Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
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crédit photo: leconomistemaghrebin.com

Face aux jérémiades de nos « démocrates » qui en bons « théologiens critiques » nous invitent à rejoindre leur « Front Républicain » et de dissoudre notre « Front Populaire », voici un conte de la lutte de classes en Tunisie.

« Regonflés à bloc »

Les voilà de nouveau regonflés à bloc, arrogants, réclamant leur dû, exigeant que l’on se plie à leurs volontés, leurs désidératas, leurs contingences, leurs choix et méthodes, leurs perspectives, leurs risques et périls !

De qui s’agit-il ?

Des travailleurs qui ont vu en moins d’un an la maigre augmentation de 5% obtenue de haute lutte se fracassait sur une « inflation » qui les a ramenés bien en arrière, puisque celle-ci, selon de sérieux indicateurs tournerait autour de 10% ! Ce qui reviendrait à : « je reprends de 2 mains ce que j’ai lâché d’une seule, sous la pression des mobilisations ». (Ne sommes-nous pas en face d’« hommes d’affaires » ? De « bizness » mans ?)

Des chômeurs, dont le nombre ne cesse d’augmenter et dont le seul traitement consiste à une pratique qui s’apparente à la prévarication ; on recrute dans le secteur public essentiellement en s’assurant que les nouvelles recrues se transforment en « afficionados » de la clique aux commandes de l’Etat. C’est la pratique de la mafia dans le Mezzogiorno italien, pour s’assurer une base de masse parmi les exclus.
Des jeunes auxquels on ne propose que les éternels « solutions » éradicatrices : « Harga » officielle vers la Lybie voisine ; l’Europe étant hermétiquement fermée, la « Harga » à leurs « risques et périls ». Pour ceux qui n’ont opté ni pour l’une ni pour l’autre, ils leur restent de se faire « griller » dans le djebel Châambi, au Napalm, par l’armée nationale qui a hâte d’en finir avec ces apprentis « tirouristes ». Cela rappelle fâcheusement les méthodes d’un autre temps et d’autres lieux et ravivent pour les anciens de désagréables souvenirs.

Non, ceux qui bombent le torse aujourd’hui, ce ne sont pas ces derniers qui ont sacrifié des centaines des leurs aux balles des massacreurs, sans oublier les milliers, estropiés à vie, les aveugles pour cause de « Rash », et ceux qui ont perdu la boule et se trouvent à l’hôpital « Razzi ».

Ceux qui organisent, pour étaler leur arrogance en pleine révolution, autour d’un happening auquel est convié le gotha des parvenus de la politique ce sont « LES PATRONS », caparaçonnés dans leur citadelle : « L’UTICA » avec comme maîtresse de cérémonie, la « baronne » : Wided Bouchamaoui.

Ils exigent des travailleurs qui viennent de se faire « chouraver » une partie de leurs maigres revenus (5% d’augmentation et 10% d’inflation : joli tour de passe-passe) qu’ils acceptent, par la grâce d’une injonction divine (ouahi rabanni) de continuer à courber l’échine en attendant des jours meilleurs.

Ils réclament, menaçants, « l’arrêt des perturbations », « l’arrêt des grèves et mobilisations des travailleurs et des sans travail », « le droit au travail !! », bien sûr contre ces gueux qui se sont mis en tête de bloquer la machine en faisant grève.
Face aux « débordements d’ordre social », ils veulent que l’on soutienne « les entreprises sinistrées pour qu’elles puissent reprendre un rythme d’activité normal ».

Programme d’urgence de l’UTICA

Et voici un « Programme d’urgence de l’UTICA » en 9 points, concocté à l’occasion de leur rassemblement intitulé pompeusement : « Dialogue National ».

