Dans les mois qui ont suivi le soulèvement tunisien de 2011, le parti islamiste Ennahdha est sorti de l’ombre de la répression pour remporter une large victoire lors des premières élections libres du pays. Le parti a dominé le scrutin à Tunis comme à Tataouine, presque autant dans la capitale que dans les zones rurales. Ennahdha est rapidement devenu l’acteur le plus important de la transition démocratique. Mais aujourd’hui, face au brutal revirement autoritaire, le parti est confronté à la crise la plus grave qu’il ait connue depuis des décennies.
Près d’une vingtaine de personnalités du parti, dont son fondateur et leader Rached Ghannouchi, âgé de 82 ans, sont en prison. Plusieurs d’entre eux sont accusés de terrorisme et d’atteinte à la sécurité nationale. En février, Ghannouchi a été accusé d’avoir accepté des fonds étrangers et condamné à trois ans de prison. Les arrestations des dirigeants d’Ennahdha s’inscrivent dans le cadre d’une vaste campagne de répression qui a suivi le coup de juillet 2021, lorsque le président élu Kais Saied s’est emparé des pleins pouvoirs. Parmi les interpellés figurent des hommes politiques de tous bords, des journalistes, des avocats et des militants de la société civile. Les organisations internationales de défense des droits de l’homme ont condamné cette vague de répression. « L’emprisonnement des dissidents et l’assujettissement du système judiciaire sont plus graves aujourd’hui qu’ils ne l’ont jamais été depuis la révolution de 2011 », a averti en janvier Salsabil Chellali, directrice de Human Rights Watch Tunisie.
Si Ennahdha doit d’abord faire face à une sévère répression, ce n’est pas le seul défi auquel le parti est confronté. Des désaccords internes de longue date ont refait surface en septembre 2020, lorsque 100 membres du parti ont publié une rare lettre ouverte se plaignant de la confusion tactique, des mauvais résultats électoraux et de la paralysie interne dont souffrent Ennahdha. Ils ont appelé Ghannouchi à démissionner et à permettre à une nouvelle génération de prendre la tête du parti. Un an plus tard, la plupart des signataires ont quitté le mouvement. Aujourd’hui, Ennahdha est traité avec une telle suspicion par les autres partis politiques qu’il peine à construire une large alliance d’opposition pour faire campagne en faveur d’un retour à la démocratie.
Le choc est rude pour Ennahdha, bien qu’il s’inscrive dans un contexte régional plus large. Les partis islamistes électoraux sont confrontés à une crise de légitimité. En Égypte, les Frères musulmans, autrefois un modèle pour les islamistes du reste du monde, ont été sévèrement réprimés et poussés à l’exil à la suite du coup d’État contre-révolutionnaire d’Abdel Fattah el-Sissi en 2013. Au Maroc, le Parti de la justice et du développement s’est divisé suite à des conflits internes, puis a été presque entièrement éliminé lors des élections de 2021, après une décennie au pouvoir. En Jordanie, les Frères musulmans se sont fragmentés après l’émergence d’une faction réformiste. Dix ans après les soulèvements arabes, le projet politique islamiste est en déclin. Les universitaires ont autrefois affirmé que les partis islamistes jouissaient d’un avantage politique dans les urnes en raison d’une réputation de bonne gouvernance acquise grâce à la fourniture de services sociaux. Pourtant, aujourd’hui, ces partis sont électoralement faibles et socialement diabolisés. Les islamistes ont eu du mal à donner une cohérence intellectuelle à leurs ambitions politiques démocratiques mais non séculières. Leurs mouvements sociaux, autrefois très soudés, sont devenus des partis politiques déchirés par des querelles de factions. Même Ennahdha, considéré comme le parti islamiste doté de la plus grande capacité d’adaptation, a connu le même sort. Comment ce mouvement a-t-il pu passer si rapidement du succès électoral à la répression carcérale ? Et que se passera-t-il ensuite ?
