Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Au lendemain de la révolution tunisienne, le projet d’un État moderne a progressivement mûri dans la conscience collective tunisienne. Les notions de progrès, de démocratie et de modernité commencent à envahir l’espace publique postrévolutionnaire. À ce niveau, l’idéologie révolutionnaire a joué un rôle déterminant dans une société fragilisée par 23 ans de dictature mais en pleine mutation. Aujourd’hui en peut remarquer par une simple constations le grand dynamisme du mouvement d’émancipation révolutionnaire qui allait instaurer au nom des valeurs citoyennes la notion de la dignité pour concrétiser la démarche réformatrice. Dans le scénario national comme dans le scénario régional et international, la prise en compte de la diversité culturelle nous amène à redéfinir des concepts socio-politiques modernes comme république, nation et démocratie. Elle nous oblige à les revisité en suivant les grandes métamorphoses qu’a connues la région surtout que la démocratie assure la reconnaissance des droits des minorités et protège les spécificités culturelles en interpellant la logique de l’État nation et au même temps les principes républicains de la liberté, de l’égalité et de la citoyenneté. Ces problématiques nous amène à élargir les frontières de la démocratie vers de nouvelles espaces plus amples et plus élastiques.

Dans notre cas tunisien, on peut affirmer que notre système politique adopté depuis 1957 n’était pas toujours républicain, comme l’a affirmé la constitution du 1er Juin 1959 (1). Les politologues et les historiens parlent d’une république autoritaire, d’une république hégémonique ou encore d’une république restreinte (2) car on décrètera le parti unique et le discours unique. Il est conforme en pays à parti unique d’avoir des textes de bases apparemment cohérentes, et séduisants quant à la garantie des libertés individuelles et collective. Tout se passe comme si on voulait assurer en théorie ce que l’on est sûr de ne pas céder dans le réel.

Lourdement handicapé par cette stratégie socio-politique, la vie culturelle sera longtemps arrimée à la ligne officielle avant de parvenir à s’en démarquer après la révolution. L’opportunisme engendrant la médiocrité, on aboutira à un encadrement incompétent et soumis, des programmes essentiellement conçus pour abolir tout esprit critique, tout cela au nom de l’efficacité. Le système totalitaire qui a régner était particulièrement ambitieux au plan extérieur, c’est pourquoi il a développé une exceptionnelle maîtrise du double discours : l’un destiné à l’auréoler sur le forum international, l’autre pour contenir l’intérieur. Ceci pour éblouir nos partenaires occidentaux, toujours perçu comme dépositaires des valeurs positives des droits de l’homme et du pluralisme. Les exemples peuvent être multipliés de prises de position officielle où le système politique tunisien veut paraître pour l’extérieur comme avant-gardiste dans son respect de valeurs universelles. Néanmoins, cette comédie politique est démentie au niveau pratique. À l’intérieur le monopole et la censure sont les deux constantes en matière d’information et de liberté d’expression. En désignant adroitement les voix opposantes qui relevaient les contradictions discours/pratiques politiques comme des arrivistes. Le régime essayait de dresser les esprits de telle sorte que tout tunisien s’exprimant librement apparaisse comme ennemie public. En organisant la société de cette manière, tous types de parole libre est devenu impossible dans un climat marqué par la mainmise du régime sur la société.

Après la révolution, le problème est maintenant de faire en sorte que ces embryons de vie démocratique fassent tâche d’huile et s’étendent à l’ensemble de la société civile : cela implique que chacun, que tous les groupes de base s’efforcent de se réapproprier le quotidien et de faire reculer l’arbitraire et l’autoritarisme de l’État bureaucratique, aveugle et destructeur. Cela implique surtout que les intellectuels, ceux qui ont à leur disposition le pouvoir de la science et de la parole, assument leur responsabilité, brisent la chape de silence et du conformisme qui a longtemps écrasé le pays. Qu’ils se pensent comme porteurs d’idées et prometteurs d’un débat libre et pluraliste et non comme des fonctionnaires de la pensée. Il faut que le processus d’autonomisation, de libération des énergies constructives qui s’est produit après la révolution tunisienne s’étende au monde des idées et prenne une envergure de grande ampleur.