  • « L’obligation de garantir la pérennité des activités d’approvisionnement, d’importation et d’exportation et la pénalisation de tout acte visant à les entraver ou à porter atteinte à la liberté et à la sécurité des personnes. » Là, la menace est à peine déguisée.
  • « Retrouver une note souveraine meilleure ». En serrant la vis aux mêmes.
  • « synchroniser la croissance économique et les salaires pour éviter l’inflation et mettre fin à la détérioration du pouvoir d’achat du citoyen, à l’appauvrissement des entreprises et à la baisse de la valeur du dinar. » Mais qui provoque l’inflation ? si ce n’est les mêmes qui récupèrent leur mise.
  • « l’impossibilité de réaliser de la démocratie dans un pays dont l’économie est en situation difficile, d’autant que plusieurs expériences internationales ont confirmé cette hypothèse. » Nos patrons nous expliquent qu’il faut d’abord produire, développer l’économie et l’Etat et ce n’est qu’ensuite que l’on peut jouir « de la démocratie ». Mais ce langage, cela fait un demi-siècle qu’on nous le serine.
  • « trouver une solution aux problèmes posés par la caisse de compensation, gagner les défis de l’exportation et de l’investissement dans l’intelligence. » Et nous y voilà ; la quadrature du cercle s’applique à la caisse de compensation pour cause de très bas salaires, aux exportations vers des cieux européens qui s’assombrissent pour cause de croissance atone, et enfin investir dans l’intelligence, on nous prend pour des benêts.

Vision Tunisie 2020 !

Dans un document de prospective « Vision Tunisie 2020 de l’UTICA », la centrale patronale avance ses « propositions dans les domaines économique et social afin de contribuer au développement de l’économie nationale à l’horizon 2020″, et réaliser les objectifs de la révolution (17 décembre 2010 /14 janvier 2011) ». (On ne savait pas que le patronat avait repris le programme du Front Populaire (rires).

Cette « vision » relève d’ « une stratégie qui s’articule autour de « cinq objectifs » spécifiques à savoir: valoriser le travail, mettre en place un nouveau système fiscal, réorganiser les relations de travail, développer une économie tirée par l’innovation, déclarer «l’état d’urgence économique» et agir pour un « meilleur développement de toutes les régions. »

Derrière la phraséologie patronale on peut décoder :

  • « valoriser le travail » : augmenter les cadences, précariser, flexibiliser, simplifier les procédures de licenciement.
  • « mettre en place un nouveau système fiscal » : augmenter les allègements fiscaux (qui sont déjà terriblement lourds pour les riches comme chacun peut s’en rendre compte (rires).
  • « réorganiser les relations de travail » : c’est reconnaitre implicitement qu’il n’en existe pas.
  • « développer une économie tirée par l’innovation » : c’est reconnaître que nos « crétins » de patrons à l’ombre de 23 années de dictature, n’ont su profiter de l’occasion pour se faire de l’oseille dans les secteurs à hauts rendements. Qui les en a empêché ?
  • « déclarer l’état d’urgence économique » : c’est concrètement siffler la fin de la partie et dire aux travailleurs « finie la récréation, finie la révolution », allez au travail comme en 40.
  • « pour un meilleur développement de toutes les régions » : tiens donc, la revendication des révolutionnaires était « développer les régions laissées pour compte » et pour une fois au dépend des « régions » qui se sont empiffrées durant le demi-siècle écoulée par la grâce des dictateurs successifs, enfants du pays « littoral ».

La lutte de classes, le retour

Nous « avons noyé les maux profonds dont souffre notre pays dans des discussions stériles se rapportant aux idéologies et aux croyances ». Ce discours de la « baronne » des patrons a été ovationné par les représentants d’un « secteur privé enfin sortis de leur mutisme pour crier sans fausse pudeur et sans réserve leur révolte de se voir réduits, à maintes reprises à des voleurs, des rapaces et des suceurs de sang ou de sueur… »

Quand on vous dit que les patrons n’ont jamais oublié la « lutte des classes ».

« Aujourd’hui (…) tous les signaux sont au rouge et illustrent un climat où il n’est pas aisé de faire des affaires. Ce dialogue que nous lançons aujourd’hui est peut être notre seule chance pour sauver notre économie et remettre nos priorités dans l’ordre. Nous devons le faire, avant qu’il ne soit trop tard car j’ai la nette impression que nous avons perdu la boussole ».