ENNAHDHA ET LA RÉVOLUTION
La rapidité avec laquelle Ennahdha s’est reconstruit après la chute du régime de Ben Ali, le 14 janvier 2011, a été remarquable. Des milliers de ses membres avaient été incarcérés en tant que prisonniers politiques à partir du début des années 1990. Ils avaient subi ce que l’universitaire Béatrice Hibou a appelé une « mort sociale » dûe au contrôle administratif, conçu pour ostraciser les islamistes au sein de leur propre société. Mais en l’espace de quelques mois, ils ont renoué des liens, créé des bureaux locaux dans tout le pays et utilisé leur capacité d’organisation retrouvée pour remporter les premières élections depuis la chute du régime autoritaire.
La suite des événements fait l’objet d’explications divergentes. Sous la direction de Ghannouchi, Ennahdha a fait l’objet d’une révision intellectuelle majeure, largement étudiée par les universitaires à l’étranger, même si elle n’a pas réussi à convaincre de nombreux Tunisiens à l’intérieur du pays. Dans son premier manifeste électoral, le parti prônait l’islam comme « référence centriste suprême », mais il a rapidement reconnu qu’il devrait faire des compromis sur ses ambitions politiques islamistes. Sous la pression, il a abandonné une première proposition visant à faire de la charia une source fondamentale de législation dans la nouvelle constitution. Il a renoncé à une tentative d’interdire le blasphème. Il est revenu sur sa position selon laquelle les femmes avaient un rôle simplement « complémentaire » de celui des hommes. Ennahdha a même retiré une proposition visant à déclarer explicitement que l’islam était la religion de l’État. Le parti a ensuite choisi de ne pas soutenir une loi qui aurait empêché les responsables de l’ancien régime de se présenter aux élections et, en 2014, il a accepté de gouverner avec son rival Nidaa Tounes, un parti qui représentait de facto les intérêts politiques et économiques de l’ancien régime. Ces concessions et initiatives de réconciliation ont été présentées par Ghannouchi comme étant un audacieux reconditionnement du projet islamiste. Elles ont du reste été saluées comme un effort pionnier dans l’articulation d’un projet démocratique musulman pluraliste.
Cependant, l’idéologie est rarement un bon indicateur de comportement politique, et les révisions intellectuelles du parti n’expliquent pas à elles seules l’ascension et la chute d’Ennahdha. Lors d’entretiens, les membres d’Ennahdha ont toujours affirmé que leur objectif premier n’était pas de maximiser les votes, mais d’éviter la répression et d’être accepté comme un parti politique comme les autres. Cela explique « l’approche consensuelle » ayant guidé la prise de décision de Ghannouchi. « Nous défendions et, malheureusement, défendons encore notre présence », m’a confié Ghannouchi lors d’un entretien dans les bureaux de son parti en août 2022, quelques mois avant son arrestation.
Lorsque votre présence même est menacée, votre principal problème est de savoir comment assurer votre existence.
Rached Ghannouchi
Mais l’approche consensuelle a eu un coût important : elle a imposé une transition démocratique conservatrice. Les dirigeants politiques, y compris ceux d’Ennahdha, ont priorisé les réformes politiques, telles qu’une nouvelle constitution et des élections transparentes plutôt que des politiques socioéconomiques redistributives réclamées par les Tunisiens dans leurs appels à la « dignité » lors du soulèvement. Les gouvernements successifs ont peiné à lutter contre la corruption, à créer des emplois durables, à collecter des impôts, à s’attaquer aux inégalités régionales ou à réformer l’appareil sécuritaire. Un processus prometteur de justice transitionnelle a été miné par une législation visant à protéger les élites économiques. Les politiciens de tous les partis ne sont pas parvenus à s’entendre sur la formation de la Cour constitutionnelle, qui aurait pu empêcher le recul démocratique actuel. Ces réformes ne pouvaient être confiées à des technocrates. Elles nécessitaient au contraire une volonté politique de s’opposer à des intérêts bien établis.
