« Nous avons signé trois accords : un accord de soutien direct au budget tunisien dans le secteur des énergies renouvelables et de l’efficience énergétique, une nouvelle ligne de crédit pour les petites et moyennes entreprises tunisiennes et un accord-cadre de coopération dans le secteur de l’université et de l’enseignement supérieur », a déclaré la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, lors d’une conférence de presse tenue le 17 avril à Carthage. Dans l’élégante salle du palais présidentiel, le regard allant du pupitre à la caméra, Mme Meloni s’est adressée à un public d’interlocuteurs inexistant puisque l’accès à l’événement avait été interdit à la presse tunisienne et étrangère. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que ce format surréaliste est mis en scène : en juin 2023, au même endroit, la première ministre s’était adressée à la presse, sans toutefois lui permettre d’assister à la réunion.
« L’allergie de Meloni aux journalistes est désormais systématique, se parler à elle-même n’implique aucune question, et la propagande de la femme seule aux commandes est servie », a commenté le chef du groupe Alleanza Verdi e Sinistra, Peppe De Cristofaro.
De fait, au cours des cinq derniers mois, la première ministre n’a participé qu’à une seule conférence avec des journalistes. En outre, un an et demi après son entrée en fonction, son gouvernement a déjà engagé six actions en justice distinctes à l’encontre des journalistes du quotidien Domani « pour accès abusif et divulgation de secret » dans le cadre d’une enquête sur le financement illégal de partis et le blanchiment d’argent impliquant des mafiosi, des lobbyistes et le ministre de la défense Guido Crosetto. Quatre autres accusations ont été portées contre des historiens et des intellectuels italiens, et le syndicat des journalistes de la RAI dénonce depuis longtemps l’ingérence politique constante dans la télévision publique, y compris l’intimidation, la censure et les tentatives des gestionnaires et des directeurs de réseau d’influencer sa programmation.
Le plan Mattei pour l’Afrique
Accompagnée en Tunisie par le ministre de l’Intérieur Matteo Piantedosi et la ministre de l’Université et de la Recherche Anna Maria Bernini, Meloni a annoncé un investissement d’environ 100 millions d’euros pour construire avec le pays nord-africain « une coopération sur un pied d’égalité », comme le prévoit le Plan Mattei présenté au Sénat le 29 janvier.
Cette stratégie de grande envergure vise à construire un nouveau partenariat entre l’Italie et les États africains et emprunte son nom à l’ancien président de l’Eni, Enrico Mattei, connu pour son approche égalitaire du continent après des siècles d’exploitation coloniale aveugle. Ce dernier fut tué en 1962 dans un attentat, après des années de lutte pour l’indépendance énergétique de l’Italie. Une question demeure : comment la figure de Mattei peut-elle correspondre à la politique menée par Giorgia Meloni, celle des ports fermés, des rapatriements forcés, des accords bilatéraux conçus principalement pour bloquer les flux migratoires ?
Neuf pays ont été impliqués jusqu’à présent : le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, l’Égypte, la Côte d’Ivoire, l’Éthiopie, le Kenya, la République démocratique du Congo et le Mozambique. Les domaines d’action couvrent l’éducation, l’agriculture, la santé, l’énergie et l’approvisionnement en eau.
Mais les véritables objectifs de cet énième déplacement – le quatrième en quelques mois – concernent avant tout la question migratoire, un sujet particulièrement brûlant notamment dans la perspective des élections européennes des 8 et 9 juin prochain. En effet, après la baisse des départs durant la saison hivernale, on assiste depuis le début du Printemps à une augmentation progressive des débarquements : le Viminale du 15 avril fait état « d’au moins 16 090 arrivées irrégulières depuis le début de l’année », dont 60 % depuis le 15 mars.
Dans son monologue à huis clos, Mme Meloni a donc insisté sur la nécessité de lutter contre les réseaux des trafiquants, d’augmenter les rapatriements et de garantir des voies d’entrée légales en Italie en limitant autant que possible les départs.
Les accords bilatéraux italo-tunisiens
En décembre 2023, le ministère italien de l’Intérieur a alloué 4 800 000 Euros à la remise en état et au transfert de 6 patrouilleurs à la Garde nationale tunisienne (G.N.). Ce financement a été contesté par l’Association pour les études juridiques sur l’immigration (ASGI), ARCI, ActionAid, Mediterranea Saving Humans, Spazi Circolari et Le Carbet, qui ont déposé un recours auprès du tribunal administratif régional du Latium.
« Nous pensons que les actes par lesquels le gouvernement a organisé le transfert des patrouilleurs violent la législation nationale, en premier lieu celle qui établit l’interdiction de financer et de transférer des armements à des pays tiers responsables de graves violations des conventions internationales sur les droits humains », explique Adelaide Massimi, coordinatrice du projet Sciabaca&Oruka – Oltre il Confine de l’ASGI, qui s’oppose aux politiques qui limitent illégitimement la liberté de circulation et le droit d’asile.
En outre, comme le précise le communiqué, la décision a été prise sans qu’y soient associés « le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Défense ainsi que les multiples organes de consultation et de contrôle qui jouent un rôle fondamental dans les mécanismes procéduraux complexes de planification, de vérification et d’autorisation établis par la loi 185/1990 dans le but de contrôler le flux de circulation des matériels d’armement à l’intérieur et à l’extérieur de l’UE ».
