Pour lire “La conversion des Frères au néo-libéralisme (Partie I)” cliquez ici.
Le culte de la richesse s’accompagne d’une apologie de l’individu face aux institutions et à l’Etat. C’est ce qui explique le succès de la culture managériale américaine au sein des Frères.
Le Management comme culture
La répression des années 90 renvoyait aux calendes grecques la prise de pouvoir islamiste. Par substitution au grand rêve islamique, une culture néo-libérale se diffuse parmi les Frères, axée sur le retrait de l’Etat, la valorisation du privé, une focalisation sur l’individu et une reprise des valeurs du monde de l’Entreprise. L’Occident, honni auparavant, devient la référence consacrant les valeurs individualistes : confort, hédonisme, bien être et consumérisme.
Avant les années 1980, le religieux, horizon exclusif de toute utopie, était appréhendé en termes de programme, et la Shari’a était sensée guérir tous les maux.
A la fin des années 1980, et en dépit de son ancrage clair dans la culture d’entreprise américaine, le concept de management connaît un grand succès.
Son introduction est le fait d’Etudiants islamistes en management, qui sont revenus des Etats Unis après la guerre du Koweït.
Prédicateurs et auteurs, ils tentent de mettre leur nouvel enseignement au service de la cause islamiste : accroître l’efficacité de leur organisation. On islamise le discours managérial dans les formes mais l’enseignement reste américain dans ses contenus.
Articulant islamisation, mondialisation et dépolitisation, le discours se fixe sur l’individu. Une pensée hybride où se croisent psychologie, pensée managériale et un discours sur les valeurs, connaît un essor éditorial. Confort spirituel et quête de bonheur deviennent les nouveaux idéaux. Certains martèlent qu’il n’y a plus « de conflit entre l’Occident et nous » et que le dialogue devient « une obligation humaine et un devoir religieux ».
Le conflit n’est plus d’une civilisation contre une autre, il est réduit aux rapports entre individus : gestion des conflits d’opinions, maîtrise du stress et manière de devenir une personne à succès. Même la vie du Prophète est traitée dans cette optique !
D’autres, déçus de l’islamisme militant, valorisent le changement au détriment des permanences : « On dit toujours que l’Occident veut changer nos constantes. C’est faux, c’est nous qui en avons fait des constantes »
Le « travail islamique » est alors amputé de toute action collective et redéfini en termes de réalisation de soi : « L’objectif c’est l’individu ». En adoptant la littérature managériale américaine, la mouvance islamiste quitte le politique, pour s’inscrire dans un discours individualiste et néo-libéral. Le bon musulman aujourd’hui, c’est le winner pieux.
Le succès de la culture de management, le repli sur l’individu, le consumérisme et l’ouverture sont le reflet des transformations de fond affectant la société égyptienne.
A l’idéal de justice sociale succède celui de la richesse vertueuse, le point d’imputation du religieux c’est désormais l’individu. « Il faut libérer la force de l’individu et en finir avec l’illusion des institutions (l’organisation des Frères musulmans) »
Le culte de l’individu et de l’argent remettent en cause le modèle d’austérité proposé par le Salafisme, et la « psychiatrie islamiste » s’emploie à balayer toutes les sources de frustration avec la volonté de construire un hédonisme islamique, où le souci moral ne signifie pas pour autant le refus des plaisirs. A des degrés divers, folie, chanson, art et humour sont intégrés dans l’imaginaire religieux, parfois dans les styles de prédication.
Et en lieu et place de l’austérité et de la sévérité islamiste anciennes, se hisse peu à peu le modèle de la famille conservatrice mais ouverte sur le monde.
La construction d’une alternative à l’hégémonie occidentale est abandonnée au profit d’une American way of life pieuse, dans le prolongement de l’individualisme libéral, véhiculé par le nouvel imaginaire religieux. La référence à l’islam n’est plus sollicitée dans un projet collectif parce qu’on s’en désintéresse et l’islam est réduit à l’état de contenant neutre. (13)
La traduction des textes fondateurs de la culture managériale américaine influencera en profondeur certains écrits clés des dirigeants des Frères durant les années 1990 et fera en sorte que la Confrérie adopte les fondements du Credo libéral, défendu par le régime. (14)
La défense du néo-libéralisme
Depuis la fin du Nassérisme, une vision libérale s’est imposée au sein des cadres dirigeants de la Confrérie. Ils ont soutenu les politiques d’ouverture économique, la libéralisation des marchés et les plans d’ajustement structurel. Un lobby d’affaires se structure au sein du leadership des Frères. Ses positions traduisent l’affirmation d’un éthos capitaliste, et au sein de la strate des Frères intégrée au monde de l’entreprise et à ses valeurs. (15)
En 1997, les Frères ont approuvé la contre-réforme agraire, qui restitue aux anciens propriétaires les terres nationalisées sous Nasser, et le droit d’augmenter les baux et de renvoyer leurs fermiers. (16) S’appuyant sur le droit religieux, ils déclarèrent que grâce à cette mesure, typique des recettes du FMI, l’on « revenait ainsi à la loi de Dieu » !
