« Le partenariat maudit » est un livre publié en arabe par deux journalistes tunisiens, Houcine Ben Amor et Bahija Belmabrouk. L’ouvrage est présenté comme une enquête sur le litige opposant l’Etat tunisien à ABCI Investments Limited au sujet de la Banque Franco-Tunisienne (BFT). D’après Hamida El Bour, directrice de l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information (IPSI), cet ouvrage vise à « démêler les fils de l’affaire de la Banque Franco-Tunisienne » et à « présenter une image complète d’une histoire traitée par les médias mais sans en examiner les détails avec la profondeur et la minutie nécessaires ». Vaste projet et très grande ambition.
Un travail d’investigation a ses règles très strictes qui doivent toutes être respectées. Son ou ses auteurs doivent, comme un témoin devant un tribunal, dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Houcine Ben Amor et Bahija Belmabrouk l’ont-ils fait ? On peut en douter.
En réalité, ce livre tient un peu de l’enquête et beaucoup du réquisitoire. Il est politiquement motivé et vise à servir une cause. En choisissant d’occulter certains faits, et en tronquant d’autres, les deux journalistes ont pris des libertés avec la vérité.
D’ailleurs, les deux journalistes annoncent d’emblée la couleur. Dans l’introduction, les auteurs de la vraie-fausse enquête –qu’ils présentent à tort comme le premier travail d’investigation sur cette épineuse affaire- clament sans détours (en page 8) qu’ils n’entendent pas céder à la tentation d’accumuler « les piles de documents fuités ». Les documents fuités en question ont été dévoilés par les journaux et sites web tunisiens (dont en particulier Nawaat, webmanagercenter, kapitalis, etc.) qui, profitant du vent de liberté qui a soufflé sur le pays depuis le 14 janvier 2011, ont publié des dizaines d’enquêtes et d’articles sur l’affaire de la BFT. Ils y ont révélé des aspects inconnus de cette affaire et ont de ce fait mis à mal la version des autorités.
Tout journaliste professionnel qui se respecte doit obligatoirement tenir compte de ce que ses confrères ont écrit avant lui sur un sujet donné, et essayer d’aller plus loin en apportant des informations et un éclairage supplémentaires.
Houcine Ben Amor et Bahija Belmabrouk ont choisi de ne pas le faire. Ce choix n’est pas fortuit et encore moins innocent. La cause de cet « oubli » volontaire est toute simple : les révélations apportées par les écrits antérieurs à ce livre au sujet de l’affaire de la BFT contredisent la thèse que les deux journalistes cherchent à accréditer. Quelle est cette version et comment s’y sont-ils pris pour l’imposer?
La thèse d’Ennahdha
La thèse défendue par Houcine Ben Amor et Bahija Belmabrouk est tout bonnement celle du mouvement Ennahdha et de ce qu’on appelle l’Etat profond et de l’Etat tout court. Deux entités avec lesquels le parti islamiste a su composer une fois arrivé au pouvoir après avoir remporté les élections du 23 octobre 2011, ayant donné naissance à l’Assemblée Nationale Constituante (ANC).
Cette thèse consiste à transformer une affaire d’expropriation –celle de la BFT- en un vaste complot visant à porter atteinte aux intérêts de l’Etat tunisien, dans le cadre duquel la société ABCI Investments Limited et Abdelmajid Bouden, ancien actionnaire et l’ancien président du conseil de la BFT, auraient mal agi.
Lorsque cette thèse lui a été soumise pour la première fois, ce tribunal arbitral a suspendu la procédure arbitrale pour permettre à l’Etat tunisien de produire les documents prouvant que ses allégations sont fondées. Il ne l’a jamais fait.
Après avoir étudié et vérifié les versions des deux parties, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a fini par trancher. Et en l’occurrence, il a donné raison à la société ABCI Investments Limited. Le 17 juillet 2017, le CIRDI a désigné l’Etat tunisien comme responsable de l’expropriation de l’actionnaire majoritaire de la BFT, de déni de justice, de manquement à son obligation de traitement équitable et de mauvais traitement envers cet investisseur étranger.