A) Démocratie, tolérance et pluralisme

Les deux concepts de la tolérance et du pluralisme figurent parmi les principes de base du système démocratique. Le pluralisme social, politique et culturel n’offre pas seulement aux individus une large gamme de choix, leur donnant ainsi un sentiment de liberté, il enrichit la terminologie de la société en encourageant la diversité. Le pluralisme stimule l’acceptation de l’autre, créant des conditions favorables au dialogue. En effet, dans un environnement aussi pluraliste, la démocratie émergera comme un fait incontestable et définitif. Une harmonie de diversité et même une compatibilité d’opposés s’offrent à nous, qui supplantent les images antérieures de dissentiment, confrontation et collision d’opinions opposées, de styles et d’idéologies, prétendant chacun incarner la vérité seule et entière. Les mécanismes de tolérance peuvent s’appliquer à l’expression d’une opinion et à la conduite personnelle. La principe de la tolérance doit être pratiqué dans tous les domaines et devait être accompagné par la liberté qui devrait être accordée à chacun individu mûr, aussi longtemps que son comportement n’empiète pas sur le bien-être d’autres individus et de la société en général. En effet, dans un système démocratique, l’opinion d’un individu peut être opposée à celle d’un autre, ou même à celle de la plus part des membres de sa communauté, mais sans qu’une telle position personnelle ne porte atteinte au bien-être des autres. Dans la réalité, de simples mots n’empiètent pas sur la vie des autres, mais les gens peuvent être irrités par certaines opinions qui sont « étranges », mais leur conduite et leur situation ne devraient pas être affectées, de quelques manières que ce soit, par de telles opinions. Si les opinions semblent ainsi devoir être tolérées, parce qu’elles sont considérées comme dénuées d’effet par essence, la parole n’étant rien de plus que l’air chaud. Ce que les gens pensent et expriment oralement et par écrit peut être d’une extrême importance, car les idées sont les précurseurs de l’action. De plus, les hommes tentent d’utiliser leur liberté d’expression pour convaincre d’autres personnes et affecter leur action et leur conduite, notamment dans les domaines du social et du politique. Des opinions fausses pourraient conduire à des actions erronées ou même la société dans son ensemble. Le pluralisme qui, dans une atmosphère démocratique, semble aller de pair avec des notions de tolérance, peut apparaître à première vue comme une simple conséquence de la pratique du pluralisme. Si une société accepte la diversité des opinions, il en résulte que les opinions deviennent nombreuses et que la conduite des gens est marquée par une même diversité.

B) Démocratie et citoyenneté :

Le concept de citoyenneté qui devint de plus en plus utilisable sur le champ publique non seulement auprès des politologues, des philosophes, des sociologues et des historiens, est un terme socio-politique qui comporte des droits politiques et des devoirs civiques définissant le rôle du citoyen dans sa société et face aux institutions de l’État. En effet, le citoyen adhère aux finalités et aux règles étatiques. Néanmoins, il n’y a pas de citoyenneté sans finalité et sans valeurs. Celle-ci ont été extrêmement variée au fil du temps, même si on si on peut déceler un fond commun de recherche de liberté et de rationalité. Le sens du droit, l’exigence de la philosophie des libertés nous amène à décrire la citoyenneté non seulement comme un ensemble de droits et d’obligation. Ceux qui sont conférés à la problématique de citoyenneté se sentent membres d’une communauté guidée par des valeurs partagées, même si celle-ci donnent lieu entre eux à des débats contradictoires. La citoyenneté suppose un pacte social liant les citoyens d’une même collectivité. Le grand philosophe genevois Jean Jacques Rousseau écrivait à ce titre : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible de tout » (3). Ensuite, il n’y a pas de citoyenneté sans possibilité effective d’assurer son exercice à savoir le système démocratique qui respecte les droits de l’homme et garantie le pluralisme.

L’évolution des droits est ainsi marquée par une large extension du champ des sujets des libertés individuelles et publique, mais aussi par les difficultés à intégrer de nouveaux types de droits telles que les droits économiques et sociaux comme droit attaché à la personne humaine donc comme des droits citoyen. En fin, il n’y a pas de citoyenneté qui ne soit pas dynamique car elle nous montre que le principe de la citoyenneté peut être une haute valeur sociale. La citoyenneté apparaît alors comme la catégorie philosophique, politique et juridique qui, tout en s’appropriant l’ensemble des acquis des droits de l’homme, est capable de traiter la raison d’État sur son propre terrain pour circonscrire la partie légitime de la raison de l’État et supprimer la partie illégitime en obligeant la matière traitée à réintégrer l’État de droit.