Et lors du débat de 2006, ils n’ont émis aucune objection aux amendements consacrant le revirement vers l’économie capitaliste de marché. (17)
Durant les grèves ouvrières de 2005 et 2009, leur attitude a été des plus équivoques, appelant en 2009 à ne pas y participer.
En 2008 lors de la grande manifestation ouvrière de Mahalla, le député Frère de ce gouvernorat était lui-même un des propriétaires des usines où les ouvriers faisaient grève. (18)
Partisan du dégraissage de l’Etat au profit du secteur privé, le conseiller économique des Frères affirme qu’il faut « restructurer la main d’œuvre gouvernementale pour se développer. Le gouvernement peut fonctionner avec le tiers de ses employés et se passer des deux autres. Ainsi, on peut réduire les dépenses publiques et garantir un nombre élevé de main-d’œuvre pour le secteur privé »
Et lorsque les Frères évoquent le rôle social du capital, ils ne le font pas par souci de justice sociale, mais seulement dans une optique morale et religieuse. Pour eux, et dans une perspective néo-libérale, la sortie de la crise passe par un rééquilibrage des rapports entre l’Etat et la « communauté ».
C’est ce qui motive leur appel à la privatisation des secteurs de la santé et de l’éducation (qui seraient pris en charge par les institutions musulmanes de charité) « On est en plein dans l’esprit du charity choice : incantations à la société civile, délégation du Welfare State aux pratiques de bienfaisance religieuse, plaidoyer pour un Etat minimum, privatisation des secteurs de la santé et de l’éducation » (19)
Le bon vouloir caritatif, le mécénat et les œuvres de bienfaisance sont présentés comme une alternative au prélèvement obligatoire de la fiscalité.
Dans le droit fil de la conception paternaliste et moralisatrice, la vertu des hommes est sensée se substituer à la contrainte étatique pour assurer l’ordre public. La question sociale est ainsi posée en termes de morale et non de droits sociaux. La pauvreté ne doit pas être combattue par une lutte politique touchant la redistribution des richesses. C’est la générosité des riches qui réduit les effets de la pauvreté, ces riches sensés secourir les pauvres par obligation religieuse et par piétisme. Mais cette générosité est également perçue comme une alternative à l’interventionnisme étatique.
Ainsi une vision théologique de la société fait le jeu du libéralisme économique. La question sociale se trouve expulsée hors du politique. Elle devient tributaire de la vertu des hommes. En dépit de la paupérisation accrue de la population égyptienne, les Frères préfèrent viser l’étage supérieur et « remettre en place la classe moyenne » (20)
Et comme le constate Olivier Roy : « Les sociétés arabes restent plutôt conservatrices, les classes moyennes qui se sont développées à la suite des libéralisations économiques veulent la stabilité politique : elles protestent avant tout contre la nature prédatrice des dictatures » Ainsi, l’idéologie islamiste dans sa version néo-libérale s’accorde avec cette demande d’enrichissement dans la stabilité et le conservatisme. (21)
Les Frères se désintéressent de plus en plus des aspirations des couches populaires car comme le disent Husam Tammam et Patrick Haenni : « La plèbe, non seulement les Frères n’en font pas partie, la Confrérie est peu implantée dans les quartiers pauvres et/ou ouvriers, mais en plus il existe à leur tête une classe d’affaire qui a largement bénéficié du libéralisme économique et qui pèse fortement sur leur vision socio-économique » (22)
Les Frères et la classe ouvrière
Ce qui frappe dans la littérature des Frères, c’est l’absence remarquée de la classe ouvrière ! Ce fait traduit à la fois une méfiance et un malaise à son égard. Cela est dû à plusieurs raisons, certaines sont théologiques et d’autres politiques.
Prisonniers d’une vision théologique héritée qui évacue les contradictions (23) et qui a en horreur la division (24), les Frères refusent tout clivage entre dominants et dominés. Ce refus les empêche de se positionner clairement dans les conflits sociaux qui traversent la société.