Au sein d’Ennahdha, la gestion de cette stratégie de consensus par le parti est rapidement devenue un problème bien plus grave que les concessions idéologiques accordées. De nombreuses personnalités de haut rang ont averti que le consensus avait enfermé le parti dans une attitude d’aversion au risque. « Avec le temps, Ennahdha est devenu prisonnier du statu quo », a déclaré un haut dirigeant d’Ennahdha, qui a fini par démissionner du parti en 2020. Un autre ancien membre de haut rang a déclaré : « La stabilité a été privilégiée au détriment de l’engagement dans des réformes ». Des critiques internes ont déclaré que le parti aurait dû accepter la défaite aux élections de 2014 et siéger dans l’opposition. Au lieu de cela, Ennahdha a donné la priorité à un rôle dans les gouvernements successifs de coalition, même s’il n’a occupé que peu de ministères et n’a introduit que peu de réformes importantes. Cette stratégie n’a pas non plus été récompensée sur le plan électoral. Malgré les compromis idéologiques et les alliances stratégiques, le réservoir électoral d’Ennahdha a continué à diminuer. Alors qu’il avait obtenu près de 35 % des voix et 89 sièges à l’Assemblée en 2011, il n’a obtenu que 19 % et 52 sièges lors des élections de 2019.
Les politiques de consensus ont donné une impression de stabilité ayant masqué ce qui était devenu une transition fortement contestée. Les mobilisations populaires pour réclamer de l’emploi, de la justice sociale, de la transparence quant aux ressources naturelles et de la dignité se sont multipliées depuis 2014. Dans le même temps, la confiance dans les partis politiques a chuté, les citoyens se retournant contre les politiciens n’ayant pas tenu leurs promesses. Certains partis ont presque disparu, notamment le Congrès pour la République et Ettakatol, qui avaient gouverné aux côtés d’Ennahdha à partir de 2011. Même scénario pour Nidaa Tounes, qui s’était associé à Ennahdha à partir de 2014. Dans une enquête réalisée peu avant le coup d’État de 2021, l’organisme de sondage reconnu Arab Barometer a constaté que 80 % des personnes interrogées en Tunisie n’avaient pas ou peu confiance dans le gouvernement. Saied a réussi à tirer parti de cette frustration généralisée à l’égard des politiciens pour faire avancer sa cause populiste.
DIVISIONS INTERNES
Ennahdha est souvent diabolisé dans les médias tunisiens qui le présentent comme un acteur étranger et extrêmiste, mais ces caricatures n’éclairent guère sur le fonctionnement réel du parti. Ennahdha est ce que l’universitaire Luca Ozzano appelle un « parti à orientation religieuse », c’est-à-dire s’appuyant sur une référence islamique et séduisant les communautés religieuses. Il s’agissait à l’origine d’un mouvement social religieux devenu, dans un premier temps, un parti de masse conservateur, qui par la suite a tenté de fonctionner comme un parti fourre-tout, tempérant son idéologie et séduisant ainsi des électeurs de toutes sortes. Ennahdha reconnait les institutions démocratiques séculières et le pluralisme politique, l’ambition d’établir un État islamique régi par la charia ayant depuis longtemps disparu de son programme politique.
Toutefois, ce changement d’identité du parti n’a pas été simple. Ennahdha a fait des concessions pragmatiques et s’est réconcilié avec ses rivaux pour conserver sa place au sein du système politique. Mais cela a été difficile à expliquer aux membres ordinaires du parti, souvent déconcertés par ce qui semblait être une stratégie politique opportuniste et coûteuse. Plus Ennahdha fonctionnait comme un parti pragmatique et professionnel, plus les membres ordinaires se sentaient négligés et moins ils avaient l’impression d’appartenir à la communauté sociale soudée du passé. Sous le leadership de Ghannouchi, la direction a tenté de gérer ces défis contradictoires en imposant ses vues au reste du parti, espérant que le charisme du chef suffirait à garder les sceptiques à bord. Cela s’est avéré beaucoup plus difficile que prévu.