En Tunisie aucun port n’est sûr
Selon de nombreuses organisations internationales, dont Human Rights Watch, l’Organisation mondiale contre la torture et les Nations unies, le gouvernement tunisien est responsable de graves violations des droits de l’homme, tant lors des interceptions en mer qu’après le débarquement des migrants, ce qui empêche le pays d’être considéré comme un « port sûr » en vertu de la convention sur la recherche et le sauvetage maritime (SAR).
Après son discours à la nation en février 2023, le gouvernement de Kais Saïed a également initié une politique ouvertement raciste et répressive à l’encontre des migrants, déclenchant une vague massive de représailles et d’agressions de la part de la population.
En juillet 2023, alors que le « Protocole d’Accord » entre l’Union européenne et la Tunisie était en cours de signature, la Garde Nationale tunisienne a procédé aux premières déportations de milliers de personnes originaires des pays subsahariens et du Soudan dans le désert.
« La Tunisie ne sera pas une terre d’accueil pour ces immigrés, ni un point de passage pour eux. […] Des sommes colossales sont venues de l’étranger au profit des immigrés africains et au profit de réseaux et d’associations qui prétendent faussement les protéger », a déclaré Kaïs Saïed lors de la réunion du Conseil de sécurité du 6 mai. Depuis, quatre personnes ont été placées en détention provisoire pour des chefs d’accusation allant de l’association de malfaiteurs en vue d’aider les migrants à entrer illégalement dans le pays au blanchiment d’argent et au détournement de fonds. Il s’agit de deux membres du Centre tunisien des réfugiés (Ctr), de l’ancienne présidente de Terre d’Asile en Tunisie, Sherifa Riahi, et de Saadia Mosbah, militante antiraciste et présidente de l’association Mnemty.
Enfin, un récent décret a établi la création d’un « Centre national de coordination des opérations de recherche et de sauvetage en mer » au sein des services de la Garde côte tunisienne. « Cette structure sera le vis-à-vis local du Centre de coordination du sauvetage en mer (MRCC) européen, qui coordonne recherche et sauvetage avec des centres dans les pays riverains de la Méditerranée. Ce partage des tâches semble confirmer que l’Union européenne, comme évoqué en septembre 2023, a bel et bien attribué une zone de sauvetage et de recherche (SAR) à la Tunisie, puisque selon les règles communautaires, le MRCC n’opère qu’avec des pays dont la zone SAR a été définie », a commenté sur Jeune Afrique la journaliste Frida Dahmani.
Le précédent libyen et le nouveau protocole d’accord avec l’Egypte
La Libye bénéficie depuis longtemps d’un espace SAR totalement irrégulier grâce à la couverture complice de l’Italie tandis que l’Égypte figure désormais sur la nouvelle liste des ports éligibles au rapatriement, malgré la répression féroce des droits humains et des droits civils, les arrestations arbitraires, la persécution des minorités et de la communauté LGTBQIA+, la censure des médias, les abus et le refoulement illégal dont sont victimes les réfugiés de la guerre civile soudanaise.
Le 17 mars, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen et le Président égyptien Abdel Fattah al-Sissi ont également signé le protocole d’accord le plus coûteux jamais conclu pour financer six « domaines d’intérêt mutuel » : l’intensification du dialogue politique, la stabilité macroéconomique, le développement d’investissements et d’échanges durables, la consolidation du secteur de la sécurité, le développement du capital humain et, bien sûr, la migration et la mobilité.
« La meilleure façon de lutter contre l’immigration illégale est de réaffirmer le droit de ne pas émigrer en Europe », a souligné Mme Meloni peu après la réunion, à laquelle ont également participé le chancelier autrichien Karl Nehammer, le président chypriote Nikos Christodoulides, le premier ministre belge Alexander De Croo et le premier ministre grec Kyriakos Mītsotakīs.
Le cas honteux de l’Albanie
Finalement, en novembre dernier, le gouvernement italien a signé un accord avec le Premier ministre albanais Edi Rama sur la concession gratuite à l’Italie de deux zones appartenant à l’Etat albanais pour l’établissement de deux hotspots destinés à accueillir les étrangers en situation irrégulière et les demandeurs d’asile interceptés dans les eaux internationales.
Le 15 février dernier, le Sénat italien a approuvé le projet de loi et, le 29 janvier, la Cour constitutionnelle albanaise a également donné son feu vert à sa ratification par le Parlement.
Le protocole, d’une durée de cinq ans et renouvelable par tacite reconduction pour cinq années supplémentaires, soulève de nombreuses et cruciales questions éthiques et juridiques. « En vertu de l’accord, les personnes resteraient à bord des navires plusieurs jours avant d’atteindre l’Albanie », a expliqué Matteo De Bellis, chercheur sur les migrations et l’asile à Amnesty International.
Cette distorsion des règles de recherche et de sauvetage maritime est dangereuse, met des vies en danger et affecte des personnes qui sont déjà dans une situation vulnérable en raison des circonstances de leur voyage, marquant ainsi un chapitre honteux pour l’Italie.
Matteo De Bellis
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres », écrivait Antonio Gramsci (1), philosophe marxiste, journaliste et secrétaire général du Parti communiste italien, condamné par le Tribunal spécial fasciste à vingt ans d’emprisonnement en 1926.
Ses mots, plus que jamais d’actualité aujourd’hui, résonnent comme un sombre et inquiétant présage.
(1) A. Gramsci, “Lettres de la prison”.
Cet article, initialement publié sur Babelmed, a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassembleMaghreb Emergent,Assafir Al-Arabi,Mada Masr,Babelmed,Mashallah News,Nawaat,7iber etOrient XXI
iThere are no comments
Add yours