Idéalisant la communauté des croyants, une et indivisible, ils se placent délibérément en dehors des luttes sociales quitte à être en porte à faux avec la réalité concrète.
Par peur de la Fitna, ce désordre qui menace de dislocation le tissu social, ils voient dans les conflits sociaux des troubles nuisibles à l’unité des croyants et une menace contre l’idéal d’un Etat islamique fédérateur dans lequel règnent l’harmonie, l’ordre et la stabilité.
Leur vision corporatiste de la société ne peut intégrer l’idée de conflits d’intérêts entre dominants et dominés, c’est ce qui explique leur rejet des notions de lutte sociale et de lutte de classes. Leur anticommunisme viscéral (25) et leur hostilité à tout ce qui est en rapport avec la gauche et le socialisme, renforcent cette vision et les inclinent vers un libéralisme tempéré par des injonctions morales et religieuses.
Les rapports de travail sont abordés dans une optique paternaliste qui ne remet pas en cause la relation de subordination entre employeurs et employés. Le travailleur est traité comme un mineur qui a besoin d’être encadré, guidé et pris en charge par son patron.
La classe ouvrière est niée en tant que classe. Elle est divisée en une multitude d’individus ayant un rapport individuel avec le capitaliste.
Cette perception corporatiste ne fait qu’aggraver le décalage entre les Frères et la réalité sociale. D’autre part, elle tend à tracer un clivage au sein des Frères eux-mêmes, entre une ligne libérale dominante et une ligne sociale minoritaire.
Il faut dire que « depuis le début de l’aventure islamiste, la question sociale demeure largement à la périphérie des préoccupations des Frères. De rares livres lui sont consacrés (la justice sociale dans l’islam de Sayyid Qutb, le socialisme de l’Islam de Moustafa al Siba’i) et qui ont toujours été marginaux dans la littérature de la formation militante » (26)
Quant au rapport de la Confrérie avec le monde ouvrier, il a été depuis le début empreint de méfiance. La Confrérie cherche avant tout à limiter l’audience de la Gauche, par l’encadrement de la classe ouvrière mobilisée par les syndicats hostiles aux Frères.
Même s’ils se montrent parfois solidaires avec les causes des grévistes, les Frères sont en général hostiles aux protestations ouvrières, perçues comme une source de troubles et considérées comme « contraires aux enseignements de l’Islam »
La grève est refusée par beaucoup de personnalités religieuses, déclarée illicite par certains au nom de la productivité de la « Oumma » ou par ces prédicateurs salafistes qui ont qualifié les ouvriers de semeurs de « fitna » ou de « kharijites ».
Le monde ouvrier est traité comme un espace de prédication. Pour le vice-guide général des Frères : « L’objectif est l’encadrement des ouvriers, non pas celui des révoltes ouvrières »
Et si depuis l’an 2000, les Frères se lancent à la conquête des syndicats, ce n’est point pour remettre en cause le système social, ni pour prendre en charge la cause ouvrière.
Le but visé est de récupérer les ouvriers et de faire avorter les luttes syndicales.Pour les Frères, le syndicat doit être « l’instance de réconciliation des intérêts du capital et des ouvriers » (27) Alors, la seule manière d’être syndicaliste et islamiste passe par l’adoption d’une certaine forme de paternalisme, cherchant l’édification religieuse professionnelle des travailleurs et ensuite, la négociation de meilleures conditions de travail.
Mais l’exacerbation des conflits sociaux et les luttes communes avec les autres composantes de la classe ouvrière ont fait en sorte que les leaders syndicaux islamistes ont valorisé l’importance de la négociation sur les salaires, sur l’approche prédicatrice qui cherche moins à défendre qu’à éduquer les ouvriers.
Ce clivage est source de tensions au sein de la Confrérie où dominent le consensualisme et une vision corporatiste des rapports de travail, au grand regret de certains dirigeants ouvriers. Parce que ce qui inquiète les dirigeants c’est la perte de contrôle sur les couches populaires, la menace d’une révolte des affamés qui mettrait en cause le projet unificateur et stabilisateur de l’édification de l’Etat islamique. C’est l’ordre social qu’il importe de sauver.
Dès lors, la question sociale devient une préoccupation bourgeoise.
Dans leur programme économique, les Frères se montrent ambigus se contentant de généralités ou tenant un discours aux orientations contradictoires, allant du néo-libéralisme à des positions qui s’inscrivent dans le droit fil de l’héritage nassérien.
Et s’ils dénoncent certaines manifestations de corruption ou d’injustice sociale, c’est plus dans un souci de récupération du mécontentent social que d’une mise en cause du système.