En 2016, dans un rapport d’évaluation interne, Ennahdha a admis souffrir d’une « faible institutionnalisation » et d’une « centralisation excessive » de sa direction. De ce fait, les réformistes nahdaouis ont tenté de limiter le pouvoir personnel de Ghannouchi. La même année, ils ont vainement tenté lors du congrès du parti de modifier le règlement de manière à inclure la diversité des points de vue au sein du puissant bureau exécutif. Puis, lors du processus de sélection des candidats pour les élections de 2019, la direction a écarté des dizaines de réformistes des postes de premier plan sur les listes du parti dans les circonscriptions. « Nous avons senti qu’il y avait un blocage générationnel. Les jeunes n’ont pas eu accès aux postes de direction », m’a confié un ancien membre du Conseil de la Choura. Nombreux sont ceux qui estiment que leurs critiques des choix stratégiques et des performances au gouvernement du parti ont été ignorées. Ceux-là ont été particulièrement inquiets lorsque Ghannouchi, considéré alors comme une figure politique très polarisante, politique, s’était présenté lui-même aux élections législatives de 2019, puis devenu président de l’assemblée parlementaire. « Nous avons rejoint un parti politique pour instaurer la démocratie, avant de nous apercevoir qu’il y avait un problème de démocratie interne », a déclaré un ancien candidat d’Ennahdha qui a par la suite démissionné. « La question était de déterminer comment les décisions sont prises : est-ce qu’elles sont prises collectivement ou est-ce que quelqu’un prend les décisions et nous obéissons ? » Le problème pour les partis islamistes est que les leaders charismatiques et historiques qui ont joué un rôle crucial dans les premières années, en mobilisant le soutien et en construisant d’importants réseaux d’appartenance, doivent éventuellement être remplacés par de nouveaux leaders dotés de compétences différentes et mieux adaptés aux défis de gestion d’un parti politique professionnel.
L’ensemble de ces frustrations internes ont culminé avec une lettre ouverte publiée en septembre 2020 et signée par plus de 100 membres d’Ennahdha, y compris des membres du bureau politique, du conseil de la Choura et des membres élus de l’assemblée. Ceux-ci ont averti que la prolongation du mandat de Ghannouchi en une sorte de « présidence à vie » portait atteinte à la crédibilité du mouvement et empêchait la coopération avec d’autres partis. La lettre appelait à une « alternance au niveau du leadership » afin qu’une nouvelle génération puisse prendre le relais.
Dès lors, la solution évidente aurait été d’organiser le congrès du parti, reconnaître que Ghannouchi avait effectué ses deux mandats limite en tant que leader et d’élire un nouveau président à la tête d’Ennahdha. Mais le congrès, qui devait initialement se tenir en 2020, a été reporté à plusieurs reprises. Un haut responsable du parti m’a confié que de nombreux membres craignaient qu’un nouveau dirigeant dans la phase « post-Rached » ait du mal à gagner la confiance de l’ensemble des adhérents et qu’un nom peu convaincant ne précipite une scission encore plus grave. Certains ont proposé d’élire un président et deux vice-présidents qui tenteraient de diriger le parti ensemble. D’autres ont plaidé en faveur d’un leader de transition, qui dirigerait le parti à court terme et se concentrerait uniquement sur l’introduction de réformes internes majeures en matière d’organisation et de politique.
Nous avons besoin d’une pause pour réfléchir, avait déclaré un haut dirigeant d’Ennahdha encore en poste. Nous devons évaluer notre expérience au sein du gouvernement. Nous devons examiner les erreurs que nous avons commises et la manière dont nous les avons surmontées. Quelle est notre vision à long terme pour l’avenir ?
L’AVENIR D’ENNAHDHA
Au cours des premiers mois qui ont suivi le coup de juillet 2021, Ennahdha a espéré éviter de s’engager dans une confrontation directe avec le nouveau régime de Kais Saied. Le parti a estimé que la crise économique croissante finirait par forcer un retour négocié au processus démocratique. Cependant, le nouveau régime s’est avéré plus résistant et plus populaire que prévu, renforcé par le soutien financier de l’Arabie saoudite, de l’Algérie et de l’UE, alors même qu’il réprimait la dissidence politique à l’intérieur du pays.
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Des vétérans influents du mouvements ont été arrêtés aux côtés de Ghannouchi, à l’instar de Said Ferjani, ancien député et proche conseiller de Ghannouchi, Ali Laarayedh, ex-premier ministre, Nourredine Bhiri, ancien ministre de la justice, Abdelhamid Jelassi, ancien vice-président du parti, Riadh Bettaieb, ancien ministre de l’investissement, Mohamed Ben Salem, ancien ministre de l’agriculture, Mondher Ounissi, chef intérimaire du parti après l’arrestation de Ghannouchi, et Abdelkrim Harouni, chef du conseil de la Choura du parti. Certains de ces hommes avaient déjà été emprisonnés et torturés sous le régime de Ben Ali. Ennahdha mène campagne pour la libération de tous les prisonniers politiques, mais il a du mal à construire un mouvement collectif avec d’autres partis politiques, notamment parce que Ghannouchi demeure un personnage très polarisant.