Le livre de Houcine Ben Amor et de Bahija Belmabrouk occulte totalement ce tournant décisif dans l’affaire de la BFT qui ouvre la voie à la condamnation de l’Etat tunisien à payer des dédommagements à la société ABCI Investments Limited. Il parle seulement, en une phrase, du coût exorbitant de cette décision.
Complotisme
Les deux journalistes épousent aussi la thèse complotiste concernant le procès verbal de règlement amiable signé par les deux parties le 31 août 2012. Ils reprennent à leur compte la thèse des autorités d’après laquelle le conseiller rapporteur auprès du Contentieux de l’Etat, Hamed Nagaoui a signé ce document dans leur dos, c’est-à-dire sans avoir reçu d’instruction claire et ferme pour le faire. Ne s’agirait-il pas plutôt d’une répartition des rôles entre ce haut fonctionnaire et l’Etat ? Un document dévoilé par les deux journalistes autorise à se poser cette question.
Il s’agit du procès verbal d’un conseil des ministres tenu le 2 juin 2011 lorsque le gouvernement était dirigé par feu Béji Caïd Essebsi. On y apprend que les présents sont tombés d’accord –donc y compris le premier ministre- pour informer le CIRDI que la partie tunisienne accepte le principe de la conciliation avec la partie adverse « pour prouver la bonne foi de l’Etat tunisien », mais aussi « parce que cela chatouille les sentiments des arbitres, ni plus ni moins ». Surtout, les présents ont insisté sur le fait que « cette position ne vaut pas accord de conciliation ».
Ces propos tendent à prouver que la partie tunisienne ne cherchait pas véritablement un règlement amiable avec la partie adverse mais seulement à gagner du temps. De ce fait, il s’agissait de ne pas laisser de trace écrite des discussions sur le règlement à l’amiable. Et comme cela est rappelé dans le livre, la consigne de l’Etat tunisien était de ne signer aucun procès verbal à ce sujet.
Mais, ce que les deux journalistes ignorent ou occultent c’est que par la suite, l’Etat tunisien a dû changer de position et accepter de signer un procès verbal lorsque le CIRDI a informé les deux parties qu’il ne pouvait plus prolonger la suspension de la procédure arbitrale et exigé d’avoir un compte rendu des discussions. D’ailleurs, une source proche du dossier, assure que l’avocate de la partie tunisienne Elisabeth Michou elle-même lui a conseillé de signer un procès verbal. Et elle l’a fait seulement pour gagner du temps.
Houcine Ben Amor et Bahija Belmabrouk –qui ont pourtant longuement traité de celui du gouvernement dirigé par Béji Caïd Essebsi- ont aussi réussi le tour de force de ne jamais parler du rôle des gouvernements de la Troïka et de leurs chefs Hamadi Jebali et Ali Laarayedh. Comme si Ennahdha n’avait jamais été au pouvoir, gouverné et contrôlé totalement et ouvertement le pays pendant plus de deux ans, avant d’y être associé de manière moins visible mais non moins réelle jusqu’au 24 juillet 2021. La manœuvre vise à accréditer l’idée que le parti islamiste n’a rien à voir et ne s’est pas impliqué dans l’affaire de la BFT, ce qui est archi faux. En réalité, les gouvernements d’Ennadha et ceux auxquelles elle a participé ont saboté –comme les autres, mais pour d’autres raisons- le processus de recherche d’une solution amiable parce que le parti islamiste voulait racheter la BFT à son actionnaire majoritaire –et a fait une proposition dans ce sens- afin d’en faire une banque islamique. Mais ça aussi le livre de Houcine Ben Amor et Bahija Belmabrouk n’en a pas soufflé mot. Et cela encore une fois n’est guère étonnant, car si Houcine Ben Amor n’est peut être pas adhérent d’Ennahdha, il n’en est pas loin non plus. En effet, l’auteur du livre –qui a d’ailleurs quitté la Tunisie après le 25 juillet 2021 pour s’installer à Istanbul- travaille pour deux médias acquis au parti islamiste, Zitouna TV, créée par Oussama Ben Salem, fils de Moncef Ben Salem, et le site web Arab 21. Ce qui ne lui permet pas d’être objectif, comme l’exige tout travail d’investigation, mais le met plutôt dans l’inconfortable position de la voix de son maître.
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