danger qui menace sa démocratie naissante est bel et bien une conception intégriste de la vie en société, cette socialité qui ne peut être que diverse et plurielle, mais qu’on veut réduire à l’unicité par la force d’une moralité et un modèle libéral immoraux.

Car, il faut y faire bien attention, il n’y a pas un seul intégrisme en Tunisie ! Il n’y existe pas, même si on n’entend parler que de lui, que le fascisme religieux. Il est vrai que ce fascisme est bien coupable d’agir à découvert, fort d’une croyance qu’il croit devoir imposer envers et contre tous. Toutefois, il se nourrit d’un autre fascisme tout aussi pernicieux. Cet autre fascisme non moins dangereux, d’autant plus qu’il agit en douce, est l’intégrisme opposé, celui qui refuse la moindre manifestation religieuse, ne serait-ce que dans sa déclinaison spiritualiste.

Or, ce fascisme est imbu, comme le premier, d’une vérité de nature transcendante, quasiment divine : la sacro-sainte laïcité qui doit marquer la démocratie en Tunisie comme ailleurs, au-delà des spécificités arabes et islamiques. Elle est telle cette marque au fer des temps anciens venant flétrir les peaux des forçats, ici ceux qui ne sont coupables que de spiritualité même la plus paisible et la plus œcuménique qui soit. Ils ne sont que le Procuste moderne avec un lit ridicule, altérant la justesse de leur visée finale qu’est le vivre-ensemble dans une socialité multiple et apaisée.

Il n’est que temps, à moins de vouloir assister à la réplique inévitable de la Révolution tunisienne, de reconnaître à tout un chacun le droit de vivre librement sa vie en ce pays qui a fait de la plus belle façon sa révolution populaire et qui lui reste de réussir sa révolution mentale. Or, celle-ci est surtout l’affaire des élites, engoncées dans ses habitudes de prêt-à-penser, corsetée dans son conformisme de pensée unique toujours divine et transcendante, qu’elle le soit au nom d’un divin ne devant relever que de la sphère du privé en bonne théorie islamique ou d’une laïcité qui ne doit être que conforme à son sens étymologique, soit ce qui est propre au peuple.

Ce qui est propre au peuple tunisien, sa religion populaire telle qu’elle est vécue tous les jours est d’être libre et parfaitement libéré dans ses convictions, ses croyances et ses mœurs; et cela emporte une dose irréfragable d’impertinence et d’hédonisme remontant à la nuit des temps, déjà chanté ou vilipendé du temps de Carthage.

La Tunisie est appelée à se libérer de ses intégrismes comme de ces vieux démons qui nous empêchent de voir que nous sommes tous faits de parts qui se complètent d’ange et de démon, de lumières et d’ombres, augmentant ou rétrécissant en nous selon le mérite de chacun. C’est le propre de la condition humaine appelée à se parfaire sur cette terre d’épreuve.

Que cela soit ainsi dans notre pays, que le vivre-ensemble de la socialité postmoderne y triomphe, la postmodernité imposant le retour à la tradition dans un attachement viscéral à la technologie la plus avancée dans une synergie réussie. D’autant que notre tradition islamique — épurée des travestissements qui la défigurent — l’a bien compris; mais hélas, pas les tenants de l’islam actuel, toujours dogmatique et intolérant !
L’esprit le plus moderniste aujourd’hui l’a aussi compris, à savoir qu’il nous faut être postmodernes, donnant sa place tout autant à la matérialité qui est en nous, qui nous fait ainsi que nos sommes avec nos qualités et nos défauts, qu’à notre penchant irrésistible à la spiritualité. C’est ainsi que nous ferons de notre pays une République de réel enchantement, l’éloignement de la vraie spiritualité ayant désenchanté le monde.

Qu’Amina et Adèle servent donc au moins à cela; et ce ne sera que justice sur cette terre qui a allié, en sol postmoderne par excellence, le meilleur et le pire avec le père de son indépendance, et à qui elle doit le mérite incontesté d’avoir libéré la femme. Or, le futur tunisien, et même de l’humanité entière, s’écrit au féminin. Nos deux célèbres femmes du jour le démontrent amplement. Bravo Amina et chapeau à l’auteur d’Adèle !

Par Farhat OTHMAN