Après le coup, la centaine de signataires de la lettre ouverte critiquant Ghannouchi en septembre 2020 ont démissionné, avec à leur tête l’ancien ministre de la santé Abdellatif Mekki. Certains ont rejoint le nouveau Parti du travail et de l’accomplissement fondé par Mekki, qui vise un électorat socialement conservateur sans pour autant faire appel à une référence islamique. En juin dernier, Mohamed Goumani, un haut dirigeant ayant piloté la réponse d’Ennahdha au coup, a également quitté le parti, déclarant que celui-ci devait passer par une période d’autocritique et de renouveau. Ennahdha s’est vu interdire l’accès à ses bureaux, condamnant ses dirigeants à publier des déclarations sur les réseaux sociaux et à organiser des manifestations de soutien aux prisonniers politiques. Le parti a boycotté le référendum constitutionnel de juillet 2022, qui a débouché sur un nouveau système politique présidentialiste, ainsi que les élections nationales et locales qui ont suivi. Cependant, il n’a pas réussi à tirer profit des boycotts. Aujourd’hui, les dirigeants d’Ennahdha laissent entendre que le parti pourrait changer de stratégie et soutenir un candidat de l’opposition lors de l’élection présidentielle prévue à la fin de l’année.
Ennahdha est aujourd’hui une force politique très affaiblie. Mais elle n’a pas disparu de la scène politique et bénéficie toujours du soutien d’une minorité non-négligeable. Alors que le parti tente de se reconstruire, il est probable qu’il s’éloigne encore plus de ses racines idéologiques islamistes pour devenir un parti fourre-tout, socialement conservateur et économiquement libéral. Ajmi Lourimi, le secrétaire général du parti, a émis l’idée de changer son nom et de rebaptiser son conseil de la Choura en conseil national afin d’attirer une base de soutien plus diversifiée et moins idéologisée. Après tout, la crise interne à laquelle le parti a été confronté n’est pas due à sa flexibilité idéologique, que la plupart des membres ont acceptée, mais à ses choix stratégiques, à ses piètres performances au sein du gouvernement et à sa direction hypercentralisée. Il peine encore à surmonter ce qu’un membre actuel du parti a décrit comme une « polarisation excluante » sur la scène politique. Ce sont les domaines clés que le parti devra aborder, tout en faisant campagne pour la libération de ses dirigeants emprisonnés et pour un « dialogue national » menant à la restauration du processus démocratique.
Il est tentant de considérer la chute d’Ennahdha comme un problème exclusivement tunisien, la fin de ce qui a souvent été décrit comme le « modèle » tunisien. Mais dans le cas des islamistes, la trajectoire d’Ennahdha, du triomphe électoral à l’exclusion et à la répression, n’est que trop familière. La recherche démontre que les mouvements islamistes sont en train de perdre de leur influence politique, sociétale et culturelle, et qu’ils sont confrontés à une polarisation politique croissante. Le Parti de la justice et du développement marocain a été le premier parti du Royaume à remporter deux élections consécutives. Mais il s’est lui aussi engagé dans des alliances politiques maladroites et des compromis politiques difficiles. Il a résolu ses divisions internes en organisant des élections rapides et décisives de ses dirigeants. Mais il constitue aujourd’hui une force politique considérablement amoindrie. Sous la direction d’Abdelilah Benkirane, le parti est retourné à une politique antérieure qui met en avant son identité islamique afin de revitaliser sa base. Les Frères musulmans jordaniens ont été confrontés à leurs propres divisions internes déclenchées par une faction réformiste, l’initiative ZamZam, qui a précipité la fragmentation de l’organisation. La monarchie jordanienne est ensuite intervenue pour accentuer ces divisions et affaiblir de manière décisive un acteur politique clé. Les Frères musulmans égyptiens sont dans une situation encore plus précaire. Ils ont en effet été contraints à l’exil après une sévère répression dans leur pays, divisés par des débats sur la stratégie à suivre, ne devant leur survie qu’à leurs réseaux personnels. Les islamistes de toutes ces organisations et d’autres encore se rencontrent régulièrement pour comparer leurs expériences et débattre des stratégies futures. Pour eux, le cas tunisien est important, car il semble montrer que même la modération comportementale et idéologique n’est pas une garantie contre la répression. L’expérience d’Ennahdha risque ainsi de décourager d’autres islamistes de suivre la même voie.