Tiraillés entre un leadership acquis au libéralisme et une base affectée par la détérioration de sa condition sociale, les Frères préfèrent l’attentisme à la remise en cause d’un héritage idéologique qui les fait perdre jour après jour les causes du peuple.
Mais peut être que le ralliement au libéralisme leur ferait gagner la sympathie et la bienveillance des Grands Maîtres du Capitalisme international. Dans ce cas, que vaut le peuple ?
(13) Patrick Haenni et Husam Tammam « Penser dans l’au-delà de l’islamisme » Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée / Patrick Haenni. Quand l’Islam s’approprie la pensée positive. Revue : Sciences humaines n°160 mai 2005
(14) www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009
(15) Idem
(16) Olivier Roy Révolution post-islamiste
(17) www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009
(18) Rapports entre mouvements islamistes, nationalistes et de gauche au Moyen-Orient arabe Nicolas Dot Pouillard publié in Etat des résistances dans le Sud-Monde arabe
(19) www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009
(20) www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009
(21) Olivier Roy. Révolution post-islamiste/ Les trois âges de la révolution islamiste L’Histoire 281 novembre 2003
(22) www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009
(23) Le sunnisme aime à réunir les contraires : deux camps opposés sont jugés justes tous les deux.
(24) Une Oumma réunie derrière un despote vaut mieux qu’une Oumma divisée dirigée par des Justes.
(25) Toute la littérature Frère est émaillée d’attaques contre le communisme.
(26) www.religion.info. Les Frères musulmans égyptiens face à la question sociale : autopsie d’un malaise socio-économique Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009
(27) Un leader ouvrier Frère confie que « pour nous instruire nous lisons la littérature de gauche … que nous approuvons largement » tout en rejetant la notion de conflit social qui précisément fonde la vision de la gauche !!!
(28) www.religion.info Les Frères musulmans égyptiens face à la question sociale
[…] Le culte de la richesse s’accompagne d’une apologie de l’individu face aux institutions et à l’Etat. C’est ce qui explique le succès de la culture managériale américaine au sein des Frères. […]
Bonjour,
Je pense que l’auteur de cet article devrait cite le petit livre de P. Haeni intitulé l’Islam de marché auquel il ne fait pas référence.
Je ne suis pas convaincu que le concept de classe ouvrière s’applique à l’Egypte et encore moins à la Tunisie où le secteur industriel représente peu de chose. Ce concept est en Europe dépassé, car les employés ont remplacé les ouvriers avec la conséquence que les employés n’ont pas l’impression de former une classe en tant que soi. Il n’y a pas d’ethos de l’employé alors qu’il y a un ethos de l’ouvrier. L’employé, c’est l’agent de service, par exempel le standardiste ou l’opérateur d’un centre d’appel. En ce qui concerne la Tunisie, je ne pense pas que ce que l’auteur de l’article décrit soit valide. Différents pays, différentes histoires (paix froide entre les frères et Moubarak tandis qu’en Tunisie guerre contre les islamistes jusqu’à la chute de Ben Ali), Frères egyptiens implantés en Egypte, Cadres et dirigeants de Nahda en exil pendant des années, etc…
Enfin je déplore l’absence de référence en langue arabe. Soit il n’y en a pas et l’auteur n’est pas à reprocher, soit il y en a et l’auteur ne s’y intéresse pas, ce qui est beaucoup plus grave.
@Mehdi 75
Il est évident que la situation en Tunisie diffère de celle de l’Egypte..néanmoins personne ne peut nier les liens organisationnels (dans le cadre du Tandhim al alami lil ikhwen al mouslimin) et idéologiques entre Ennadha et la Confrèrie des Frères musulmans, ce qui fait que certains aspects se retrouvent dans les deux cas ( l’hostilité aux idéologies de Gauche, la méfiance à l’égard des syndicats, la défense de la libre entreprise et du marché…) Les différences concernent les rapports avec l’Etat et l’implantation dans le tissu économique ( opposition frontale en Tunisie et coexistence conflictuelle en Egypte, absence de réseau en Tunisie et forte présence en Egypte)…Il faut ajouter que le mouvement syndical en Tunisie est plus anciennement organisé et plus influent qu’en Egypte…Si la classe ouvrière pèse peu dans les deux pays et que son poids diminue en Europe, les luttes syndicales demeurent vivaces et concernent tous les travailleurs, y compris et parfois surtout les employés ( l’Etat est le premier employeur dans de nombreux pays) ..c’est pour cette raison que dans le discours de Gauche européen on ne parle plus d’ouvriers mais de Travailleurs…