« Faire des affaires », « hommes d’affaires », voici un langage que madame la « baronne » voulait voir disparaître du lexique médiatique, il y peu, et remplacer par « investisseurs, employeurs, créateurs de richesses, chefs d’entreprises », mais chassez le naturel, il revient au galop.

Pour enfoncer le clou, elle s’insurge contre « les campagnes de diabolisation des hommes d’affaires, qui « atteignent en plein cœur l’appareil productif du pays, ce qui ne rend pas service à une Tunisie qui a besoin de toutes ses composantes sociales pour remonter la pente et se remettre debout. »

«Nous sommes tous responsables de notre pays et je tiens à rappeler, à ceux qui refusent de le reconnaître, que la Tunisie ne s’est pas faite en un seul jour et que nous avons participé à sa construction et à l’édification de son économie. »

C’est là, plus qu’un aveu de la responsabilité de cette même nomenklatura affairiste dans l’explosion sociale qui a emporté le dictateur mais pas encore son régime resté intacte et que la « Destourie » voudrait avec l’aide du nonagénaire « Essebsi » faire renaître de ses cendres.

Moncef Ben Mrad, fondateur d’Akhbar Al Joumhouria, vient à la rescousse de la « baronne » pour demander que l’UTICA sorte de sa trop grande passivité face à « toutes les provocations et les campagnes de dénigrement dont les opérateurs privés font l’objet depuis plus deux années ». «Votre présence est trop timide dans les médias. Vous devriez commencer par être plus agressifs en développant vos relations avec tous les supports des médias, qu’il s’agisse d’audiovisuel, de presse écrite ou électronique ».

Et voici la botte secrète de monsieur Ben Mrad. « L’UTICA se doit d’assumer et d’assurer un rôle social dans les zones déshéritées de la Tunisie. Offrir 10 ordinateurs à une école dans un petit village ne coûte rien au patronat, par contre cela sert son image de marque. Il faut également que vous dénonciez les abus quand il y a risque sur la survie de vos entreprises, des bravades gratuites ou des médisances sur des groupes ou opérateurs économiques». Voilà qui nous ramène à un langage vrai et sans fioriture. Merci monsieur Ben Mrad pour votre sincérité. Il suffit donc de faire l’aumône de 10 ordinateurs, ou d’offrir un bus de transport pour une zone « défavorisée », sans oublier le crépitement des flashs et des séquences vidéo pour immortaliser le moment et le tour est joué… C’est très bien pensé pour sortir les « régions défavorisées » de leur désolation.

Arrive en renfort Habib Tastouri, membre du bureau exécutif, révulsé par la situation actuelle de la communauté d’affaires. «Je suis choqué lorsque j’entends parler des opérateurs privés comme s’ils étaient des rapaces assoiffés de gains et indifférents au sort de leurs employés. Je suis aussi concerné par mes intérêts que par ceux que j’emploie. Mais je tiens à rappeler que ce n’est pas un choix aisé que celui de monter sa propre affaire au risque d’hypothéquer ses biens, de s’endetter auprès des banques pour qu’ensuite vous trouviez aux portes d’une entreprise des personnes qui les ferment par des chaînes et empêchent les travailleurs d’y accéder. Inadmissible d’autant plus que j’estime que derrière nombre de ces mouvements de protestations qui font du tort à l’économique, il y a des agendas politiques. Comment rester insensibles lorsqu’à El Mghira, une entreprise d’aéronautique, qui pense d’ailleurs à quitter la Tunisie, et qui produisait des pièces pour 40 Airbus, réduise sa production aux nécessités de seulement 12 Airbus à cause des perturbations sociales et des revendications exagérées?».

Quand on vous dit que les patrons sont des « lutteurs de classes »… Les travailleurs, ces galopins qui crachent dans la main de leur bienfaiteurs qui ont osé « hypothéquer », « s’endetter », n’ont qu’à bien se tenir : « la fête est terminée » hurlent en cœur et d’une seule voix les « monteurs d’affaires » qui exigent qu’on leur donne les moyens de recommencer comme avant le 14 de ce mois de janvier 2011.