Existe-t-il encore un électorat qui soutienne le projet d’Ennahdha ? Bien que la pratique religieuse reste élevée au niveau individuel, les Tunisiens semblent se méfier de l’idée que la religion doive influencer la vie politique. Dans une enquête de l’Arab Barometer de 2021-2022, 72 % des Tunisiens interrogés ont déclaré considérer la pratique religieuse comme une affaire privée qui devrait être séparée de la vie sociale et économique. Lorsqu’on leur a demandé s’ils voulaient des lois fondées sur la volonté du peuple ou sur la charia islamique, une majorité écrasante a répondu qu’elle voulait des lois entièrement ou principalement fondées sur la volonté populaire, ou fondées à parts égales sur la volonté populaire et la charia. Une majorité ne pense pas que le pays se porterait mieux si des religieux occupaient des postes publics au sein de l’État. De telles tendances encouragent certains anciens fidèles d’Ennahdha à repenser leur projet politique, en favorisant une ligne de centre-droit non religieux, mais conservateur. Comme me l’a déclaré Mekki, qui a mené la scission d’Ennahdha en 2021 et a ensuite créé son propre parti :
L’islam est devenu une source de clivage. Le conservatisme est un moyen d’initier une nouvelle vision.
Pourtant, les identités religieuses restent une puissante force de mobilisation. Certains entrepreneurs politiques tentent de supplanter Ennahdha par sa droite. La Coalition Karama, dirigée par Seifeddine Makhlouf, a brandi les objectifs du soulèvement et des questions socialement religieuses et conservatrices. Elle a obtenu près de 6 % des voix aux élections de 2019 et 21 sièges à l’assemblée. Kais Saied lui-même a accordé à la religion un statut beaucoup plus affirmé dans sa nouvelle constitution de 2022. Dans son article 5, celle-ci définit la Tunisie comme faisant partie de la nation islamique et donne à l’État le pouvoir d’œuvrer à la réalisation des « objectifs supérieurs du véritable islam », les « maqasid ». Saied est allé plus loin qu’Ennahdha dans l’introduction d’éléments islamiques dans la constitution et a presque semblé codifier la religion en tant que droit positif, bien que son sens soit peut-être intentionnellement ambigu. Ce fort référentiel religieux s’intègre dans la compétition menée pour monopoliser l’autorité religieuse et pour assurer la survie politique de son régime socialement conservateur, à l’instar des autoritaristes de toute la région.
Ennahdha, comme d’autres groupes islamistes, a survécu à de longues périodes de répression et s’est révélée être une organisation politique très adaptable. Il est peu probable qu’elle disparaisse, même si elle devra peut-être une fois de plus se réinventer. Mais le défi le plus urgent pour Ennahdha, ainsi que tous les autres partis d’opposition, est de présenter une alternative politique viable au régime actuel. À une époque où les Tunisiens sont de plus en plus désengagés de la politique et désillusionnés par les promesses de la démocratie, cela pourrait s’avérer pour tous le plus grand défi.
من باب الأمانة الصحفية، أذكروا المقال باللغة الأصلية للكاتب وهو الآتي:
https://www.cambridge.org/gb/universitypress/subjects/politics-international-relations/middle-east-government-politics-and-policy/inside-tunisias-al-nahda-between-politics-and-preaching
للأمانة، الباحث كتب هذا المقال خصيصا لنواة باللغة الأنجليزية و قمنا بترجمته للعربية. بإمكانك التثبت من هذا على الرابط التالي