C) Démocratie et modernité

Force est de reconnaître que depuis presque deux siècles, la modernité est devenue une des préoccupations humaines et civilisationnelle majeures. La révolution tunisienne n’a fait que renforcer ces préoccupations dans le monde arabe car elle a mis l’accent sur les principes constants et inaliénables de la rationalité, d’égalité et de progrès sur lesquels s’est édifiée, tout au long des siècles passé, la lutte pour la modernisation des structures mentales et des systèmes de la pensée.
Dans la philosophie de la modernité, l’homme occupe la première place car il est le lieutenant du Dieu sur terre. Il est en outre l’artisan de sa propre histoire, de son quotidien et de sa destinée future. De tel système forme le cadre réel dans lequel évolue toute société. Dans des situations pareilles, l’homme en tant qu’être conscient se révèle comme profondément enraciné dans la modernité. Ceci implique que les valeurs de la modernité conduisent nécessairement à la démocratie et à la pluralité car il nous engage à comporter de manière sociable afin de concrétiser les principes qui unissent le groupe.
Si la modernité retrouve aujourd’hui les faveurs des intellectuels en Tunisie, c’est bien entendu, en raison des immenses bouleversements qui se sont produits à l’échelle de la pensée. Toutefois, la modernité et la démocratie ne sont plus objet de l’histoire, un système ou une formule qui se met en place lorsque certaines conditions sont réunies. Elle est devenue une revendication essentielle de toute la société, un des droits fondamentaux qui exigent leurs présences dans tous les lieux et dans toutes les conditions. La seule légitimité acceptable aujourd’hui est la légitimité démocratique enracinée dans la modernité. Il s’agit d’inventer la pensée moderne là où les conditions ne lui sont apparemment pas favorable tel est le défi de la démocratie. Néanmoins, la grande question reste à savoir comment faire à la présence d’un référentiel utopique où l’idéal de la modernité est absent et au sein duquel il n’a jamais été inventé ? Pour cela, il serait utile de rappeler certaines caractéristiques de la philosophie de la modernité. Tout d’abord, la perception de l’individu comme principe et comme valeur suprême est la base de ce courant de pensée. De telle affirmation de l’individualisme découle la valorisation de la raison comme signe distinctif et comme source de raisonnement.

Ceci nous conduit au principe de liberté de la réflexion, de la pensée et de l’expression ; c’est-à-dire des principes liées aux droits civile du citoyen dans sa société. À cet égard, la liberté est profondément liée aux droits civils du citoyen dans sa société. La liberté est profondément liée au principe d’égalité qui forme la clé de l’édifice démocratique et constitue une des exigences de la modernité.

L’unicité de la démocratie à la modernité est ainsi fondée sur le droit de l’homme qui est érigée comme norme de conduite garantissant à toutes personnes ses droits fondamentaux ce qui constitue une démarche universelle permettant à gérer les relations sociales et étatique.

Dans une société moderne et démocratique, la reconnaissance de l’autre est le seule garant contre toute hégémonie et tout type de fanatisme. Cette reconnaissance s’appuie sur le présupposé que toute idéologie, quelle que soit, est dépositaire d’une part d’un commun de l’humanité et mérite de ce fait la reconnaissance et le respect. La préservation des spécificités permet aux différents groupes de définir leurs besoins essentiels, en relations avec la vision générale du groupe. La modernité est ainsi le modèle d’intégration nationale, qui se fonde sur une conception universaliste et consacre la figure abstraite de la personne juridique, porteuse de droits égaux, de sorte que les valeurs du civisme et la civilité se traduit sur le terrain de la pratique et se transforment en fondement d’une société émanant d’un contrat social. Or traiter la question de la modernité en relation avec la démocratie, c’est introduire d’emblée la question intellectuelle et culturelle d’une grande importance qui est généralement abordée à partir des perspectives philosophiques.

=====

Notes

1- Peu avant l’indépendance, un décret beylical du 29 Décembre 1955 stipulant la création d’une Assemblée constituante élue afin de rédiger la constitution du pays. Cette assemblée est le résultat des élections qui ont été organisée le 25 Mars 1956, soit 5 jours après la proclamation de l’indépendance du pays. L’Assemblée constituante a tenu sa première réunion plénière le 8 Avril 1956, quelques mois après cette date l’Assemblée élimine les privilèges de la famille beylicale. Le 25 Juillet 1957, l’Assemblée Nationale constituante supprime la monarchie et annonce l’établissement de la République en attendant l’entrée en vigueur de la constitution qui fut annoncée le 1er Juin 1959 qui a adopté le système républicain présidentiel dans son premier article.

2- HIBOU (B), La force de l’obéissance : économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006.

3- ROUSSEAU (J-J), Du contrat social, livre 1, chapitre 6.