« La valeur du travail est devenue absente du lexique tunisien », « le respect de l’ordre, de la loi, la discipline et l’engagement citoyen n’existent plus ». « Pour arriver jusqu’au siège de mon entreprise ce matin, les opérateurs étrangers ont été “édifiés“ par l’état des routes défoncées, les déversements de résidus, des rues transformées en décharges publiques et un environnement indigne d’une Tunisie qui s’est construite une réputation avantageuse sur des décennies. Et dans tout cela, nous essayons de garder nos entreprises et de gagner de nouveaux marchés. Notre situation n’est pas des plus enviables, je vous le promets», a indiqué Nafaa Ennaifer, président de la commission économique. »

Le sieur Ennaifer ne s’en cache même pas : « avant (c’est-à-dire du temps de la dictature) c’était plus avantageux ».

Voilà qui est dit sans pudeur. Quand on vous dit que les « hommes d’affaires » ont un porte-monnaie à la place du cœur. Les mêmes qui évitent de verser leur obole au pot commun en subtilisant 15 000 milliards de centimes à l’impôt ! Les mêmes qui font prendre l’air, dans les paradis fiscaux de préférence, comme leurs confrères européens et pour les mêmes raisons, à leurs « dividendes ».

Plus de 45% des fortunes tunisiennes selon l’étude “Fortunes mondiales en 2012”, publiée le 7 juin par le très sérieux cabinet américain Boston Consulting Group.

Dans ce classement des pays victimes de fuites des capitaux, les « milliardaires » tunisiens expatrient jusqu’à 45% de leur fortune devançant assez largement les Marocains fortunés (30% de leur fortune).

Les transferts tunisiens illégaux s’exercent le plus souvent via des activités commerciales masquées (fausses factures fournisseurs, sociétés écrans à l’étranger…) ; complicité des familles à l’étranger (enfants étudiants à l’étranger…) ou tout simplement en ayant recours à la valise pleine de billets.
Le rapport d’un autre cabinet américain, Global Finance Integrity, avait estimé, en janvier dernier, la fuite illicite de capitaux tunisiens à 1, 16 milliard de dollars US par an sur la période 2000 – 2009. 10,44 milliards de dollars US, (ramené aux malheureux milliards empruntés au Qatar ou au FMI dans des conditions qui frisent la prostitution…)

Ces fonds illicites sont dus principalement à la corruption, les commissions occultes et autres activités criminelles. Rapporté au nombre d’habitants, cela signifie que 110 dollars US sont détournés et perdus annuellement.

Hichem Elloumi, vice-président de l’UTICA, a pour sa part reconnu « les insuffisances de l’organisation en matière de communication et de coaching communicationnel ».
Il nous révèle, ce que nous soupçonnions un peu, le rôle de L’UTICA comme « proxénète ». La centrale patronale « négocie avec les opérateurs étrangers qui ne saisissent pas les dimensions sociales de l’évolution des choses aujourd’hui en Tunisie, elle discute et solutionne. Nous essayons de cadrer les dirigeants étrangers, de les conseiller et de les coacher pour améliorer leurs relations avec leurs employés tunisiens. Des fois, nous leur conseillons même le choix de leurs dirigeants locaux pour faciliter la gestion des personnels et des relations avec les syndicats. Nous sommes soucieux de préserver la santé économique du pays. »

« Nous avons été associés à l’élaboration du nouveau Code d’investissements et nos propositions ont été prises en considération. Nous avons également convenu avec l’Etat d’être systématiquement associés à tout ce qui se rapporte à l’économie nationale et il s’est engagé dans ce sens», fanfaronne Mme Wided Bouchamaoui, présidente de l’UTICA, pour bien indiquer qui porte la culotte, des fois qu’on l’aurait oublié.

Hamadi Aouina
14 mai 2013